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Interview de Michel Zink

Interview au Journal du Lycée Henri-IV, Paris, septembre 2002. 

REPONSE. Commençons par l’universitaire qui voyage. Il me semble que la question se pose, à peu près dans les mêmes termes, pour l’ensemble des pays européens et que la situation est différente aux Etats-Unis dont le système scolaire et universitaire évolue moins rapidement : pendant très longtemps on a ricané, en Europe, de l’enseignement secondaire américain, jugé inégalitaire et de faible niveau, alors que nous n’avons plus rien à lui envier sur ces deux points et que nous trouvons aujourd’hui, par comparaison, qu’il n’est finalement pas si mauvais. Dans les pays européens, un certain flou vient du fait qu’on ne sait plus trop à quelles valeurs rattacher l’enseignement. On construit l’Europe : les valeurs fondatrices ne sont donc plus vraiment les valeurs nationales, ce sont des valeurs communautaires ; mais sur quelle identité les fonder, on ne le sait pas vraiment. Du point de vue de l’enseignement littéraire, les questions sont particulièrement graves puisqu’un enseignement littéraire correspond à une identité. Si on la refuse ou si on la dilue, on ne sait pas quel enseignement donner. Les uns après les autres, tous les pays européens sont allés dans le même sens : ils ont renoncé à fonder la formation de l’esprit sur un enseignement littéraire exigeant ; ils ont renoncé à maintenir réellement l’enseignement des langues anciennes ; ils ont renoncé, d’une façon générale, à l’étude sérieuse de l’histoire, dégagée des passions de l’histoire immédiate. Tous les pays européens admettent l’idée que l’école doit s’ouvrir sur la vie, alors que sa mission réelle est d’ouvrir à la vie, y compris à la vie démocratique. Auparavant, on pouvait tourner les yeux, par exemple, vers l’Italie, où les « lycées classiques » existent encore, mais l’Italie est en train d’adopter le même genre de réforme que partout. L’Espagne a tout lâché d’un coup il y a un peu moins de dix ans. Les Etats-Unis, qui ont toujours eu un système d’enseignement primaire et secondaire inégalitaire, l’ont gardé, mais, encore une fois, nous n’avons plus de leçons à leur donner puisque le nôtre, au nom d’une égalité absolue, est tout aussi inégalitaire, sinon plus. Les universités américaines sont sélectives et elles fonctionnent en fait comme des grandes écoles. Elles sont toutes hiérarchisées. On dit que les universités privées sont chères, ce qui est vrai, mais il y a un système de bourses tel qu’en pratique on ne refuse pas un étudiant parce qu’il n’a pas d’argent mais parce qu’il n’a pas le niveau ; de toute façon les universités des états, sont pratiquement gratuites pour les habitants de l’état et, dans bien des cas, elles sont excellentes (Californie , Wisconsin, Massachusetts, Arizona, etc…). Le système marche finalement assez bien.

Le système du « collège » (quatre années d’enseignement universitaire général), dont on se moquait il y a trente ans ; en disant que le lycée aux Etats-Unis est tellement nul qu’il fallait quatre ans de post-lycée avant de faire vraiment des études supérieures spécialisées à l’université – ce système est en fait excellent. Nos lycées sont devenus tout aussi faibles, en moyenne, que les lycées américains, mais nos étudiants sont spécialisés dès leur première année d’études supérieures, de sorte qu’ils n’acquièrent pas cette culture générale que donne le « collège » américain et avec laquelle beaucoup d’étudiants commencent une vie professionnelle. Les Américains admettent beaucoup plus facilement que nous que des études générales et désintéressées ouvrent sur les activités professionnelles les plus ancrées dans la vie économique et industrielle. A tous égards, leur système est meilleur que le nôtre, depuis l’effondrement de notre enseignement secondaire, mais naturellement il n’est pas praticable ici parce qu’il coûte trop cher. On ne peut pas augmenter de quatre ans la durée des études supérieures. François Bayrou parlait de créer un « collège » à l’américaine avant de devenir Ministre de l’Education nationale. L’intention était excellente, mais sa réalisation évidemment impossible. Le résultat (là encore j’anticipe sur ce que nous dirons des études littéraires) est qu’en France, les études littéraires au niveau universitaire sont réservées aux littéraires spécialistes, ce qui est désespérant. La société ne peut pas assimiler un nombre de littéraires énorme tandis qu’aux Etats-Unis, j’ai des étudiants qui suivent un cours de littérature française du Moyen Age donné en français et qui, ensuite, feront de l’économie ou de la physique nucléaire, de la médecine etc…

Pour reprendre le troisième point de votre première question - j’ai anticipé le second point - les littéraires sont particulièrement sensibles à cette crise, d’abord parce que leurs études et leurs disciplines sont les plus menacées et ensuite parce qu’ils voient particulièrement bien le lien avec les questions d’identité, dont je parlais au début, et quels sont les enjeux de l’acceptation ou du refus d’un passé et d’une culture reposant sur la mémoire. Ou bien on admet que l’on appartient à une civilisation particulière dont on privilégie la mémoire, mais alors on vous reproche d’exclure les autres (ce qui n’est pas forcément vrai), ou bien on les accueille toutes et on n’apprend rien. Comment sortir du piège ? Sur le premier aspect qui apparaissait dans votre question, le spécialiste du Moyen Age, je crois, voit trois choses :

D’abord s’il est spécialiste du Moyen Age, c’est qu’il trouve que l’apprentissage du passé a un certain intérêt - un passé qui n’est pas forcément national, bien sûr, mais qui correspond à une continuité de la civilisation. Il estime qu’étudier les débuts de notre civilisation présente en soi un intérêt ; notre civilisation a eu plusieurs débuts, naturellement, et le Moyen Age n’est pas un début absolu, mais c’est un début à bien des égards, ne serait-ce que parce que c’est le moment où apparaît notre langue.

Autre point, dans un ordre tout à fait différent mais qui intéresse le médiéviste ou qui vient à l’esprit du médiéviste, c’est que la hiérarchie des Arts libéraux n’est pas absurde : commencer par les arts du Trivium (grammaire, rhétorique, dialectique), poursuivre par les arts du Quadrivium (les sciences). Au-delà, après cet ensemble qui a subsisté dans le monde anglo-saxon sous la forme du « collège », viennent les études spécialisées. J’approuve cet ordre et je n’ai pas honte d’être au bas de cette hiérarchie. Je trouve cela tout à fait naturel. Je ne demande pas à être traité comme un spécialiste de biologie moléculaire ou de physique nucléaire. Ce que je fais est certainement plus facile. On peut plus aisément y avoir accès et cela ne me gène pas du tout que l’on commence par là, au contraire. On revient au « collège » américain : que de jeunes esprits commencent par se frotter à cela, à avoir une idée sur le passé, lisent de jolies choses, étudient des poèmes… pour ensuite faire autre chose, je trouve cela très bien. Je n’ai aucune fierté mal placée à cet égard. Je ne vois pas ce que nous avons à gagner à une égalité entre les disciplines, sinon la satisfaction de dire : « nous, nous sommes aussi spécialisés que les scientifiques, aussi pointus, nous pouvons être tout aussi incompréhensibles qu’eux si nous voulons » - ce qui est, hélas, indubitable. Plus on est compréhensible, mieux c’est.

Et enfin, troisième point, s’agissant du Moyen Age, qui est comme le revers de ce que je disais sur la continuité de la civilisation, c’est qu’il a actuellement du succès, que ce succès est une bonne chose, mais qu’il a ses dangers. L’histoire médiévale, en particulier, intéresse (l’histoire intéresse toujours plus que la littérature). C’est très bien. Mais la question est celle du patrimoine de lecture commun à une société. Auparavant, ce territoire, en France, couvrait – pour caricaturer - la littérature de Rabelais à Proust. La littérature médiévale était peu lue. Elle l’est plus aujourd’hui, parce que le canon littéraire a disparu et que toutes les curiosités sont permises. Là encore, c’est très bien. Mais si chacun a lu des choses différentes, comment la littérature jouera-t-elle son rôle ? Comment créera-t-elle une mémoire commune, une sorte de sensibilité intersubjective qui permet de se retrouver ? Cela ne devient possible qu’à travers le morcellement et les à-coups de la mode.

DEUXIEME QUESTION. La question des contenus et des programmes est depuis plusieurs années au centre de nombreuses polémiques qui traversent les clivages politiques droite / gauche traditionnels. Comment aujourd’hui doit-on enseigner la littérature ? Voire, question provocatrice, la littérature a-t-elle encore aujourd’hui la moindre utilité dans la civilisation contemporaine ?

REPONSE. La littérature est ce qu’il y a de plus difficile à enseigner. D’ailleurs les bons professeurs de français sont une espèce extrêmement rare. Les bons professeurs créent des passions au-delà même de la littérature, preuve qu’un vrai littéraire va beaucoup plus loin que ses frontières naturelles. A tel point qu’il est permis de se demander si la littérature peut vraiment s’enseigner ou de se demander ce que l’on peut enseigner en littérature, mais cela sera plutôt le deuxième point. En fait, je n’ai pas vraiment d’idée sur la question mais il me semble que la littérature suppose une sorte de va et vient. Quand on enseigne l’histoire, on dit : voilà, nous allons étudier une époque reculée dans le passé. Elle est très différente de la nôtre. Les modes de vie, de pensée, de sensibilité sont différents. Donc, il faut se méfier de toute approche intuitive, comme des faux amis conceptuels, et essayer de reconstituer cette époque en l’éloignant le plus possible, sinon on commet des erreurs. Pour la littérature du passé, il faut faire cela aussi, puisqu’elle appartient à la civilisation du passé, mais si on ne fait que l’éloigner de soi, si on la rend totalement étrangère à soi-même, il n’y a aucune raison de la lire. La seule raison de lire de la littérature, c’est que cela vous fasse plaisir, que cela vous intéresse, que cela vous forme, que cela vous fasse réfléchir, que cela aide au développement de votre propre esprit. Si ce n’est pas le cas, ce n’est vraiment pas la peine. Ou alors on peut lire des textes littéraires du passé comme on lit des chartes ou comme on lit des inscriptions épigraphiques, pour acquérir des renseignements sur ce passé, et en rester là. Il faut qu’un texte, même ancien, même difficile – qu’il soit ancien ou non, vous parle d’abord et de lui-même. Il vous parle pour de mauvaises raisons, parce qu’on le comprend mal, parce qu’il y a tant de choses qu’on ignore ou sur lesquelles on commet des contresens, mais cette première approche par le contresens est nécessaire, cette approche intuitive et ce plaisir immédiat, pour de mauvaises raisons. Plus tard, on approfondit, on apprend, on rectifie, on mesure tout ce que l’on n’avait pas compris, ou qu'on avait mal compris et c’est un autre plaisir, plus intellectuel, qui est dans la reconstitution de ce que le texte veut vraiment dire, de ce qu’il est vraiment, et, au bout de ce travail, on a un double plaisir, on conjugue le plaisir immédiat avec celui de l’apprentissage, du déchiffrement et de la méditation. On retrouve la jouissance directe, mais enrichie de tout ce que l’on a appris. Idéalement, l’enseignement de la littérature, c’est cela, ce va et vient entre la proximité et la distance. Mais que la pratique est difficile ! S’il n’y a pas de proximité, on n’a aucune raison de lire les textes et si on ne voit pas la distance, on les lit mal et ils ne sont pas formateurs, puisque l’on ne fait que s’y projeter soi-même. Le but ultime est de donner le goût de ce que l’on pourrait appeler la lecture difficile, une lecture qui suppose un effort et dont le plaisir est dans cet effort. Etudier des textes du passé, c’est apprendre à se reconnaître dans un autre très différent, et si on ne sait pas le faire avec des textes du passé, comment le fera-t-on avec un voisin qui, en plus, vous agace ? C’est une démarche civique. Cette lecture difficile se pratiquait comme naturellement, de façon qui pouvait être ennuyeuse, qui pouvait être insupportable, stérile etc., mais elle se pratiquait malgré tout naturellement quand le centre des études littéraires était les langues anciennes. Leur lecture était nécessairement difficile. Nous ne faisions que des langues anciennes. Quand on était bon en français, on ne travaillait pas en français. On lisait, on se formait sa culture personnelle, et puis voilà. Si les cours étaient nuls, on n’y allait pas. Mais c’était tout de même la littérature que nous aimions, c’était pour elle que nous faisions tout ce latin et tout ce grec. Ce système semble illogique et de hasard, injustifiable en théorie, mais il marchait. Du jour où on n’a plus eu le support des langues anciennes, l’enseignement de la littérature française tout seul s’est trouvé en situation d’apesanteur culturelle. Et c’est pourquoi, même s’il n’y a plus de langues anciennes, cette difficulté, il faut la garder en mémoire, d’autant plus qu’elle existe et que la langue évolue avec une telle rapidité que ce n’est pas seulement l’ancien français qui offre une lecture difficile. Montaigne est absolument incompréhensible aux Khâgneux, on le vérifie tous les jours, Corneille presque autant et Balzac même offre des occasions de contresens plusieurs fois par page. Les occasions d’effort ne manquent pas.

Faut-il enseigner la littérature ? Oui. Vous ajoutez : « La littérature a-t-elle encore aujourd’hui la moindre utilité dans la civilisation contemporaine ? ». La question, si je peux me permettre, est provocante, mais faussement provocante, car elle appelle une réponse trop facile. Il est trop facile, en effet, de dire : évidemment la littérature ne sert à rien, mais il faut faire de la littérature. Ce qui est vrai, c’est que la crise de la littérature, à mon avis, est d’abord aujourd’hui une crise de l’enseignement de la littérature. L’effort ultime pour faire de l’étude de la littérature une science – « la science des textes » (nom donné en 1970 au département de langue et littérature françaises de la nouvelle université Paris 7) - a été d’une certaine façon mortel – « mortel » au sens d’« ennuyeux » mais pas seulement dans ce sens : il a affaibli le désir de littérature sans apporter en compensation la révélation herméneutique attendue. On a écrit - certains éditeurs le savent bien, hélas ! - entre la fin des années 60 et le début des années 80, une masse de livres illisibles. Personne sur le moment ne s’en apercevait car les sciences humaines et sociales étaient alors sur un petit nuage, d'où elles sont brutalement tombées depuis.

La littérature a souffert d’un jargon mi-savant, mi-idéologique qui a empêché les universitaires de remplir leur rôle. Ils devraient fournir un accès à la littérature, et ils ont été trop souvent comme les pharisiens de l’Evangile : ils avaient la clef, et non seulement ne l’utilisaient pas pour eux, mais ils la refusaient aux autres. Les ouvrages critiques, les introductions, dont le rôle et le devoir sont de faciliter l’accès aux textes, ont été trop souvent des écrans qui le masquaient. Je prête probablement trop d’influence à la profession. Mais enfin, cette influence a été néfaste. Elle n’a aidé ni à l’enseignement de la littérature, ni à la vie de la littérature, ni à donner le goût de la littérature. Aujourd’hui, l’engouement pour la théorie de la littérature est retombé. Dans l’université, beaucoup de ceux qui s’y étaient embarqués avec enthousiasme se sont tournés avec le même enthousiasme vers la critique génétique, qui est loin d’être dépourvue d’intérêt, qui est rassurante par son aspect matériel, mais dont ni l’assise théorique ni les résultats ni la prétention à la nouveauté ne sont à la mesure de la place qu’elle occupe. Mais plus personne ne sait vraiment aujourd’hui ce qu’est la littérature comme discipline universitaire. Dans l’enseignement secondaire, il me semble que l’on contraint les professeurs à pratiquer les méthodes d’il y a trente ans, rendues plus étriquées et plus grossières par la réduction constante des ambitions de l’enseignement. Bref, je ne formule aucun pronostic sur l’avenir de l’enseignement de la littérature. Cela n’empêchera pas – on peut l’espérer – la littérature de survivre, car elle n’est pas avant tout affaire de professeurs et elle se pratique avant de s’enseigner. Au fond, si je ne suis guère optimiste sur la littérature, si je suis mal à l’aise pour défendre une quelconque utilité de la littérature, c’est parce que je porte la culpabilité de ma profession et du tort que nous avons fait, me semble-t-il, à la littérature. Pendant des siècles, l’activité critique et l’activité de création n’étaient pas séparées. Il a fallu ces trente dernières années, où l’on a proclamé pourtant que l’activité critique était aussi noble que l’activité de création, que le lecteur était aussi créateur que le créateur, pour que critique et création soient séparées comme jamais elles ne l’avaient été. C’est tout juste si l’on n'a pas tué du coup et la critique et la création. Jamais, comme ces dernières années, on n'avait tiré gloire de mal écrire. Je n’exagère pas : certains collègues regardent avec suspicion une thèse écrite avec élégance ou, plus encore, une thèse où l’on sent, à travers une sorte d’imitation inconsciente, l’admiration pour l’auteur étudié.

TROISIEME QUESTION. Si vous me permettez une dernière question plus personnelle, je voudrais vous demander comment un professeur, au Collège de France, un académicien qui a consacré toute sa vie à la recherche et à l’enseignement pourrait, en 2002, donner aux parents et aux élèves d’Henri IV l’envie de promouvoir les études littéraires comme espace de culture et de méthode nécessaire à la formation de chacun quel que soit son métier futur.

REPONSE. Tout le monde se pose les mêmes questions que moi. On le voit par exemple aux interrogations sur l’histoire littéraire. On a essayé de tuer l’histoire littéraire mais du coup on a perdu cette distance du passé mais l’histoire littéraire en elle-même n’est pas un but en soi mais un outil. On a redécouvert la rhétorique de plusieurs côtés (cf. les travaux de Marc Fumaroli) mais il y a eu en même temps une sorte de redécouverte de la rhétorique du côté de ses adversaires. La perversion de l’enseignement de la littérature a éloigné les nouvelles générations de lecteurs des textes et le même phénomène d’ésotérisme anti-démocratique a joué pour le théâtre. Il faut que les élèves, y compris ceux qui sont socialement défavorisés, aillent voir Molière, Corneille, Marivaux, Victor Hugo. Il faut aussi qu’on leur apprenne à lire, à voir, à entendre, que le metteur en scène et l’acteur soient au service de l’œuvre et du public.

Si je devais faire un petit discours de propagande en faveur de la culture littéraire, je dirais en premier lieu qu’il ne faut pas la considérer d’abord comme un métier ou en relation avec un métier. On peut acquérir une bonne culture littéraire, on peut suivre un enseignement littéraire, on peut choisir au lycée une option littéraire sans vouloir faire des lettres, sans vouloir être professeur. La culture littéraire, le recul qu’elle donne, la faculté d’analyse, la capacité de lire et de comprendre, sont une aide dans toute vie professionnelle (on peut recueillir là dessus de nombreux témoignages, y compris et surtout dans le système anglo-saxon). Et puis, indépendamment de toute idée de métier, la culture littéraire rend la vie tellement plus agréable ! Elle augmente tellement la capacité à en jouir ! Etre capable de lire et de trouver plaisir à une lecture, même un peu difficile, qui entre en résonance avec les questions les plus graves, celles que l’on se pose sans pouvoir y répondre et que l’on tourne dans sa tête de façon répétitive ; parce qu’on ne peut pas avancer par soi même ; et voilà qu’au détour d’un livre – un livre qui, généralement, ne prétend nullement fournir une réponse directe à ces questions, un livre qui peut être un roman ou un poème -, on se dit « mon Dieu !, c’est exactement cela », et on prolonge le livre de tout ce que l’on y apporte de soi-même et on se prolonge soi-même de tout ce que vous apporte le livre. Cela, bien entendu, on peut le faire spontanément, en autodidacte, mais on le fait mieux si on a eu un minimum de formation : une formation qui vous a appris à lire – pas seulement à déchiffrer les lettres – et qui vous a donné ce sentiment de la distance – distance du passé, distance des autres civilisations – qui permet d’aborder un texte vraiment différent de ce que l’on est, parce que c’est dans un texte différent de ce que l’on est que l’on finit par se retrouver de la façon la plus enrichissante : on se retrouve différent.

EP : C’est ce que l’on peut dire aux gens pour les inciter à faire des langues anciennes.

MZ : Voilà, c’est cela même. Le plaisir de la lecture est nécessairement immédiat, l’enrichissement de la lecture est nécessairement personnel et intime mais ils ne sont acquis ou on ne peut les atteindre qu’au prix de cette mise à distance et de cette compréhension à distance du texte. Aucune formation mieux que les humanités classiques ne fait mesurer les distances et comprendre que tout n’est pas aplati dans l’immédiateté des modes et de l’instant. Pour les langues anciennes, la difficulté actuellement est due au fait qu’elles sont maltraitées, souvent avec une mauvaise foi consternante de la part des autorités de l’Education nationale à tous les niveaux, mais aussi au fait que les élèves qui les étudient ont besoin d’un effort héroïque pour y consacrer le temps nécessaire. Et pourtant, que ces langues sont formatrices ! Le latin est une langue si rigoureuse et à la grammaire si précise que l’on peut, par la seule connaissance de cette grammaire et des pratiques grammaticales des auteurs, reconstituer, non seulement le sens, bien sûr, mais les nuances les plus fines de la pensée ou du style d’un auteur qui n’est plus là pour s’expliquer et qui est mort depuis plus de deux mille ans. Le latin apprend qu’on ne perçoit les nuances qu’à travers la rigueur. Le grec exige idéalement une connaissance encore plus intime, parce que c’est une langue très souple et que, pour épouser le mouvement et épuiser les finesses d’un texte grec, il faut une très grande pratique de la langue et de la littérature grecques. Autrement dit, si l’on étudie trop superficiellement ces langues, si l’on en reste à ânonner la morphologie, le profit est mince. Mais si l’on va un peu au-delà, le profit est immense. Non seulement par la découverte des racines de notre culture et de ce qui a été notre culture vivante jusqu’à une époque très récente (comment peut-on, en ignorant le latin, étudier le droit, l’histoire, les langues romanes ?). Mais aussi parce que, quoi qu’on dise et si irritante que soit cette constatation, l’apprentissage des langues anciennes forme l’esprit de façon unique. Le latin est formateur comme les maths, dit-on : autant faire des maths. Le latin n’est pas formateur de la même façon que les mathématiques. Il ne prétend pas rivaliser avec la perfection de l’esprit que sont les mathématiques. Mais il apporte autre chose : la rigueur y est au service, non de l’accord de l’esprit avec lui-même dans sa généralité, mais de la reconstitution logique de ce qu’il peut y avoir d’illogique dans un esprit particulier : les incohérences, les chatoiements de la sensibilité, la séduction d’un esprit saisi dans ce qu’il a d’unique et de vivant.

MZ : Le latin a une dimension propre de découverte de notre humanité qui lui donne une originalité sur les mathématiques sans diminuer sa rigueur. Depuis quelques années les écoles de commerce sont officiellement ouvertes aux Khâgneux et les résultats des Khâgneux à ces concours sont excellents. Cela confirme qu’un bon littéraire a la plus grande capacité d’adaptation intellectuelle et humaine. La formation littéraire doit être envisagée, moins comme la préparation à un métier particulier, que comme une ouverture à de nombreux métiers et plus encore une préparation à la découverte de la vie.

QUESTION UNE. Tous les partenaires de la communauté éducative (parents, professeurs, élèves, administration) s’accordent pour dire que la place de l’école, du collège, du lycée dans notre société n’est plus très claire et que les missions d’une institution majeure de la République doivent être précisées. Certaines réponses relèvent de l’ordre politique. Que peut dire sur cette situation générale un spécialiste du Moyen Age, un littéraire, mais aussi un universitaire qui a une grande expérience internationale ?