Assemblée générale de S.E.L., mars 2003
Donc, trêve de sottisier. Demandons-nous plutôt ce qui corrompt en profondeur notre langue, au-delà des crises de l'enseignement et des concurrences que font à la lecture l'image, le son à tout va, l'informatique et autres jeux électroniques à domicile. Une cause explique toutes les autres. L'événement se situe aux environs des années 80, disons dans le dernier quart du siècle dernier. Sans que cela se voie, ni se sente, le temps passé quotidiennement devant la télévision ou à l'écoute d'une radio (ajoutons-y quelques journaux imprimés moins férus de bonne langue qu'ils ne l'imaginent !), ce temps (soit environ trois heures quotidiennes) a tout bonnement dépassé celui qui était consacré à la lecture, même en comptant les "faux" livres tels que les confidences de vedettes du spectacle ou de la politique -c'est désormais tout un-. La langue parlée a détrôné l'écrit dans nos pratiques culturelles, d'une façon que l'on peut craindre irréversible. Et ce ne sont pas les bafouillis des "e.mails" et autres "textos" qui redonneront à l'écriture-lecture les chances et prestiges que font semblant d'en attendre les zélateurs de toutes les modernités ! Notre chère fondatrice, Jacqueline de Romilly, à côté de qui l'Académie m'a donné le privilège et le bonheur de siéger à notre Commission du Dictionnaire, m'a donné récemment des exemples frappants à propos de notre sujet de ce matin : la contamination de la langue écrite par la langue parlée. Elle observe excellemment que le premier dévoiement de l'écrit par l'oral tient à certaines prononciations comme "ça" mis pour "cela". Ces amollissements relèvent du terrorisme : écrire "cela" vous rend suspect de purisme attardé, de prétention. De l'imitation de certains parlers sommaires (du type "comment qu'ça va-t'y ," ) qui, chez le romancier, a l'excuse de camper un personnage, on est passé au relâchement systématique du narrateur, donné pour un style neuf. La démagogie s'en est mêlée. Que dis-je : l'idéologie ! Dans ces lieux mêmes, j'ai entendu proclamer que la correction grammaticale "marquait", -pour dire "trahissait", je suppose- des origines bourgeoises, et même "petites-bourgeoises" tant qu'à faire. Sans parler des emprunts approximatifs au vocabulaire des sciences, "humaines" de préférence, car plus floues et se prêtant plus aisément au bluff. On allait décréter peu après que "toute langue est fasciste", au risque de piétiner notre instrument de liberté et d'égalité le plus précieux… Je ne trahis pas un secret en vous confiant que l'Académie doit souvent trancher entre l'accueil ou le refus d'expressions si liées à la mode orale qu'il leur arrive d'avoir vieilli et d'être sorties de l'usage entre l'examen en commission et la relecture en séance plénière ! Récemment, le sort de l'adjectif "nunuche" (eh, oui ! nous en sommes à la lettre N, ce qui nous promet le Z pour les années 2010… où il sera grand temps de reprendre notre tapisserie à la lettre A !) "nunuche", dis-je, nous a opposés un bon quart d'heure, une vraie querelle des Anciens et des Modernes, réveillée en sursaut ! J'y pense : le grec ancien nous serait-il parvenu avec toutes ses subtilités s'il avait couru, comme le français du vingtième siècle, après la langue des préaux et des "speakers" ? La limpidité de La Fontaine nous apprend plus sur son temps que si un quelconque magnétophone nous avait transmis les argots des villes et des champs. A ce propos, permettez une parenthèse, une confirmation qui m'a rempli de fierté. Ayant à parler sous la Coupole, en 1994, du tricentenaire des débuts de notre Dictionnaire, j'ai retrouvé les procès-verbaux de nos devanciers : savez-vous par qui ils étaient signés, quels auteurs avaient pris le temps de réfléchir ensemble sur la façon la plus juste de définir les vocables d'alors : Perrault, La Bruyère, Boileau, Bossuet, Corneille et Racine ! J'en rougis encore…
Revenons (dirai-je : hélas !) aux déformations de la langue écrite par l'invasion omniprésente de l'oral. Monsieur B. Cerquiligni, le délégué général à la langue française, m'a confié à votre intention des études de l'INSEE. On s'en doutait, mais il peut être utile d'en être assuré : l'habitude de la lecture s'enracine dans l'enfance, et dépend du milieu familial, même s'il est vrai qu'entre deux enfants du même lit et élevés pareillement, c'est la loterie. Le niveau scolaire joue plus que les contraintes financières. Les chiffres et graphiques dont je vous fais grâce figurent dans l'ouvrage de Donal, à la Documentation française : "Les pratiques culturelles des Français".
Revenons à la valeur d'exemple, d'entraînement, que prend la jactance audiovisuelle par rapport à l'écrit le moins "soutenu". Nul doute que cette langue molle profite, avec bientôt deux générations de retard, des billevesées rabâchées sous ces lambris en mai 68. A force d'être traitée ici même d'"aliénante", de "bourgeoise", d'"inégalitaire", la langue correcte a perdu sa réputation éprouvée d'instrument de libération, d'enrichissement, d'égalisation des chances. Ce souci de clarté suivait le sort de la Loi, qui, de libératrice, devenait suspecte de perpétuer les injustices de naissance. C'est dans ces mois de démagogie débridée qu'est apparue chez nos maîtres les plus diplômés la manie d'éviter pesamment les liaisons sur le modèle de "ce livre est // épatant !" Pour faire peuple, on suppose… Autre source de relâchement pris pour la règle : les "walkmen", qui sont passés des "rollers" aux piétons, changés en zombies hagards. Pour être juste, le procès des chaînes publiques n'est pas à faire : on y parle une langue claire, sans familiarité racoleuse ni complication faussement savante (comme cela arrive sur France-Culture). C'est avec les émissions de divertissement que cela se gâte. A propos de mésententes conjugales ou de lancements de films - produits devenus interchangeables-, se sont développés sciemment, volontairement, des défilés de farceurs et de jeunes beautés s'étouffant de rigolade à propos de tout. La presse écrite prend le relais, pour ne pas dire : le virus. Les journaux les plus fiers de tenir à leur style sont tirés vers la curiosité pour l'intimité des ténors de la vie publique. L'obligation que s'imposent les animateurs et invités de remplir les blancs et silences, pour capter et garder l'écoute la plus vaste contamine le style écrit et s'impose comme étant la règle ; de là sont nés les ineffables "fondamental", "majeur", "un certain nombre" à la place de l'article indéfini, le "signe fort", le "message clair", "au niveau" en passe d'être relayé par "en termes de". (Entendu hier : "l'Irak se révèle faible en termes d'armement !") La mode des "ateliers d'écriture", à moins que ce ne soit un procédé pédagogique, a multiplié les "comment dirai-je", "on va dire", ainsi que les "et caetera" propres à ceux qui ont le privilège de dicter leur courrier et de faire grâce de détails à l'auditeur. Pas plus tard qu'hier soir, qu'il s'agisse de carrières de cinéma ou de missiles sur Bagdad, j'ai rencontré plus de quarante fois, y compris par écrit, l'expression inutile et dépouillée de sa nuance concessive "c'est vrai que ceci…, que cela" …
Les remèdes ? C'est la mission de SEL d'en esquisser. Comme enseignants, comme parents, il y a à faire ! A commencer par couper de force la télévision et les jeux électroniques. Mais d'abord et surtout, lire follement. Donner aux enfants et petits-enfants l'impression que ce dialogue silencieux avec les lignes imprimées, avec les siècles et les antipodes, nous comble d'aise, qu'il peut donner plus que le succès aux examens : une jubilation à vivre, à découvrir l'autre, à se connaître soi-même. Aucune réforme scolaire, aucune pression sur les medias, condamnés à plaire bassement, aucune prescription familiale, aucune croisade fervente de SEL, ne remplacera la vertu de l'exemple. Aucune prouesse des jeux "high tech" ne consolera de ne plus voir que rarement les adolescents dévorant à plat ventre, les poings dans les joues, Jules Verne ou Alexandre Dumas !
Refusons donc l'envahissement de la langue par ses mésusages oraux les plus colportés, les plus dévoyés et finalement pris pour la norme même. Je ne vois pas de conclusion plus éclairante que cette métaphore de Jacqueline de Romilly : "Un Stadivarius est à votre disposition. Il n'est pas facile d'en jouer. Mais cela en vaut la peine. De grâce, ne le portez pas au marché aux puces !"
Chers amis,
Je vous remercie vivement de m'avoir invité à prendre la parole devant vous. C'est la première fois que je m'exprime en Sorbonne, depuis le temps que j'y prenais humblement des notes aux cours de MM. Levaillant et van Tighem. C'est dire l'intimidation qui se mêle au complexe d'avoir à m'exprimer devant plus compétent que moi. Ajoutons-y de sévères ennuis de santé, qui ont limité mes recherches et l'actualité mondiale fort éloignée de notre souci commun, je veux dire le sort de notre langue et des enseignements censés la préserver de ses dégradations. Rassurez-vous : je ne vais pas reprendre une fois de plus les déplorations habituelles sur les atteintes portées à notre chère langue, à force de néologismes bâclés et de laisser-aller syntaxique. Je préfère vous apporter en commençant un témoignage personnel sur les catégories de la population francophone que scandalisent, comme nous, les incorrections croissantes du français. Chaque fois que j'évoque ces questions dans un quotidien du soir, le courrier abonde. Il vient le plus souvent de lecteurs d'un certain âge : mais ceux-ci n'appartiennent pas en majorité à nos catégories professionnelles dont c'est le métier et la passion de veiller sur la grammaire. Il s'agit en général de personnes peu diplômées, d'autant plus soucieuses de transmettre "à l'ancienne" la langue "dans l'état où ils l'ont trouvée", qu'elles disposent d'un patrimoine réduit, et que s'effacent les frontières territoriales. Moins on laisse d'héritage matériel, moins comptent nos origines géographiques, et plus on tient à la patrie des mots. Les trahisons les plus nombreuses, les moins pardonnables, viennent des milieux d'affaires et des soi-disant "communicants", ou encore de techniciens qui s'ingénient à jargonner pour "faire moderne". On ne dira jamais assez le rôle corrupteur que jouent la publicité, et plus généralement, les critères d'efficacité, de rendement, l'incitation à l'achat, qui ont remplacé les rhétoriques de la persuasion. J'ai entendu il y a quelques jours un PDG polytechnicien déclarer sans rougir que George Bush avait "mal vendu" sa guerre contre l'Irak, moins bien qu'il n'avait "fourgué" (sic) une de ses "branches" -industrielles je suppose- à on ne sait qui.