Le monde grec antique : c’est une gageure de vous en parler en bloc, comme si depuis le monde d’Homère et la fondation des jeux olympiques (datée traditionnellement de 776 avant notre ère) à leur interdiction par l’empereur Théodose en 393 de notre ère, dans ce gros millénaire, tout était resté identique, ce qui n’est, bien sûr, pas du tout le cas. Cependant, ce qui complique les choses, c’est que sur les origines et les premiers siècles des jeux olympiques, ce sont des témoignages postérieurs, ceux de Pausanias au second siècle de notre ère, de Philostrate au début du troisième siècle, qui donnent souvent les renseignements les plus précis, mais souvent aussi impossibles à vérifier. Heureusement, nous avons aussi la documentation figurée, très riche, et souvent magnifique, dont une exposition du Louvre vous donnera sous peu un aperçu (« L’Olympisme, une invention moderne, un héritage antique ») — j’en utilise quelques éléments —, et nous avons aussi le témoignage des œuvres archaïques et classiques, de la poésie à la philosophie en passant par la médecine, que j’utiliserai ce soir, avec une attention particulière pour la médecine. Je me concentrerai aujourd’hui surtout sur la partie que je connais le moins mal, à savoir la période classique des Ve et IVe s. avant notre ère, tout en évoquant aussi les prolongements de l’époque romaine que nous font connaître Pausanias et Philostrate, avec une attention particulière pour Galien, qui revendique une filiation en partie imaginaire avec Hippocrate.
1. La lutte pour la victoire
Commençons par quelques faits de vocabulaire qui sont éclairants sur la très longue durée, au-delà même de l’Antiquité. Aucun mot grec ne correspond exactement à notre mot « sport », ce qui marque d’emblée la grande différence entre eux et nous. Mais le mot « athlète », comme vous le savez, vient du grec. Il existe dès Homère un mot athlos (ἄεθλος ou ἆθλος par contraction) qui réfère à toute sorte de lutte, de combat, d’épreuve, y compris lorsque la lutte se passe dans le cadre d’un concours. Le neutre ἄεθλον ou ἆθλον désigne le prix, la récompense du vainqueur du concours. « L’athlète » (ἀθλητής), c’est donc, non pas celui qui cherche à battre le record du monde de sa discipline — une telle notion est étrangère au monde antique, dans lequel, d’ailleurs, les mesures de longueur ou de poids sont loin d’être codifiées comme elles le sont chez nous et varient d’une cité à une autre —, mais c’est le lutteur pour le prix de la victoire et la gloire qui lui est associée. La notion de compétition pour la victoire est fondamentale. C’est vrai à tel point qu’un autre mot qui désigne les fêtes des concours, à savoir ἀγών, qui est originellement un dérivé du verbe ἄγω « mener » et qui devrait signifier donc « rassemblement », a pris non seulement le sens spécialisé de « rassemblement pour les jeux », mais celui de « combat, lutte » et même « procès », pour référer, donc, à un combat ou une lutte qui peuvent être angoissants et décider de la vie ou de la mort, ce que finit par signifier le dérivé ἀγωνία, d’où est issue notre agonie. Voilà un horizon social déjà dessiné, celui d’une compétition qui va bien au-delà du « sport », le rude combat pour la victoire, à la guerre, au tribunal, comme à la palestre et au gymnase, ces deux lieux de l’entraînement sportif pour les garçons et les hommes, les femmes étant presque entièrement exclues des concours. « Palestre », justement (παλαίστρα) est un dérivé de παλαίω, « lutter » ou de παλή, « lutte » : c’est le lieu où on lutte, toujours la lutte ! Quant à « gymnase », γυμνάσιον, c’est un dérivé de γυμνάζομαι, « s’entraîner », lui-même dérivé de γυμνός, « nu, sans vêtement, sans arme », qui réfère à une seconde caractéristique du « sport » grec : il s’exerce nu, ou quasiment nu. La lutte pour la victoire, donc, mais le plus souvent sans armes, dans un cadre de paix, ce que marque la période de trêve qui accompagne les jeux olympiques.
Une petite parenthèse ici. Il est de bon ton de soutenir que cette recherche de la victoire n’a rien à voir avec nos jeux du stade, ce qui me semble pour le moins excessif. De plus, on ne peut négliger le fait que ce principe de la compétition pour la victoire a été transformé par divers penseurs du XIXe s. et du XXe s. en une sorte d’idéal de civilisation, d’une civilisation d’essence aristocratique qu’on a voulu transposer dans le monde moderne, et même en une caractéristique fondamentale de l’esprit humain. « L'ensemble de la vie grecque a été une compétition de forces déchaînées, une compétition entre races et cités, dans la guerre et dans la paix, dans l'art et dans la science, par opposition à la vie de plaisir de l'Orient, à la surestimation de la possession et de l'avoir » (Ernst Curtius, 1856). Telle aurait donc été donc la vie « à l'occidentale » qu'on opposait alors à une vie « à l'orientale ». Jacob Burckhardt, plus tard, lia, non sans une nostalgie que partageait son collègue de Bâle, Friedrich Nietzsche, « cet esprit de jeu et de compétition entre égaux » à la mentalité aristocratique de l'archaïsme grec. La liberté et l'égalité entre citoyens ayant accès aux mêmes honneurs et aux mêmes privilèges était selon lui la condition sine qua non de cette civilisation « agonale » dont il salue les idéaux, en stigmatisant les dérives du monde commerçant dans lequel il vivait. Pour lui, en effet, l'idéal bourgeois de la « concurrence » et de l'enrichissement détournait l'esprit d'un agôn tourné vers la seule « excellence ». Le terme agôn joua ensuite un grand rôle dans la naissance de la sociologie du jeu, avec Johan Huizinga et Roger Caillois, ce dernier nommant agôn les jeux de « compétition », les « combats », « où l'égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s'affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur ». Le mot grec permettait désormais de saisir, non pas un trait d'une civilisation donnée, fût-ce la civilisation occidentale, mais un aspect essentiel de l'Homo ludens, une donnée fondamentale de l'humanité en général. Au même moment se développaient les Jeux olympiques, avec une ambition universelle comparable, pour créer « une aristocratie, une élite (...), mais une élite qui soit une chevalerie » (Pierre de Coubertin, en 1935, très élitiste toujours, même s’il se revendique aussi de l’esprit démocratique). L'exaltation de « l'agonal » a conduit aussi, dans une perspective tout aussi universalisante, aux pires légitimations de la guerre comme « compétition agonale ». Cette notion de compétition a même influé sur les théories éducatives, par exemple par le biais d'un ouvrage fameux sur l'éducation dans la Grèce antique, Paideia, de Werner Jaeger, qui fut suivi (sur ce point) en France, d'une façon assez paradoxale, par Henri-Irénée Marrou dans un ouvrage non moins fameux sur l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité : l'idéal de l'agôn aurait donc fondé une certaine tradition éducative, dans laquelle les maîtres enseignent à leurs disciples, selon l’enseignement du vieux Pélée à son fils Achille que rappelle le vieux Nestor dans l'Iliade, à « être toujours le meilleur et à dépasser les autres » (αἰὲν ἀριστεύειν καὶ ὑπείροχον ἔμμεναι ἄλλων, Iliade 11, 784). Ce vers est devenu une sorte de leit-motiv de la civilisation « agonale », tout comme l’anecdote fameuse opposant les Grecs soucieux avant tout de l’arétè et les Perses ne pensant qu’à la richesse, que rapporte Hérodote (8, 26), selon laquelle, il y a 2400 ans, en 480, le fils du Perse Artabane, Tritantaichmès, s'exclame en apprenant comment se déroulaient les compétitions athlétiques des Grecs à Olympie et quelle était leur récompense, à savoir seulement, en principe, une couronne de laurier (les jeux étaient dits ἀγῶνες στεφανίται, « concours dont le prix est une couronne de laurier ») : « Holà, Mardonios, contre quels hommes nous envoies-tu combattre, qui n'entrent pas en compétition pour l'argent, mais pour l'excellence (arétè) ! ». Fin de la parenthèse.
2. L’exemple du lutteur Aristoménès
Revenons aux concours de la Grèce classique et prenons maintenant un exemple bien concret de victoire athlétique, emprunté à Pindare, dont les odes, comme celles de Bacchylide, ont justement pour fonction de célébrer les vainqueurs dans les quatre grands concours panhelléniques.
Ces quatre concours sont loin d’être les seuls, mais ce sont les plus connus. Il s’agit des jeux olympiques à Olympie (14 odes de Pindare leur sont consacrées : 6 pour des courses hippiques —le plus souvent des courses de chars appartenant à de très grands personnages, souvent siciliens, 1 pour le pugilat des garçons, 1 pour le pugilat adulte, 1 pour la lutte des garçons, 1 pour la lutte adulte, 1 pour le dolique, ou course de demi-fond), des jeux pythiques à Delphes (12 odes : 7 pour des courses hippiques, 1 pour la lutte des garçons, 1 pour la course hoplitique, 1 pour la double course des garçons, 2 pour le stade des garçons, 1 pour le concours des aulètes), des jeux néméens à Némée (11 odes , dont 2 pour des courses hippiques, 2 pour le pancrace, 2 pour la lutte des garçons, 1 pour le pancrace des garçons, 1 pour le penthlate des garçons, 1 pour la lutte, et même 1 pour un prytane) et des jeux isthmiques à Corinthe (9 odes , dont 3 pour la course de char, et 5 pour le pancrace). Dans le cas des courses de char au moins, si fréquent chez Pindare, on voit bien les limites de l’anecdote que j’ai citée : la victoire offrait parfois bien plus qu’une couronne d’olivier, c’était une manifestation éclatante de la richesse et du pouvoir du propriétaire des chevaux, qui avait les moyens de s’offrir les services du poète. L’ἱπποτροφία de luxe n’était pas toujours bien vue, d’ailleurs : le roi de Sparte Agésilas II aurait, selon Xénophon (Agésilas 9), persuadé sa sœur Kyniska (« la petite chienne », ainsi nommée d’après le surnom de son grand-père) d’élever des chevaux et, quand elle eut remporté la victoire à Olympie (une femme, pour la première fois, en 396 !), il aurait expliqué que la victoire à la course de char prouvait seulement la richesse, mais en rien le courage (une femme !).
Mon exemple est plus ordinaire, si l’on peut dire, et montre que, comme on le voit déjà dans l’énumération qui précède, dans les autres épreuves aussi, aux couronnes d’olivier s’ajoutaient d’autres récompenses. Pindare offre ainsi, moyennant salaire, sa huitième Pythique à Aristoménès, de la famille des Midylides à Égine, un « garçon » vainqueur en 446 aux jeux de Delphes à la lutte (après avoir gagné à Égine, Mégare, Marathon et ailleurs), comme deux de ses oncles l’avaient été avant lui, mais à Olympie (on trouvera des compléments dans mon livre, La Cité grecque archaïque et classique et l’idéal de tranquillité, Les Belles Lettres, réédité en 2009). L’ode, avec d’autres récompenses prestigieuses, comme des vases peints, des statues ou des inscriptions honorifiques, ou encore, dans le cas d’Athènes et des jeux Olympiques, l’accès offert au Prytanée, vient donc en plus de la couronne d’olivier, et tout cela apporte la gloire à la fois à la cité d’Égine (à qui le poète s’adresse ici tout à la fin), à la famille (plusieurs fois mentionnée ici), au vainqueur : inversement, cette gloire a un prix qu’il faut payer, le salaire du poète et les frais de la représentation chorale de l’ode, comme ont un prix, le cas échéant, les statues et les vases en son honneur.
La lutte était, avec la course, l’un des concours les plus populaires, mais ne concernait évidemment pas le même type d’athlète : les coureurs étaient plutôt maigres des jambes, pas trop musclés, mais avec de fortes épaules, dit Philostrate à l’époque romaine (car les mouvements des bras sont importants pour gagner de la vitesse), les lutteurs plutôt massifs, avec des bras bien marqués, c’est-à-dire pourvus de veines profondes, susceptibles de faire venir le sang en abondance, une forte poitrine et des cuisses solides. Certains champions de lutte faisaient tellement peur à leurs adversaires qu’ils triomphaient sans même combattre, « sans poussière » (ἀκονιτί), c’est-à-dire sans avoir besoin de se couvrir le corps d’huile pour échauffer les muscles, puis de sable poussiéreux pour permettre les prises, avant le combat, puisqu’il n’y avait même pas de combat : le premier à triompher sans poussière fut, selon Pausanias, un certain Dromeus de Mantinée. Ce ne fut pas le cas du jeune Aristoménès, qui, pour vaincre, a dû, dit Pindare, terrasser 4 concurrents.
Les poètes, pour accroître la victoire, relient l’exploit du stade au passé mythique et aux héros de ce passé, dont ils rappellent les exploits. Homère fut l’un des premiers à décrire ces combats athlétiques du passé, comme, en ce qui concerne la lutte, le combat d’Aïas / Ajax et d’Ulysse (Iliade, 23, v. 710-715, trad. Ph. Brunet) :
Ils s’avancèrent tous deux, ceinturés, au milieu de l’arène.
Ils s’empoignèrent à bras-le-corps de leurs paumes robustes,
Comme les pièces croisées qu’un glorieux charpentier met ensemble,
Sur la haute maison, pour parer aux violentes rafales.
Ainsi les dos criaient sous la force des paumes farouches,
Tiraillés rudement ; la sueur coulait, ruisselante.
Les vases et la statuaire représentent aussi tantôt ces combats mythiques ou héroïques (par exemple Héraclès et Antée), tantôt des combats réels, qui se trouvaient donc côte à côte dans la vie quotidienne et que rapprochent les poètes.
Les poètes et céramistes ont aussi une fonction d’enseignement moral et religieux. Les amphores panathénaïques offertes aux vainqueurs ont sur l’une des faces une représentation de la déesse Athéna, parce que c’est elle qui a donné la victoire. La victoire dans des jeux qui sont consacrés à la divinité de Delphes, Apollon, est, de la même façon, un don d’Apollon, qui, avertit le poète, peut reprendre son don à tout instant. Je cite ici la traduction d’une partie de la fin de la huitième Pythique que j’ai proposée dans mon livre. Le poète y rappelle au jeune vainqueur la précarité de la vie humaine des hommes éphémères :
Êtres précaires. Qu'est-ce que quelqu'un ? Que n'est-il pas ?
L'homme : le rêve d'une ombre.
Mais quand vient la splendeur dieudonnée,
c'est une éclatante lumière sur les hommes, un temps de douceur.
Notons que quand Paul Valéry reprend ce texte en exergue de son poème si célèbre Le Cimetière marin, il ne cite que les deux premières lignes… La précarité humaine devient absolue, comme elle l’était déjà quand Sophocle, déjà, reprenait lui aussi ces mots dans son Aïas / Ajax, mais Sophocle, lui, reconnaissait, comme Pindare, la toute-puissance de la divinité (voir à ce sujet mon édition de la pièce, récemment publiée dans la collection Commentario des Belles Lettres).
Notons aussi, plus concrètement, que ce jeune Aristoménès, qu’avertit Pindare et qui a déjà remporté la victoire dans cinq concours au moins, appartenait manifestement à une famille où on pratiquait assidûment l’entraînement à la lutte et où on allait de compétition en compétition, un peu partout en Grèce. Ce n’étaient pas encore des professionnels, certes, mais tout de même déjà des spécialistes ne reculant pas devant les voyages loin de leur Égine natale, ni devant de longs entraînements, dans leur île, et ensuite, organisés par les arbitres des jeux, sur place avant les concours : un entraînement intensif et régulier était obligatoire, comme le dit Socrate dans une leçon qui vaut, cette fois, pour la cité athénienne aussi : « Je crois qu’à la façon de certains athlètes qui, en raison de leur grande supériorité et de leur domination, se laissent aller et ainsi deviennent inférieurs à leurs adversaires, de même aussi les Athéniens, après avoir joui d’une grande suprématie, en sont venus à se négliger et ont pour cette raison dégénéré » (Xénophon, Mémorables III, 5, 13, trad. Dorion).
3. Contempteurs et défenseurs de l’éducation athlétique
L’évolution vers le professionnalisme, et d’autres évolutions plus générales de la société, conduisirent à un progressif discrédit, en particulier dans les milieux intellectuels, de l’excès d’entraînement athlétique. En témoigne de la façon la plus éclatante un fragment conservé d’un drame satyrique qu’Euripide avait consacré au grand-père d’Ulysse, Autolycos, réputé à la fois pour avoir enseigné la lutte à Héraclès (donc, la discipline pratiquée par Aristoménès) et comme une sorte de patron des voleurs, ce qui en faisait un bon héros de drame satyrique (cette pièce comique qui suivait les trois tragédies proposées par chaque concurrent dans les concours tragiques). Lutteur et voleur : cela facilitait pour Euripide l’introduction de la satire de l’entraînement athlétique en général, quelle que soit la discipline pratiquée. Si le fragment a été conservé, c’est bien parce qu’il était représentatif de l’opinion de beaucoup de lettrés. Il commence d’une façon qui ne laisse guère d’ambiguïté : « De tous les fléaux innombrables qui frappent la Grèce, il n’y en a pas de pire que la race des athlètes. » Et ensuite, vient la justification de cette condamnation. Les athlètes sont incapables de s’occuper de leur patrimoine : « comment un homme esclave de ses mâchoires et dominé par son ventre pourrait-il accroître la fortune reçue de son père ? ». Ils sont incapables de supporter la misère de la vieillesse : « Ils brillent dans leur jeunesse et sont les idoles de leur cité, mais quand la vieillesse amère les atteint, ils ne sont plus que des loques ». Bref, il faut condamner leur inutilité sociale : à quoi bon « rassembler du monde pour eux et organiser en leur honneur le plaisir inutile du festin ». Ils sont même incapables de combattre réellement : « Quel est le champion de lutte, de course à pied, du lancer de disque, ou des coups dans la mâchoire dont la couronne a rendu service à sa cité ? (…) Vont-ils chasser les ennemis de la patrie en tapant de leurs poings sur les boucliers ? » (Euripide, Autolycos).
Ce dernier point, l’utilité de l’athlétisme pour la guerre, fait l’objet de critiques nombreuses des intellectuels : dans sa discussion de la nature du courage, le Lachès de Platon examine la question de l’épreuve sportive de l’hoplomachie, le combat en armes (une des épreuves des jeux), et Socrate pense montrer que même cette épreuve pourtant très ciblée ne prépare pas vraiment aux véritables combats de la guerre. On verra sous peu que Platon oppose l’entraînement complexe des pédotribes, finalement nuisible, à la gymnastique simple et utile que doit pratiquer le jeune futur gardien de sa cité idéale.
En revanche, quelqu’un qui passe une grande partie de son temps à ridiculiser Euripide et la rhétorique, le poète comique Aristophane, lui, met en scène le contraste entre la nouvelle éducation, rhétorique, qu’il condamne, et l’ancienne éducation, athlétique et il fait, lui, un grand éloge, dans ses Nuées (v. 1003-1019), de cette ancienne éducation, qui, seule, produit de vrais hommes :
C'est resplendissant, épanoui, que tu passeras ta vie dans les gymnases, au lieu de déblatérer sur la place du marché, toutes griffes dehors, comme on fait maintenant, ou de te tourmenter pour une vilaine mini-chicanerie engluante et contradictante. Tu reviendras, victorieux, couronné de souple roseau, en descendant à l'Académie sous les oliviers sacrés, en compagnie d'un chaste camarade de ton âge ; tu exhaleras le parfum du pois de senteur, de la tranquillité, du peuplier blanc au moment où il perd ses chatons, tu jouiras du printemps, quand le platane chuchote avec l'orme. Si tu fais ce que je te dis et que tu t'y appliques, tu auras toujours la poitrine resplendissante, le teint clair, les épaules larges, la langue courte, la fesse charnue et la verge petite. Mais si tu te conduis comme on le fait maintenant, tu auras le teint pâle, les épaules étroites, la fesse maigre, la verge longue et la proposition de décret à n'en plus finir !
Un vase, une amphore panathénaïque à figures noires des années 530 av. J.-C. attribuée au peintre Euphilétos (au MET), donc un siècle avant la pièce d’Aristophane, du genre de celles qu’on offrait au vainqueur, illustre assez bien cet idéal ancien de course entre camarades en pleine forme physique. « Poitrine resplendissante, teint clair, épaules larges, langue courte, fesse charnue et verge petite ». Il suffit de regarder tel ou tel autre vase (comme cette amphore de Berlin à figures rouges un peu plus récente, mais ancienne toujours par rapport à Aristophane) pour voir que c’est bien un idéal de beauté athlétique, et, on le voit sur cet autre vase, une coupe du Louvre à figures rouges du peintre Onésimos au tournant du Ve s., donc toujours bien avant Aristophane, où un athlète se lave de l’huile et de la poussière, un idéal de beauté tout court (avec l’inscription amoureuse καλός).
Mais revenons à la critique de l’athlétisme de haut niveau. Elle tient en partie au fait que l’entraînement devint de plus en plus raffiné et professionnel, grâce notamment aux efforts rivaux des maîtres des gymnases, les pédotribes, et des médecins.
4. Le régime des athlètes
On réunit sous le nom d’Hippocrate et de médecine hippocratique un ensemble de plusieurs dizaines de traités médicaux d’orientations très divergentes. Parmi ces traités, certains exaltent ce qu’ils considéraient comme une découverte majeure, à savoir l’invention d’un régime propre, pensait-on, à assurer la santé (ce que les Grecs appelaient δίαιτα, diaita, d’où notre « diète »), c’est-à-dire un régime équilibré entre les trois aspects de tout régime pour les Anciens, les exercices, l’alimentation et l’activité sexuelle. Par rapport à l’ancienne « médecine » (qui consistait seulement, disait-on parfois, à se nourrir d’une manière humaine, et non sauvage), c’était une nouvelle médecine, célébrée dans le traité De l’ancienne médecine. Un tel équilibre est décrit comme étant extrêmement complexe et fragile pour tout un chacun, au point qu’un médecin hippocratique écrit tout un traité Sur le Régime qu’il faut suivre. Cet équilibre dans le corps est nécessaire, dit le médecin, pour trouver aussi l’équilibre dans l’âme (Platon renverse, lui, la perspective, on le verra). Pour le médecin du Régime, la difficulté est le mélange de l’eau et du feu dans le corps. Pour d’autres médecins, l’équilibre à trouver était entre différentes « humeurs » du corps. Voici par exemple certains de ses conseils initiaux pour trouver la bonne mesure, à la fois par l’entraînement athlétique (γυμνάζεσθαι), les massages et les différentes « frictions » (effectuées par un spécialiste) avant et après l’exercice avec onction d’huile et bain de poussière, le régime alimentaire et le régime sexuel (1, 3-4) :
Il faut faire des courses rapides pour que le corps se vide de l’humide (…) Il ne convient pas de faire de la lutte, des frictions et des exercices (γυμνασίοισιν) de ce genre, de peur que, les pores se creusant davantage, on ne se remplisse de l’excès, auquel cas il est fatal que le mouvement de l’âme s’alourdisse (…) Il convient de recourir aux vomissements pour purger le corps si les exercices ne le font pas suffisamment (…) Les rapports sexuels seront plus fréquents lors des afflux de l’eau, moins fréquents lors des afflux de feu.
Plus loin dans son livre, il précise beaucoup plus en détail, par exemple, les types de course, habillée ou non, qui sont néfastes ou utiles en fonction de la saison et de la nature individuelle de chacun, puis les mouvements néfastes ou utiles des bras et les types de lutte, ordinaire, au sol, à la main, au ballon, ainsi que les différents usages de l’huile et de la poussière (par exemple 2, 63-65). Quand on veut « refroidir et dessécher », les conseils peuvent être infiniment précis et même quantifiés : « supprimer la moitié des exercices et le tiers des aliments, prendre du pain d’orge pétri d’avance, de farine grossière, du poisson sec bouilli, ni gras ni salé (…) La viande de ramier et de pigeon sera bouillie, celle de perdrix et de poule rôtie, sans condiments (…) Parmi les exercices, des courses simples rapides ; pas beaucoup de frictions, pas de lutte » (sauf exceptions, 3, 81, 2-3). De telles prescriptions pouvaient être mal reçues par les entraîneurs : près de six siècles plus tard, Philostrate, dans son traité sur la gymnastique, accuse la médecine d’avoir amolli, endormi et efféminé les athlètes par un régime alimentaire complexe et inadapté (du poisson !).
Les lecteurs du traité du Régime pouvaient être n’importe qui (ou du moins, précise l’auteur, n’importe qui qui a les moyens de suivre un régime de ce genre, qui dispose donc à la fois de loisir et d’argent, et, ajoutons-le, qui peut se faire lire le livre ou le lire lui-même…). Mais les athlètes des concours, les sportifs de haut niveau, sont, eux, de plus en plus astreints à un régime particulier, spécifique, et encore plus strict, lui aussi conçu comme une sorte de découverte extraordinaire. Pausanias nous apprend dans son livre 6 consacré à l’Élide que le premier à avoir utilisé un régime nouveau fut Dromeus de Stymphale, un coureur de demi-fond vainqueur 1 fois à Olympie, 2 fois à Delphes, 3 fois à l’Isthme et 5 fois à Némée, lui aussi, donc, un spécialiste : « On dit que ce fut lui qui imagina le premier de se nourrir de viande : jusque-là du fromage frais avait été la nourriture des athlètes » (6, 7, 10). Fromage frais et pain peu cuit, selon d’autres sources. Vient donc en sus la nourriture carnée. On comprend ce qu’Euripide voulait dire quand il condamnait les athlètes « esclaves de leur ventre ». Un autre traité, Sur la nature de l’homme, donne quelques indications à cet égard. Il évoque, tout à fait à la fin, après avoir parlé du régime en général, les deux activités athlétiques principales, la lutte et la course (c. 22) :
Ceux qui s’entraînent (τοὺς γυμναζομένους) doivent courir et lutter en hiver, en été lutter, mais peu, et supprimer la course ; ceux qui ont des courbatures à la suite de la course doivent passer à la lutte, et ceux qui en ont à la suite de la lutte passer à la course. C’est la meilleure méthode pour que la partie du corps qui est courbatue puisse se réchauffer et se reposer sans qu’il y ait interruption de l’entraînement.
Puis le médecin commente les cas de diarrhée après un entraînement : dans ce cas, il faut « réduire les exercices d’au moins un tiers et les aliments de moitié » (« du pain cuit émietté dans du vin, du vin très pur en très petite quantité »), et ne faire qu’« un seul repas par jour », car il est clair que le sportif en question ne parvient pas à digérer ce qu’il ingère (à le « cuire », dans le vocabulaire et la pensée grecques). Cet effort de quantification rejoint de façon remarquable les prescriptions du Régime. Il ajoute alors une remarque plus générale fort intéressante, qui, comme le note Galien dans son commentaire, concerne directement les spécialistes des gymnases et les sportifs lourds de haut niveau :
Cette sorte de diarrhée atteint surtout les individus à chair dense, soumis au régime forcé de la viande (ὁκόταν ἀναγκάζηται … κρεηφαγέειν), car leurs vaisseaux, étant resserrés, n’admettent pas les aliments ingérés. Ce type de nature est instable et tend vers les extrêmes, et le plein épanouissement de la santé dure peu chez de tels tempéraments corporels.
On pouvait donc « forcer à manger de la viande » certains athlètes, pratiquer une sorte de gavage par absorption de grandes quantités de viande, pour densifier la chair, et cela n’était pas sans risque.
Est-ce ce que le médecin d’un autre traité hippocratique, le traité De l’ancienne médecine (4, trad. Jouanna), avait à l’esprit quand il célébrait les découvertes des médecins de son temps, les découvertes de la nouvelle médecine par rapport à l’ancienne médecine, en s’appuyant justement sur le régime des athlètes, certainement des athlètes de haut niveau ?
Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’encore de nos jours, ceux qui s’occupent des exercices et de l’entraînement des athlètes (τῶν γυμνασίων τε καὶ ἀσκησίων) ajoutent sans cesse quelque découverte (προσεξευρίσκουσι) en appliquant la même méthode dans leur recherche pour déterminer quels sont les aliments et les boissons dont l’athlète triomphera au mieux et grâce auxquels il sera au summum de sa force (ἱσχυρότατος αὐτὸς ἑωυτοῦ).
Mener un athlète, par un régime contraint, à base de viande, au summum de sa force : mais il faut qu’il digère ce qu’il mange et boit, qu’il « triomphe » (ἐπικρατέειν) de la nourriture et de la boisson. Or un tel régime fait courir des risques à la santé de l’athlète. Au lieu d’un régime équilibré, on accroît excessivement la musculature. Le risque est souligné dans l’un des tout premiers aphorismes hippocratiques (Aphorismes 1, 3, trad. Magdelaine), ce traité célèbre qui résume en quelque sorte la médecine sous la forme de propositions brèves, faciles à mémoriser. La situation de cet aphorisme montre l’importance du sujet. Pour désigner les athlètes, le traité emploie un rare terme en -ικός, qui renvoie à une technique spécialisée, et le commente avec le même adjectif indiquant le caractère dangereux du régime (σφαλερός) :
Chez ceux qui pratiquent de façon technique les exercices physiques, un état de santé excellent est périlleux s’il atteint un degré extrême (ἐν τοῖσι γυμναστικοῖσιν αἱ ἐπ᾽ἀκρὸν εὐεξίαι σφαλεραί). Car il ne peut demeurer au même point, ni rester stationnaire ; or, puisqu’il ne reste pas stationnaire et qu’il ne peut plus s’améliorer, il ne peut, en conséquence, qu’empirer.
CQFD. La logique est imparable. Il faut donc faire maigrir… mais pas trop, conclut sagement l’aphorisme. Ainsi, l’euexia, qui dénote en principe la bonne disposition, le bon état du corps, peut être dangereuse, ce n’est pas toujours la santé, commente bien plus tard le médecin Galien, à l’époque romaine, en systématisant l’opposition entre le bon état naturel, conforme à la nature de l’individu, et le bon état artificiel, contraire à la nature, des athlètes, une opposition qu’on trouve déjà explicitement dans la Collection hippocratique. Comme le note Caroline Magdelaine, un autre médecin hippocratique note même, très concrètement, que les « corps entraînés et à la chair dense », c’est-à-dire les athlètes des concours, succombent plus vite que les autres à la pleurésie et à la péripneumonie (Prénotions coaques 392).
On comprend qu’entre les médecins, attentifs, disent-ils, à l’équilibre et à la mesure, et les entraîneurs, les pédotribes, qui recherchaient la meilleure forme possible pour les athlètes, il y avait à la fois des points communs et une sorte de concurrence pouvant conduire à la rivalité et aux reproches mutuels.
5. Le cas d’Hérodicos de Mégare (et de Sélymbrie)
Platon cite deux pédotribes célèbres, mais du premier, Iccos de Tarente, nous ne savons quasiment rien. Le second est Hérodicos de Sélymbrie (une cité grecque de Thrace où il émigra, lui qui était né à Mégare), dont nous savons plus de choses. Notez que les entraîneurs aussi voyageaient dans tout le monde grec, de l’Italie à la Thrace. On pourrait imaginer qu’Hérodicos ait rédigé un traité comme le traité du Régime si ce traité ne se livrait pas dans l’un de ses chapitres à une critique féroce des… pédotribes, accusés d’apprendre à leurs élèves à tricher, à voler et à user de violence (1, 24). En tout cas, c’était un intellectuel réputé. Platon cite à plusieurs reprises son nom et le mentionne même comme un « sophiste » déguisé en maître de gymnastique (Protagoras 316e), ce qui implique qu’il théorisait son enseignement à la façon des médecins. Il l’évoque aussi réglementant, comme le médecin du Régime, les promenades et les courses : il aurait pu proposer par exemple un aller-retour Athènes-Mégare, soit une promenade d’une trentaine de kilomètres (Phèdre 227d). Platon est plus précis dans la République, quand il traite de la façon dont les gardiens de la cité idéale doivent être éduqués, au livre 3. Il fait alors de cet Hérodicos l’inventeur de cette médecine des exercices dont nous avons vu quelques aspects et il stigmatise cette invention. Platon n’est en fait ni du côté d’Euripide, ni du côté d’Aristophane : il estime qu’il faut avant tout former « l’âme » des meilleurs citoyens, et n’ajouter, pour « le corps », qu’une formation athlétique « simple », bien éloignée du régime qu’on impose actuellement aux sportifs de haut niveau, dit-il. La gymnastique des gardiens doit les préparer à « la plus grande lutte » (τοῦ μεγίστου ἀγῶνος), la guerre, ils doivent être des « athlètes guerriers », ce qui exclut les régimes complexes et dangereux qu’on leur propose (3, 403e-404a). Il utilise manifestement dans son raisonnement des éléments que nous venons de lire chez les médecins hippocratiques.
La disposition de ces professionnels du sport (ἡ τῶνδε τῶν ἀσκητῶν ἕξις) serait-elle correcte pour eux ? — Peut-être. — Mais cet état favorise en fait l’assoupissement et il est dangereux (σφαλερόν) pour la santé. Ne vois-tu pas le temps qu’ils passent à dormir, et que ces sportifs, s’ils s’écartent un tout petit peu du régime (διαίτης) qui leur a été prescrit, tombent dans des maladies graves et violentes ? — Si.
On retrouve ici l’adjectif même des Aphorismes, σφαλερόν, et ce n’est pas un hasard. Or, selon Platon, c’est à Hérodicos, dit-on, qu’on doit cette passion pour les régimes complexes, et pas seulement ceux imposés aux athlètes (3, 406 a-b) :
Cette médecine de maintenant, qui accompagne les maladies comme l’esclave qui accompagne les petits enfants, les Asclépiades ne l’ont pas utilisé, dit-on, avant l’époque d’Hérodicos. Hérodicos était pédotribe et tomba malade : il combina alors gymnastique et médecine, ce qui commença par l’abîmer lui le premier, et fortement, avant d’en abîmer beaucoup d’autres. —Mais comment ? — En rendant sa mort plus longue.
Selon Platon, la médecine par le régime n’est qu’une façon de retarder l’échéance, d’arriver à la vieillesse « en ayant du mal à mourir en raison de son savoir (δυσθανατῶν ὑπὸ σοφίας) » ! Les héros de la guerre de Troie, eux, mouraient d’un seul coup, en braves, alors que les athlètes et les patients de la médecine du régime passent leur vie à moitié morts, à agoniser !
Ici, il faut signaler un point très curieux. Dans les traités médicaux qui forment la Collection hippocratique, aucun médecin n’est appelé par son nom, ni en tant qu’auteur, ni en tant que personne citée. Aucun, sauf un certain Hérodicos, dont la cité n’est pas indiquée. Nous connaissons un autre Hérodicos médecin, frère de l’orateur Gorgias, originaire de Léontinoi en Sicile, et un troisième Hérodicos par l’Anonyme de Londres, un papyrus qui retrace l’histoire de la médecine, originaire de l’île de Cnide, et associé souvent à un célèbre médecin cnidien, Euryphon. Galien connaît cet Hérodicos de Cnide, mais quand il commente le passage de la Collection hippocratique citant un Hérodicos, il écrit explicitement que « Platon lui aussi a mentionné cet Hérodicos et a dit qu’il utilisait beaucoup les promenades ». Nous ferons ici comme lui et considérerons qu’il s’agit de la même personne, Hérodicos de Mégare, un pédotribe ou un médecin, ou bien un pédotribe et un médecin à la fois. Et voici le passage hippocratique qui le mentionne (Épidémies VI, 3, 18-19), dans une traduction personnelle, qui tient compte de la version arabe du commentaire de Galien. Il est encore plus critique que les remarques de Platon, puisque le pédotribe n’est plus accusé de faire mourir à petit feu, mais carrément de tuer ses patients :
Hérodicos tuait les patients fiévreux avec beaucoup de promenades et de luttes, en les échauffant : c’est mauvais. La fièvre est opposée aux luttes, aux promenades aux courses, aux frictions. C’est ajouter un mal à un mal. Gonflement des vaisseaux, rougeur, lividité, pâleur, douleur molle dans les flancs.
Pour ne pas souffrir de la soif : fermer la bouche, se taire, introduire de l’air froid avec de la boisson.
Galien rattache la remarque sur la soif à ce qui précède et note qu’elle a le mérite « de clarifier le fait que le régime d’Hérodicos pour les patients fiévreux est erroné et que son traitement est mauvais. Car on ne doit pas chercher un régime échauffant au point qu’il donne soif ». Manifestement, Hérodicos semble avoir été partisan de traiter le mal par le mal, et il avait tort, selon Hippocrate et Galien, de faire ce choix irrationnel. Aux risques inhérents au régime forcé des athlètes, s’ajoutaient donc les risques de traitements imposés contrairement à toute mesure, ce critère fondamental.
6. Prestige et fragilité des athlètes
Il y a en plus, bien sûr, le risque de la défaite et des conséquences des combats à répétition, dans le cas des sports de combat. La fragilité des athlètes lourds, les plus forts et les plus solides en principe, est un leitmotiv de l’art et de la pensée antique. Je n’en prends qu’un exemple dans l’art, la statue en bronze qu’on date de l’époque hellénistique et qui pourrait remonter au sculpteur Lysippe, appelée « le pugiliste des Thermes », parce qu’on l’a trouvée près des Thermes de Constantin, à Rome. Le puissant et solide boxeur, ganté, avec ses brassards de maintien, le pénis replié par une bandelette (kynodesmos), est en bien mauvais état, couvert de cicatrices et de plaies, le nez tuméfié, les oreilles abimées (le cuivre rouge souligne tout cela), ce qui contraste avec sa belle chevelure et sa barbe bien peignée.
On pourrait le commenter avec ces mots par lesquels, au tournant du second siècle de notre ère, Épictète rabroue un jeune homme qui ambitionne la victoire aux jeux Olympiques sans penser à tout ce que cela implique (Manuel 29, 2, 7) :
« Je veux être vainqueur d’une épreuve olympique. » Mais réfléchis aux implications et aux suites ! Et si tu y trouves ton intérêt, mets-toi au travail ! Tu dois te plier à une discipline, manger de force (ἀναγκοφαγεῖν), renoncer aux pâtisseries, t’entraîner sous la contrainte, à l’heure prescrite, dans la chaleur ou dans le froid. Tu ne devras boire ni eau froide ni vin quand tu en auras envie. Bref, il te faudra te livrer à ton maître comme à un médecin. Et ensuite, te lancer dans le concours, te démettre le bras, te tordre la cheville, avaler toute la poussière des prises, être fouetté parfois, et après tout cela, être vaincu.
Tous ces éléments s’ajoutent pour conduire à une sorte de lieu commun de la critique de la compétition athlétique, qu’on trouve ici chez un Stoïcien, qu’on trouverait aussi chez les Cyniques et que le médecin Galien, au milieu du second siècle de notre ère pousse à un degré extrême. Je ne citerai ici que son Protreptique, un traité dans lequel il engage les jeunes gens à choisir l’art médical de préférence à tout autre art, et notamment, de préférence à la technique athlétique, qui pourrait les attirer, car elle promet la force physique, la gloire et les honneurs (9, 3). Après avoir cité le fragment d’Euripide que je vous ai lu tout à l’heure, Galien cite aussi abondamment Hippocrate à l’appui de ses condamnations, et il va encore plus loin qu’eux : l’athlétisme poussé à l’extrême est une activité animale, pas humaine, qui ne s’occupe que du corps et non de l’âme, qui ignore la modération, pratiquant trop d’entraînement et se gavant de trop de nourriture. Cela conduit l’athlète à un état qui, « poussé au plus haut point, est dangereux et sujet à se renverser vite » (11, 8). Et Galien de reprendre exactement le raisonnement hippocratique : « puisqu’il a atteint le point le plus élevé, il ne s’accroît plus, et, du fait qu’il ne peut ni demeurer au même point, ni rester stationnaire, il ne lui reste plus qu’à s’acheminer vers le pire » ! Il ajoute alors, comme Épictète, le tableau de l’athlète abîmé par son métier : yeux enfoncés et suintants, dents branlantes, articulations distendues et fragilisées. Conclusion en forme de jeu de mots, qui propose une nouvelle étymologie du nom de l’athlète (11, 11, trad. Boudon-Millot) :
Les athlètes ont reçu un nom bien en accord avec leur race, que les athlètes aient tiré leur nom du mot athlios (misérable) ou que les misérables (athlioi) aient tiré le leur du mot athlètès, ou bien encore que le nom des uns et des autres vienne d’une origine commune comme d’une seule source, c’est-à-dire de leur condition misérable (athliotès).
Tout ce que le jeune athlète croît gagner est vain. La beauté ? mais il suffit de voir les visages difformes des boxeurs, les membres brisés, les yeux crevés. La force ? mais les animaux sont bien plus forts que les hommes. Le plaisir ? l’entraînement le leur interdit. La richesse ? ils sont criblés de dettes.
Il n’est pas étonnant, et je terminerai par là, que le monde chrétien ait repris ces condamnations avec les mêmes arguments, mais dans la nouvelle perspective du salut éternel. Le seul entraînement athlétique recommandé, c’est d’être athlètes pour Dieu, par l’ascétisme, comme le recommande l’apôtre Paul dans sa 1ère Lettre aux Corinthiens (9, 24-27).
Ne savez-vous pas que, dans le stade, tous les coureurs participent à la course, mais qu’un seul reçoit le prix. Alors, vous, courez de manière à l’emporter. Tout athlète se prive de tout ; ils le font pour recevoir une couronne corruptible, mais nous, pour une couronne incorruptible. Moi, c’est ainsi que je cours, ce n’est pas sans fixer le but ; c’est ainsi que je fais de la lutte, ce n’est pas en frappant dans le vide. Mais je traite durement mon corps, j’en fais mon esclave, pour éviter qu’après avoir proclamé l’Évangile à d’autres, je sois moi-même disqualifié.
La condamnation de l’athlétisme est particulièrement explicite chez Clément d’Alexandrie, une cinquantaine d’années après Galien, dans son Pédagogue (2, 2, 1, trad. Mondésert) quand il invite à la sobriété alimentaire : Pour les animaux, écrit-il, « la vie n’est rien d’autre qu’un estomac », pour les hommes, la nourriture n’est ni une occupation ni un plaisir, mais seulement une aide « dans notre séjour ici-bas », préparant à l’incorruptibilité de la vie éternelle. Donc :
Que cette nourriture soit simple et sans recherche (…) servant à la vie, mais non à la sensualité ; or celle-là, la vie, est constituée de deux éléments, la santé et la vigueur, ce qui correspond surtout à une nourriture facile à prendre, propice à la digestion et à la légèreté du corps ; et c’est ce qui produit la croissance, la santé et une vigueur équilibrée, et non pas cette vigueur désordonnée, dangereuse (σφαλερά) et sujette à bien des misères que les athlètes doivent à une nourriture forcée (ἀναγκοφαγίας).