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Hérodote entre le conte et l'histoire, P. Demont

(Conférence à l'Université d'Ottawa en septembre 1987)

Quel rapport entretenait un grec du début du cinquième siècle avec son passé, avec le passé de l'homme ? Comment Hérodote, lorsqu'il grandit à Halicarnasse, appréhendait-il ce rapport au passé ? Voilà la première question, la question décisive, pour situer correctement Hérodote dans son itinéraire intellectuel, dans sa perspective propre.

Les Dieux sont-ils loin de nous ? Hérodote, comme ses contemporains, a très probablement appris à lire et à penser en déchiffrant péniblement, lettre après lettre, puis mot après mot, et en apprenant par cœur les œuvres épiques comme l'Iliade et l'Odyssée. Le passé dont il prenait ainsi connaissance, dont il s'imprégnait, c'était celui des héros, des fils et des filles des dieux, mêlés aux hommes et protégés par leurs parents divins. La véracité de tous ces récits était garantie par les Muses, invoquées dans les prologues ; car les Muses étaient les véritables sources de la parole et du chant : "Chante, déesse, la colère ..." (Il. I,1), "Muse, conte-moi l'homme..." (Od. I,1) ; le poète ne faisait qu'interpréter un savoir qui venait d'elles. Les Muses étaient filles de Mnémosynè, Mémoire, et de Zeus, et cette généalogie définissait leur tâche et leur pouvoir (Hés. Théog. 53-54). Le mémorable, donc, pour le jeune Hérodote, c'était l'époque où les dieux hantaient encore les hommes et où les hommes, où même certains héros, commençaient tout juste à faire l'expérience de la condition mortelle. Au delà de ce temps des héros, il y avait, plus lointain, le temps des dieux, qu'Hésiode explorait dans sa Théogonie. Plus proche, inversement, dans les grandes familles, dans les cités, des archives conservaient des listes d'ancêtres, de magistrats.

La difficulté, pour les contemporains de la jeunesse d'Hérodote, était de préciser le rapport qui les unissait à ce passé fondateur. Les sages, les savants, ne se contentaient pas, en effet, d'apprendre par cœur les poèmes transmis. Ils voulaient faire leur propre "enquête", leur historiè. A la fin du sixième siècle et au début du cinquième siècle avant Jésus-Christ, apparaissent des travaux intitulés "généalogies", "héroologies", dans lesquels on tente de faire le lien entre l'époque des héros et l'époque actuelle. Le savant Hécatée, qui habitait une cité toute proche d'Halicarnasse, la principale ville d'Ionie au sixième siècle, Milet, cet Hécatée dont Hérodote a bien connu l'œuvre, recherche la généalogie de Deucalion, des Danaïdes, des Héraclides. Lui-même, c'est Hérodote qui nous le dit, se faisait fort de rattacher sa famille à un dieu, qui serait son seizième ancêtre (II, 143). Un parent d'Hérodote, le poète épique Panyasis, avait écrit sur Héraclès et sur les migrations ioniennes. Ainsi, le temps, que l'on définissait alors comme relativement court, qui séparait l'époque actuelle du temps des héros, était peu à peu exploré par l'enquête humaine. Cet effort représentait un premier bouleversement du rapport au passé, qu'il faut préciser.

En effet, le monde dans lequel naît Hérodote est caractérisé par la découverte de la spéculation rationnelle ; la science ionienne cherche les principes de l'univers et les forces qui mettent ces principes en rapport, en s'écartant toujours plus des explications religieuses traditionelles ; elle explore le monde dont elle cherche à donner une représentation figurée sous la forme de cartes. Dans cette perspective, l'enquête sur le passé de l'homme, les recherches visant à établir une continuité entre l'âge des héros et l'époque contemporaine, étaient amenées à critiquer les représentations habituelles de l'époque des héros, au nom des nouveaux critères de rationalité et de vraisemblance. Le rapport du présent au passé n'apparaissait possible qu'à la condition de pratiquer ce que l'on pourrait appeler une "démythification" du passé. Pour nous, le premier représentant d'une telle optique est Hécatée, dont je viens de parler. Retenons sa fière déclaration : "J'écris ce qui suit de la façon dont je crois que c'est vrai ; car les récits des Grecs sont nombreux et à mon avis ridicules" (fragment 1 Jacoby). L'ego s'y affirme capable de trancher seul, sans référence à la garantie divine, de ce qu'est la vérité. Et voyons sur deux exemples empruntés à l'histoire d'Héraclès en quoi consistait concrètement l'application d'une telle méthode. Parmi les travaux d'Héraclès, il y a la conduite des bœufs de Géryon et la capture de Cerbère, le chien des Enfers. Hésiode racontait ainsi le premier exploit : "Chrysaor engendra Géryon aux trois têtes, uni à Callirhoé, fille de l'illustre Océan. Celui-là, Héraclès le Fort le tua, près de ses bœufs à la démarche torse, dans Erythée qu'entourent les flots, le jour où il poussa ces bœufs au large front vers la sainte Tirynthe, après avoir franchi le cours d'Océan et tué ensemble Orthos et Eurytion le bouvier, dans leur parc brumeux, au delà de l'illustre Océan" (Théog. 288-295). Dans la version hésiodique, le parcours d'Héraclès avec les bœufs est vraiment extraordinaire, puisqu'il les conduit des lieux merveilleux qui sont au delà de l'Espagne et du fleuve Océan, le fleuve qui entoure la Terre, jusqu'à Tirynthe, en plein monde grec. Mais Hécatée ramène l'exploit à des dimensions plus acceptables : "de Géryon, (...) Hécatée dit qu'il n'a rien à voir avec la terre d'Espagne et qu'Héraclès ne fut pas envoyé dans une certaine île Erythée au delà de la grande mer, mais que Géryon fut roi de la partie de la Grèce continentale qui environne Ambracie et Amphilochie et qu'Héraclès ramena les bœufs de cete partie du continent, - et ce n'était déjà pas là une mince besogne !" (fragment 26 Jacoby). L'effort d'Hécatée consiste ici à humaniser l'exploit et à le rapprocher du cadre géographique connu de ses contemporains. Le héros n'est plus qu'un surhomme ... Et il fait la même chose pour l'histoire de Cerbère, en trouvant une "explication vraisemblable" (dixit Pausanias) : "selon lui, un serpent monstrueux était né sur le Ténare, qu'on appela le chien de l'Hadès, parce que son venin faisait mourir tout d'un coup celui qu'il avait mordu ; c'est ce serpent qu'Héraclès ramena à Eurysthée" (fragment 27 Jacoby).

Lorsque Hérodote fait son enquête sur le passé, le voici donc face à tout ce travail de rationalisation, d'assimilation du monde héroïque au monde humain. S'agit-il de l'origine des guerres médiques ? Des chroniqueurs chez les Perses remontent aux enlèvements d'Io, de Médée, d'Europe et d'Hélène. Et la version que donne Hérodote, dans le prologue de ses Histoires, de leur interprétation des faits, participe précisément à cet effort d'humanisation du passé héroïque. Je vous la rappelle : Io aurait été enlevée par des Phéniciens moitié-commerçants, moitié-pirates alors qu'elle leur faisait des achats (les Phéniciens, eux, prétendent qu'elle n'a pas été enlevée, mais est partie de son plein gré, parce qu'elle avait eu des relations avec le patron du bateau et qu'elle était enceinte), en échange de quoi les Grecs auraient enlevé Europe, la fille du roi de Phénicie ; puis les Grecs auraient enlevé Médée en Colchide et refusé de la rendre à son père qui la réclamait, rapt dont Paris-Alexandre, le fils du roi de Troie, aurait argué pour enlever à son tour Hélène de Sparte ; alors les Grecs déclenchèrent la guerre de Troie, dont les guerres médiques seraient la lointaine conséquence. Dans ces controverses, on reconnaît bien, me semble-t-il, la trace du premier bouleversement dont j'ai parlé dans le rapport des contemporains d'Hérodote au passé de l'homme: le présent est rattaché au passé héroïque grâce à la "démythification" de celui-ci. Les errances tragiques d'Io poursuivie par le désir de Zeus et la jalousie d'Héra, celles d'Europe, les crimes monstrueux de la magicienne Médée, toutes ces histoires fabuleuses bien connues de chacun, sont transformées, dans la version que rapporte Hérodote, et dont il dit bien qu'il ne l'a pas inventée, en une suite purement humaine de rapts aux mobiles très terre à terre, voire mesquins : œil pour œil, femme pour femme ...

Mais ici il faut à mon avis situer un second bouleversement dans la façon d'appréhender le passé; de ce second bouleversement, Hérodote est l'instigateur. Que pense Hérodote de cette façon de comprendre les origines des guerres médiques ? Vous le savez, il la refuse en bloc, ou plutôt, il l'écarte du champ de sa réflexion, de son enquête : "Pour moi, mon objet n'est pas de dire que ces événements se passèrent ainsi ou autrement ; j'indiquerai celui dont je sais qu'il fut le premier à entreprendre des actes injustes contre les Grecs puis j'avancerai dans la suite de mon récit". Il vaut la peine de se demander la raison de cette exclusion. Ph.-E. Legrand, dans le volume d'Introduction de son édition d'Hérodote (C.U.F., 1942, p. 39), l'a très bien dégagée, en rapprochant du prologue une indication qu'on trouve dans le livre III à propos de Polycrate de Samos et que je cite dans sa traduction : "Polycrate est le premier des Grecs à notre connaissance qui songea à l'empire des mers - je laisse de côté Minos de Cnossos et ceux qui avant lui, s'il y en eut, ont régné sur la mer, - le premier, dis-je, du temps que l'on appelle le temps des hommes" (III, 122). Hérodote laisse de côté le temps des héros pour ne s'intéresser qu'au temps des hommes.

On peut d'ailleurs tenter de comprendre pourquoi il fait un tel choix. Hérodote a visité l'Égypte, comme Hécatée. Il sait que lorsque Hécatée s'est vanté de sa généalogie devant les prêtres de Thèbes, en disant que son seizième ancêtre était un dieu, les prêtres égyptiens lui ont ri au nez et ont refusé de croire qu'un homme puisse avoir un dieu pour ancêtre si proche ; comme preuve, ils ont montré trois-cent-quarante-cinq statues représentant une lignée d'honnêtes gens se succédant de père en fils "sans en rattacher aucun à un dieu ou à un héros" (II, 143, trad. Barguet). Hérodote est convaincu (cf. II, 50). Le temps des dieux et des héros est beaucoup plus éloigné de l'époque présente que ne le croient les Grecs. L'enquête d'Hérodote se limite donc au passé humain et il faut donner ce sens très précis au mot "hommes" dans la première phrase du prologue : "Hérodote présente ici les résultats de son enquête afin que le temps n'abolisse pas les travaux des hommes ..." (trad. Barguet). Les hommes, c'est-à-dire, ni les dieux, ni les héros. Cela ne veut naturellement pas dire que pour Hérodote les dieux n'interviennent pas dans l'histoire, bien au contraire ; mais lorsque la divinité intervient dans l'histoire des hommes, celle-ci ne devient nullement une histoire des dieux ou des héros, son caractère humain en est au contraire renforcé.

Voilà donc, grossièrement esquissé, le point de départ indispensable pour bien comprendre, à mon avis, le rapport d'Hérodote aux événements passés qu'il décrit.

la démythification chez Hérodote

Il ne faut pas croire cependant qu'en refusant de mener l'enquête sur le temps des héros, Hérodote refuse aussi les méthodes des logographes comme Hécatée. Bien au contraire, nous allons voir qu'il lui arrive d'adopter en face des histoires humaines qu'il rapporte une attitude assez similaire de "démythification" et qu'il s'efforce souvent de leur donner une trame vraisemblable qui les arrache au domaine du conte, d'où elles viennent pourtant quelquefois.

Prenons l'exemple de la première histoire racontée par Hérodote, celle de Gygès, le garde du roi Candaule, qui tua son maître avec la complicité de la reine et commença ainsi la dynastie des Mermnades par un crime que son descendant Crésus paya cinq générations plus tard. On a de nombreuses versions de l'affaire : Platon (Rép. II, 359 d), Nicolas de Damas (FGrH II A 90 F 47), Plutarque (Quaest. Hell. 302). La trame est en gros la même ; mais que de différences dans le détail ! Chez Plutarque, c'est un talisman royal, une hache, que Candaule confie à son lieutenant ; et ce geste lui portera malheur, à lui et à Gygès. Dans Nicolas de Damas (ou plutôt son modèle, Xanthos de Lydie), il y a toute une histoire d'amour entre Gygès, la reine qui se refuse et une servante éprise. Tout le monde connaît la version de Platon, traduite à Rome par Cicéron : un berger (Gygès ou son ancêtre, selon le texte que l'on adopte) trouve dans des circonstances merveilleuses, sur un cadavre nu, un anneau magique qui lui permet de voir sans être vu ; il en profite pour séduire la reine et prendre la place du roi. Chez Hérodote, enfin, Gygès voit la reine nue et se trouve ensuite contraint par elle de tuer le roi par surprise. Il est remarquable que Platon et Hérodote jouent en partie sur le même scénario : tout commence par la vue de la nudité protégée, interdite ; et le pouvoir est acquis par la possession de la reine. Mais Hérodote refuse tous les éléments du conte merveilleux : le héros n'a aucun talisman royal, ni aucun objet magique. Hérodote connaissait-il d'autres versions de l'histoire de Gygès ? On peut en tout cas parler de refus du merveilleux, car Hérodote insiste délibérément sur la faiblesse de Gygès, sur le fait qu'il n'est pas invisible (d'emblée, il a peur d'être vu par la reine, qui, de fait, le voit, et ne cesse, ensuite, de l'avoir à l'œil) ; ce qui permet à son récit de se développer, dès lors, c'est uniquement l'analyse psychologique des réactions des acteurs : l'amour fou du roi, qui déclenche son projet indécent, la peur de Gygès, la pudeur offensée de la reine, sa vengeance. Tout s'enchaîne de façon vraisemblable et inéluctable.

Un autre récit, celui de l'avènement de Cyrus, permet des conclusions similaires. C'est une histoire d'ordalie royale qu'on trouve dans de nombreux contes : un enfant royal abandonné parce qu'il menacerait la souveraineté, condamné à la mort dans une montagne sauvage, c'est l'histoire d'Œdipe, celle de Paris-Alexandre ; c'est aussi celle du jeune Cyrus selon Hérodote. Il dit ici explicitement qu'il a choisi une version, la plus vraisemblable, parmi plusieurs. Cette version exclut le thème des contes, le nourrissage sauvage ; elle est centrée, dans ce cas encore, sur la psychologie : étude soignée du courtisan qui doit abandonner l'enfant, Harpage, pris entre la peur, la politique et la pitié, et du roi trompé, mais perspicace et décidé à une vengeance affreuse ; jolie peinture de la pitié toute simple de la femme du bouvier, qui recueille l'enfant, à la place de celui dont elle vient d'accoucher mort-né ; et le récit progresse à cause des réactions psychologiques caractéristiques du petit-fils du roi, qui le font reconnaître par son grand-père. Au total, l'histoire est assez horrible, comme souvent chez Hérodote ; mais tout s'enchaîne logiquement, de façon vraisemblable, compréhensible.

Je voudrais prendre un dernier exemple, qui nous mènera du conte à l'histoire en faisant à nouveau apparaître le progressif recul des éléments merveilleux. Il concerne un détail dans l'œuvre, mais, peut-être, significatif : la façon dont il arrive à Hérodote de raconter ces fléaux redoutés de tous qu'étaient les pestilences. Il y a au cinquième siècle avant Jésus-Christ, deux types différents de description des pestilences. Selon un premier modèle, religieux, il y a des pestilences qui sont des maladies envoyées par les dieux, en particulier pour punir une collectivité que des crimes ont souillée. Ce genre de maladie s'abat le plus souvent à la fois sur les hommes, sur les bêtes et sur les récoltes. Au loimos s'associe alors fréquemment le limos, la "famine", les deux mots formant un groupe récurrent, non sans jeu étymologique. Selon un second modèle attesté, celui-là, dans la Collection hippocratique, le loimos est une maladie "commune" (par opposition aux maladies individuelles causées par le régime) caractérisée par une fièvre violente qui surgit brutalement dans une collectivité en raison d'une infection de l'air (Vents VI, à rapprocher de Nat. Hom. 9,3 et 5, p. 188-191 Jouanna).

Deux emplois de loimos rapprochent Hérodote de la conception traditionnelle des pestilences comme étant des calamités envoyées par les dieux. Un troisième emploi, en revanche, montre un souci remarquable d'éviter tout merveilleux.

Dans le livre VII (§ 171), Hérodote expose la façon dont la Pythie retint les Crétois de venir au secours des Grecs lors de la deuxième guerre médique. L'oracle leur rappela les conséquences de leur participation éclatante à la guerre de Troie aux côtés de Ménélas : "à leur retour de Troie, une famine et une pestilence les frappèrent ainsi que leurs troupeaux". Il s'agit là d'une déclaration de l'oracle d'Apollon, qui est bien dans son rôle. En le mentionnant, Hérodote veut principalement excuser les Crétois de ne pas être intervenus dans la guerre ; pour que l'excuse vaille, il faut cependant que l'avertissement de l'oracle soit crédible. Ailleurs, Hérodote s'engage beaucoup plus nettement. Il s'agit d'un passage du livre VI où l'enquêteur expose les présages qui annoncèrent aux habitants de Chios l'imminence de leur désastre. Voici le premier de ces présages : "Ils avaient envoyé à Delphes un chœur de cent jeunes gens ; deux seulement parmi eux revinrent ; une pestilence saisit et emporta les quatre-vingt-dix-huit autres" (§ 27). Le second fut l'écroulement du toit d'une école (cent dix-neuf morts, un seul survivant). Et Hérodote de conclure : "Voilà les signes que la divinité leur manifesta". Notons que la pestilence ne touche ici qu'un groupe humain et n'apparaît pas comme un châtiment ; mais c'est clairement un fléau envoyé par la divinité.

Ces deux emplois concernant des pestilences d'autrefois situent très nettement Hérodote dans la perspective traditionnelle de la description des pestilences. Un troisième emploi montre cependant que l'enquêteur s'efforce pour un événement plus récent de comprendre et d'expliquer de façon entièrement rationnelle le déclenchement d'un loimos.

Il s'agit de la description de la retraite de Xerxès après la défaite de Salamine, à partir du moment où le Roi laissa Mardonios en Thessalie. Hérodote s'attache d'abord à la route parcourue par les Perses à travers le Thessalie, la Macédoine et la Thrace (VIII, 115) ; puis il décrit, après un excursus, la traversée de l'Hellespont et leur arrivée à Abydos (§ 117). Pendant la route, d'abord, "partout et chez tous les peuples où leur marche les conduisait, ils s'emparaient des récoltes pour s'en nourrir ; et s'ils ne trouvaient pas de récoltes, ils mangeaient l'herbe qui pousse sur le sol, arrachaient l'écorce et cueillaient les feuilles des arbres tant cultivés que sauvages, pour les dévorer, et ils ne laissaient rien; ils faisaient cela en raison de la faim. Une pestilence et une dysenterie les attaquèrent et tout au long du chemin dévastèrent l'armée; Xerxès laissait les malades derrière lui et donnait aux cités où il passait l'ordre de les soigner et de les nourrir" (§ 115, l. 5-14). Une fois arrivés à Abydos, au contraire, l'armée "disposa de plus de vivres que pendant sa route, mais, à force de se gaver sans aucune discipline et de changer d'eaux, beaucoup des survivants moururent" (§ 117, l. 5-8). Une première remarque concernant ce récit est que les fléaux qui s'abattent sur l'armée perse ne sont pas présentés comme des châtiments divins. Artabane (comme d'ailleurs Darius le disait aussi dans les Perses d'Eschyle aux vers 792-794) avait annoncé que la terre serait parmi les ennemis de la Perse, en engendrant la famine (VII, 49) ; mais il évoquait l'avancée des troupes en Europe et non une retraite improvisée. Et en tout cas, rien dans la description ne suggère l'intervention merveilleuse des dieux. En second lieu, la progression du récit se fait en deux étapes. Dans la première, la famine conduit les troupes à ne pas reculer devant une nourriture habituellement réservée au bétail, un régime sauvage. Et des maladies, pestilence et dysenterie, surviennent. Dans la deuxième, au contraire, les soldats usent brutalement d'un régime pléthorique et changent d'eau : ils meurent en grand nombre. Ces deux étapes sont explicitement mises en rapport l'une avec l'autre (§ 117 l. 6). Il y a un lien explicite, dans la syntaxe de la phrase qui décrit la seconde étape, entre le régime suivi et les maladies. Je pense que, de la même façon, il faut comprendre, même si ce n'est pas dit explicitement par Hérodote, que les maladies de la première étape sont liées au régime suivi par l'armée dans sa longue marche.

Un tel lien fait penser à des analyses médicales attestées ensuite dans la Collection hippocratique. On pourrait citer de nombreux textes qui insistent sur la nocivité des changements de régime : "il résulte pour l'homme autant de dangers d'une abstinence intempestive que d'une intempestive réplétion", à tel point que même le passage d'un à deux repas par jour (ou réciproquement) peut être à l'origine d'une "maladie grave" (Ancienne médecine, chap. X, I 590 Li = p. 42,11 Heiberg, trad. Festugière); et Hérodote connaît le principe général de la nocivité, pour la santé, des changements en toutes choses ("c'est dans les changements qu'est surtout l'origine des maladies des hommes, changements de toutes choses et en particulier changements des saisons", II, 77), qu'on trouve, par exemple, au premier aphorisme du livre III des Aphorismes. L'importance du choix des eaux pour conserver une bonne santé est mentionnée dans le traité Des airs, des eaux et des lieux (chap. 7 à 9, p. 34-46 Diller), et Hérodote la connaît parfaitement. L'auteur du traité Maladies II 2 (p. 194 Jouanna = VII 86 Li) analyse une maladie qui, comme celle des soldats perses, "se produit à la suite d'excès de boisson, d'une alimentation riche en viande ou d'un changement d'eau. Un autre point de contact entre le récit de la marche des Perses et les traités hippocratiques est cependant remarquable. Au début du traité de l'Ancienne médecine, le médecin analyse en particulier les conséquences prévisibles pour les hommes d'un retour à l'alimentation sauvage dont usaient leurs ancêtres ; ce raisonnement s'inscrit dans un ensemble dans lequel il cherche à expliquer l'origine de la médecine diététique par comparaison avec l'origine de la cuisine : la médecine est née de la constatation selon laquelle les malades ne supportaient pas le même régime que les gens bien portants ...

"De plus, pour ma part, je pense qu'à l'origine on n'aurait pas découvert le régime et l'alimentation dont usent de nos jours les gens bien portants si la survie de l'homme était assurée par les mêmes aliments et boissons que ceux du bœuf, du cheval et de tous les êtres vivants hormis l'homme, à savoir les produits de la terre, fruits, branchages, fourrage : ils s'en nourrissent, en tirent leur croissance et une vie sans souffrances, et ils n'ont absolument pas besoin d'un autre régime. A l'origine, il est vrai, je crois que l'homme lui aussi avait ce genre d'alimentation et que le régime actuel est le résultat, acquis au cours d'une longue période de temps, de découvertes et d'inventions. En effet, comme leur régime violent et sauvage leur causait des maladies graves dues à l'ingestion d'aliments crus, intempérés et chargés de grandes forces, - et de la même façon, encore maintenant, ces aliments feraient tomber les hommes dans de violentes souffrances, des maladies et des morts rapides (sans doute est-il vraisemblable qu'ils en souffraient moins alors en raison de leur accoutumance, mais ils devaient en souffrir même alors fortement) (...), - en raison de cette nécessité, nos ancêtres me semblent avoir cherché une nourriture adaptée à leur nature et découvert celle dont nous usons : ils humectèrent et mouillèrent les grains de blé, dont, une fois moulus, mondés, pétris et cuits, ils firent le pain, et, à partir des grains d'orge, la galette (...)" (Chap. 3, I 576 Li = p. 38 Heiberg).

Le lien logique, qui est seulement implicite chez Hérodote, entre une nourriture sauvage et des maladies entraînant rapidement la mort, est ici explicite et présenté comme imposé par la vraisemblance. Mais on est tout à fait dans le même type de pensée.

Cependant, un point écarte Hérodote des textes médicaux conservés. Jamais la Collection hippocratique n'associe pestilences et changements de régime. Comment Hérodote mène-t-il donc son récit ? On aura remarqué que se trouvaient à nouveau rapproché chez lui, comme dans la conception traditionnelle des pestilences, le limos du loimos. Mais le rapport récurrent entre les famines et les pestilences est ici interprété et devient rationnellement compréhensible. D'un côté, la "famine" est associée à un régime cru et sauvage, dont la nocivité est bien compréhensible dans le cadre de la pensée médicale contemporaine. De l'autre, la "pestilence" se joint à la "dysenterie", maladie du ventre bien connue et explicable par le régime suivi. En somme, Hérodote se distingue de la théorie médicale, car il cherche à interpréter rationnellement l'alliance traditionnelle de la "famine" et de la "pestilence". Il passe ici du schéma traditionnel des pestilences dans les contes à l'histoire rationnellement compréhensible.

Merveilleusement humain

Dans la préface que J. de Romilly a bien voulu donner à mon petit choix de textes d'Hérodote du Livre de poche, il y a une formule qui résume on ne peut mieux la place d'Hérodote entre le conte et l'histoire. J. de Romilly parle de "cette œuvre qui, merveilleusement, est déjà de l'histoire, et qui, non moins merveilleusement, est encore un conte, subtil, coloré et humain". Ce qui me paraît particulièrement juste, c'est cette alliance du mot "merveilleusement" et du mot "humain" ; il y a un adjectif qui qualifie les actes humains dont dans le prologue Hérodote dit qu'il assure la mémoire : Thaumasta, qu'on peut traduire par "merveilleux" ou par "étonnants". Hérodote ne décrit que l'humain, et la psychologie humaine, et l'action humaine ; mais il garde devant tout ce qui pourrait paraître si souvent trop humain une faculté toujours intacte d'émerveillement, d'étonnement, qu'il a le don de faire partager à ses lecteurs.



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