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L'amour du français, H. Carrère d'Encausse

Assemblée générale de S.E.L., 2004

Au vrai, ce n’est pas sa langue que le roi imposait, c’est la langue parlée par les Français, avec ses différences régionales, qu’il substituait au latin, ce qui constitue alors un acte d’émancipation culturelle, une sorte de reconquête. Le latin était alors le symbole de l’assujettissement passé à l’Empire et à Rome. Le remplacer par le français conférait à cette langue la dignité publique dont jouissait jusqu’alors le latin. Jean Godard, dans un petit ouvrage portant le beau titre La langue française, datant de 1620, écrivait de son souverain François Ier qu’il reconnaissait par là que la langue de son royaume méritait bien le soin royal, puisque « l’honneur de la langue française est une dépendance de l’honneur du sceptre français ». Ce que souligne par là Jean Godard, c’est que le roi élève la langue parfois parlée par les Français au rang du latin qui n’était pas leur langue, et que par là, il en faisait aussi sa propre langue et la langue publique. La décision prise par le roi condamne-t-elle les langues régionales ? Certes non. L’Edit de Villers-Cotterêts définit un espace public d’usage du français mais il le fait par opposition au latin et non aux langues régionales dont la vitalité s’imposera encore à l’heure de la révolution française.

Qui usait de ce français promu soudain langue publique ? Pas seulement les juristes, mais aussi, hors des frontières de la souveraineté française, un Charles Quint qui, s’il parlait à Dieu en espagnol s’adressait aux hommes, écrit le jésuite Bouhours, en français. Plus encore, traitant d’affaires d’Etat avec Philippe II, c’est le français qu’il utilise. Ainsi, en ce XVIème siècle où le roi de France confère un statut public à sa langue, un autre grand souverain la tient aussi publiquement pour langue d’Etat, langue du domaine politique et des relations avec les autres rois. Par la suite, la langue française deviendra l’affaire, non plus du roi, mais de ceux à qui il en remettra le destin : l’Académie française et les poètes ou prosateurs tels du Bellay, auteur d’une Défense et illustration de la langue française, mais surtout Guez de Balzac qui se défendra de suivre l’usage de la Cour – référence à Malherbe – mais se réclamera du « consentement du peuple et de l’usage commun ». Descartes non seulement approuva Balzac dont il disait qu’il contribuait à faire du français le « latin des modernes », mais s’engouffrant dans la brèche que ce dernier n’avait cessé d’élargir, il publia en 1637 son Discours de la méthode – dont il avait commencé, il faut s’en souvenir, la rédaction en latin – directement en français. 

La fondation de l’Académie en 1635, deux ans avant le choix français de Descartes, est, après l’ordonnance de Villers-Cotterêts, un autre acte fondateur de la langue française. Sans doute le français avait-il déjà conquis sa place dans divers domaines, la diplomatie et les lettres. On publiait beaucoup en français et on traduisait alors dans notre langue les auteurs latins et les principaux ouvrages européens. L’Académie va accompagner et accélérer ce mouvement de progression du français au détriment de l’espagnol et de l’italien, tout autant que du latin. La langue devient alors nécessaire à la compréhension des grands auteurs de l’Antiquité. 

La « Querelle des anciens et des modernes » trouve là son terreau, Perrault sera le grand chantre de la modernité dont le symbole est la langue et qui va bénéficier de l’attention et du prestige du roi Soleil. En effet, si Richelieu avait remis le progrès de la langue aux soins des académiciens, Louis XIV sous l’influence de Colbert s’en mêla, s’étonnant de la lenteur de l’Académie à publier un dictionnaire confié à ses soins, alors qu’en Italie et en Espagne ce travail était déjà de longue date accompli. Dès lors s’imposa la notion de bon usage qui exigeait d’être précisée. Ce ne fut pas toujours aisé. Sorel, dans son discours sur l’Académie française, relevait que l’usage était le tyran des langues vivantes car aucune règle, aucune autorité ne le régentait. Philaminte dans les Femmes savantes exposera à Chrysale sa propre vision de l’usage :

« Quoi, toujours malgré nos remontrances

Heurter le fondement de toutes les sciences,

La grammaire qui sait régenter jusqu’aux rois

Et les fait, la main haute, obéir à ses lois. »

Philaminte traduisait ainsi à sa manière la phrase de Vaugelas : « L’usage est le souverain des langues et le roi lui-même doit s’y soumettre ». Mais en disant cela, Vaugelas évoque surtout la souveraineté du bon usage qu’il définit comme « la façon de parler de la partie la plus saine de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps… » Sorel, pour sa part, soulignait « la nécessité de faire appel à la raison, à ceux qui peuvent connaître les règles communes de nos grammaires et de nos rhétoriques » pour introduire de l’ordre dans la tyrannie de l’usage. Et pour lui, c’est la puissance royale qui devait contribuer à cette entreprise de rationalisation de l’usage : « rois et grands ministres n’ont qu’à témoigner d’aimer un mot et à s’en servir souvent, pour faire que tous les courtisans s’en servent de même, et tout le peuple après eux ». 

Grammairien de l’usage, Vaugelas consacra les dernières années de sa vie à préparer un « canevas » du travail que l’Académie aurait à accomplir. Richelieu lui avait accordé une rente pour réaliser ce projet, qui fut présenté à l’Académie en 1637 sous forme d’observations. Elles seront reprises dans les Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire lues à l’Académie dix ans plus tard. Vaugelas y faisait la différence entre le bon et le « mauvais usage », c'est-à-dire le langage populaire, préconisant la normalisation de la langue et la défense de l’orthographe traditionnelle. A sa mort en 1650, ses idées furent pour l’essentiel reprises par le biographe du roi, Mezeray, plus indulgent cependant que Vaugelas pour le parler populaire, plaidant que le bon usage était en définitive celui des honnêtes gens. C’est le Dictionnaire de l’Académie qui devait dire le bon usage.

Malgré l’attention qu’y porta Louis XIV, son élaboration fut chaotique, freinée par les doutes et les débats sur le sens de l’usage, par l’évolution de la langue, par la Querelle des anciens et des modernes qui mobilisait des académiciens. Mais, enfin, après de longs efforts, il vit le jour en 1692. Soixante années de travail y avaient été nécessaires, marquées de reculs, de temps d’arrêt aussi. Surtout il souffrit de la concurrence de deux autres dictionnaires qui mettaient en cause le privilège de l’Académie à être seule chargée d’élaborer le dictionnaire de la langue française. Celui de Richelet, publié à Genève en 1680, interdit en France et saisi, clandestin à la Cour et même à l’Académie. En 1685, ce fut au tour de Furetière de décider de travailler à son propre dictionnaire qu’il prétendait limité aux termes des arts et des sciences pour échapper au monopole académique et obtenir un privilège royal. Mais ce dictionnaire achevé, l’Académie indignée découvrit que Furetière y avait inclus « les mots anciens et actuels de la langue commune ». Elle accusa l’académicien de falsification et de plagiat, demanda l’annulation du privilège et l’interdiction de l’ouvrage. Furetière fut condamné et exclu de la Compagnie. Victoire partielle car il fit imprimer le dictionnaire en Hollande, où il sortit des presses en 1690, deux ans après sa mort. Furetière ne put en voir le succès considérable. Il avait constaté en 1685, 1686 et 1687 celui des trois factum imprimés aussi en Hollande qui critiquaient le travail de l’Académie et mettaient en cause ses confrères. Les factum furent diffusés en France malgré les interdits ; ils amusèrent fort la Cour. Furetière n’écrivait-il pas dans le second d’entre eux : « le dictionnaire de l’Académie est destiné à des beurrière plutôt qu’à des gens de qualité ». Ses critiques avaient d’ailleurs inspiré d’autres pamphlets tel l’Enterrement du dictionnaire de l’Académie, publié anonymement en 1697 après la parution de la première édition, où il était dit que l’œuvre des académiciens recensait surtout « l’usage des halles et des boutiquiers ». Condamné par l’Académie, Furetière lui avait cependant rendu service. Par ses critiques d’abord, souvent pertinentes, parce qu’il lui lançait un véritable défi, l’obligeant par là à réfléchir à ses choix et à ses méthodes ; et surtout à achever son entreprise. Imparfaite sans doute, cette première édition, même si elle venait après Richelet et Furetière, les complétait ; elle aura ainsi donné un élan définitif à la lexicographie française.

Pour critiqué qu’il fut, le dictionnaire de l’Académie inspira une abondante littérature et surtout il lancera la « mode » lexicographique, si représentative du XVIIIème siècle. La question de la langue passionna la Cour et les salons. Cet intérêt s’étend à la plupart des grands pays européens où le français, son enseignement, son usage dans les Cours et dans la diplomatie s’imposèrent définitivement. Ce fut le siècle de la gallomanie. Consciente de cet étonnant succès de la langue confiée à ses soins, l’Académie comprit alors qu’elle devait accélérer ses travaux en révisant le dictionnaire, mais surtout en les étendant aux projets avancés dans le passé. On avait dit la nécessité de rédiger une grammaire, une rhétorique, une poétique, n’était-il pas temps de le faire ? La grammaire, Régnier-Desmarais, Secrétaire perpétuel de l’Académie en fut chargé. Grammairien, bon traducteur de Cicéron, l’abbé Régnier présenta en 1705 à ses pairs un traité de la grammaire française qui était sans doute complémentaire de la Grammaire de Port- Royal, mais qui n’en avait pas les principales qualités, notamment la réflexion philosophique, ce qui explique son relatif échec. 

Dans sa Lettre à l’Académiei publiée en 1714, Fénelon dit avec force qu’il était urgent, indispensable de joindre au dictionnaire une grammaire française et il eut une phrase cruelle : « Un savant grammairien court le risque de composer une grammaire trop ennuyeuse et trop remplie de préceptes. Il faut se borner à une méthode courte et facile ». Il faisait ainsi la critique de l’œuvre érudite de son confrère qu’il ne mentionnait pourtant à aucun moment. Mais Fénelon insista sur ce qui rendait cette grammaire si nécessaire au progrès de la langue : « Elle ne pourrait pas fixer une langue vivante, mais elle diminuerait peut-être les changements capricieux par lesquels la mode règne sur les termes comme sur les habits ». Enfin, Fénelon faisait preuve de grande audace en appelant l’Académie à enrichir le français qui, disait-il, n’a cessé de s’appauvrir depuis un siècle sous prétexte d’être purifié. Forger des mots comme le faisaient les Grecs, en prendre dans les autres langues à l’instar des Latins qui pillaient la langue grecque, ou encore en imitant les Anglais, voilà pour Fénelon le modèle à suivre. « Prenons, ajoutait-il, de tous côtés ce qu’il nous faut pour rendre notre langue plus claire, plus précise, plus courte et plus harmonieuse ».

Sur ce premier point Fénelon ne fut guère entendu ; il ne le fut pas plus en constatant avec raison, que les modes pesaient sur les mots et qu’il fallait une grammaire pour en limiter les effets. Mais en même temps, il avait bien vu que les mutations sociales se reflétaient dans le choix de certains mots nouveaux. Les changements de moeurs, de comportement se retrouveront dans la langue et l’Académie, à qui Furetière prédisait que son travail lexicographique produirait en enfant mort-né, y prêta la plus grande attention en élaborant les neuf éditions de son dictionnaire, attentive tout à la fois, comme le souhaitait Fénelon, à ne pas se soumettre aux modes, mais néanmoins décidée à enrichir la langue de tous les mouvements de la vie et de la société. 

Le français, notre langue, a une longue histoire. En 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts décrète le français, langue de justice et langue administrative du pays. Cette décision soulève plusieurs questions. Est-ce un acte arbitraire du roi, imposant sa langue à ses sujets qui souvent ne la parlaient pas ? C’est l’interprétation jacobine, appuyée sur l’autorité de Fernand Brunot qui y voyait une démarche centralisatrice destinée à forger l’Etat-Nation. Ou encore une mise à mort des langues parlées dans les diverses régions de France, autre conclusion que tira Brunot de cette décision. 

Observer toutes les évolutions, en rendre compte, ne pas scléroser le français sous prétexte de pureté, l’Académie y veilla attentivement depuis qu’en 1692 elle avait réussi à enfanter la première édition de son dictionnaire. Celui-ci survivra à toutes les épreuves ; épreuve interne avec l'arrivée des philosophes à l'Académie, qui y portèrent l'esprit des Lumières et en nourrirent le dictionnaire. Il survivra surtout à la révolution française, qui supprima en 1793 l'Académie, et qui imposa un temps une vision idéologique de la langue. La lexicographie telle qu'elle avait été conçue depuis les origines de l'Académie fit place alors à une conception politique et idéologique de ce que Joseph Dominique Garat, futur membre, définissait dans le discours préliminaire à la cinquième édition du dictionnaire comme « la langue républicaine ». Ce même Garat ne disait-il pas qu'il fallait passer « du beau langage formé des fantaisies du beau monde qui parle et pense mal » au « bon langage, vraie langue d'un peuple éclairé ». Dans une version extrême de ce bon langage, qui aurait été inscrite dans un « dictionnaire républicain », Urbain Domergue prônait le remplacement de définitions académiques classiques telles « le roi est le souverain », ou « le citoyen est l'habitant d'une ville » par des définitions révolutionnaires « un roi est un usurpateur, un tyran, l'oppresseur de la liberté publique », « un citoyen est un membre du corps social ».

Ce conflit portant sur la vocation du dictionnaire et de la langue a marqué la cinquième édition publiée en 1798 et qui fut présentée comme premier dictionnaire de la République. Louis Sébastien Mercier évoquait alors « les mâles expressions de la langue républicaine qui me fut familière pendant quatre ou cinq ans. Il y a là de quoi faire pâlir la langue monarchique. » La tempête révolutionnaire et linguistique s'achèvera officiellement en 1816 avec la renaissance de l'Académie sous son nom d'origine et son projet ; mais en pratique en 1835, avec la parution de la sixième édition qui ferme la parenthèse de l'édition précédente, souvent qualifiée d'œuvre morte, mais aussi la fin des débats sur ce que devait être un dictionnaire représentatif de l'évolution de la langue. En 1778, Voltaire, très critique du dictionnaire de l'Académie qu'il jugeait sec, décharné, de loin inférieur à ceux de Madrid et de Florence en avait déjà proposé un nouveau plan comportant : le mot, sa signification grammaticale, sa prononciation, les variations de son orthographe depuis Marot et Rabelais, son étymologie, sa définition, toutes ses acceptions justifiées par des exemples tirés des meilleurs écrivains. Il préconisait l'entrée dans le dictionnaire des mots de sciences, arts et métiers, (dès lors qu'ils étaient usuels et appartenaient au langage familier) et une révision orthographique. Adopté par l'Académie, ce projet fut progressivement abandonné parce que la mort de son auteur l'affaiblissait certes, mais surtout parce que les académiciens se perdront ensuite dans d'interminables débats opposant les novateurs désireux de suivre la voie ouverte par Furetière, et ceux qui, après Voltaire, se référaient au modèle de la Crusca « dépositaire de la langue classique ». Pour finir, l'Académie opta pour le juste milieu, maintenant le modèle né en 1694 qui prétendait rendre compte de l'état correct de la langue vivante à un moment donné de son histoire. 

Les débats de la fin du XVIIIème siècle ne doivent pas occulter l'essentiel, le triomphe de la langue française. En France, même les passions et les discussions qu'elle suscite témoignent que bien au-delà de la Cour et des salons, la langue publique s'est imposée. Sans doute n'a-t-elle pas détrôné les patois, mais le projet de l'universaliser par l'éducation est présente dans les esprits. Talleyrand écrit en 1791 que l'instituteur doit être le maître de la langue nationale, et que les écoles primaires ont pour fonction première d'enseigner à tous la langue de la constitution et des lois. L'abbé Grégoire consacre le rapport qu'il présente en mai 1794 à la Convention à la nécessité et aux moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française, langue de la liberté. Moins d'un siècle plus tard, la Ille république mènera à bien ce projet parce qu'elle disposera de l'outil qui manque encore à la fin du XVIllème siècle, l'enseignement obligatoire.

Hors de France, la langue consacrée par l'ordonnance de Villers-Cotterêts rayonne jusqu'au confins de l'Europe, et dans les terres lointaines — où l'esprit d'aventure a poussé les sujets des rois de France, en Acadie, à Saint-Domingue, en quelques comptoirs de l'Inde. À ces petites colonies françaises attachées à la langue apportée de la terre natale et qui généralement sera jalousement conservée, se surimpose la primauté exercée par la langue française dans la vie des Cours européennes, et de la société cultivée qui les entoure. Berlin, Stockholm, Saint Pétersbourg, autant de Cours dont la langue française est le mode d'expression, dont la pensée française et les penseurs français sont les favoris et les conseillers. Rivarol est couronné en 1784 pour son Discours sur l'universalité de la langue française par l'Académie de Berlin dont les travaux ne connaissent que le français. Plus encore, sait-on qu'à l'autre extrémité de l'Europe, à Saint Pétersbourg, une princesse allemande, Catherine II, use du français pour travailler avec son ministre des Affaires étrangères, pour annoter tous les documents politiques qui lui sont présentés, pour composer enfin, une part de son œuvre littéraire. Le français est alors le ciment d'une culture européenne et il dessine les contours de l'unité du continent. Qui imaginerait alors qu'une négociation internationale puisse recourir à une autre langue ? Rivarol écrit alors : « Le temps semble être venu de dire le monde français comme autrefois, le monde romain, et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les voir, d’un bout de la terre à l’autre, se former en république, unis sous la domination d’une même langue. » 

Même si, dans la seconde moitié du XIXème siècle, le succès de la philosophie allemande tend à imposer peu à peu la langue de Goethe aux côtés du français dans la vie intellectuelle, elle ne l'éclipsera pas, et surtout elle laisse au français sa place privilégiée dans la vie internationale au début du siècle suivant ; encore faudra-t-il reconstruire une Europe ravagée par la première guerre mondiale. La suprématie du français aura traversé deux siècles mais elle trouvera alors ses limites.

Que nous est-il arrivé soudain ? Et quand situer les débuts du désastre multidimensionnel que connaît notre langue ? Car commence après 1945 le temps de l'épreuve.

Trois éléments caractérisent le recul continu de la langue française qui, depuis plus d'un demi-siècle, suggèrent un diagnostic pessimiste. Tout d'abord le recours continu, dans le monde, à l'anglais, mais plus encore à un anglo-américain abâtardi. Dès 1945, la vie internationale qui durant des siècles avait été européenne se déplace vers le nouveau pôle de puissance, les États-Unis. Même si l'ONU partage ses activités entre New York et Genève, même si des instances internationales se répartissent entre États-Unis et Europe, la langue anglaise progresse partout insidieusement, au détriment du français, en dépit des statuts d'égalité proclamés. Peu à peu l'anglais devient la langue des relations internationales politiques, économiques et souvent culturelles. Les progrès de l'Europe autorisaient le rêve. La France ne fut-elle pas à son origine, et les institutions de l'Europe ne devaient-elles pas tenir la langue française pour l'une de ses langues de travail fondamentales ? Force est de constater, au début du XXIème siècle, que les documents européens sont souvent réduits à une version anglaise, et que le grand nombre de langues officielles qui va croître dans les années à venir fait du français une langue parmi beaucoup d'autres et rarement la lingua franca. L'élargissement qui s'opère actuellement, même s'il fait entrer dans la grande Europe des pays traditionnellement attachés à la langue française, consacre aussi une évolution, le recul dans cette part du continent, du français au bénéfice de l'anglais. Il s'agit certes ici du recul du français dans l'espace des relations publiques ; je reviendrai dans un instant sur l'amour du français qui persiste au cœur des hommes. Mais laissez-moi d'abord poursuivre l'examen de la régression visible.

En France, elle n'est pas moins significative, et ici c'est la qualité de la langue qui est en cause. Écoutons la radio, la télévision, lisons les journaux. Qu'observons-nous ? L'invasion de la langue par des mots anglais ou des anglicismes, c'est là certes un mal connu. Mais ce n'est pas le plus grave et Fontenelle avait raison qui soulignait que cela peut être un mal nécessaire dans certains cas, et surtout que toutes les langues et d'abord la langue anglaise se nourrissent d'emprunts étrangers. Ce qui est grave c'est d'abord l'appauvrissement de la langue. Le vocabulaire moyen s’est réduit par abandon d'un nombre considérable de mots, mais aussi par l'ignorance des règles élémentaires de la grammaire. Des pans entiers en ont disparu — temps de verbe qu'on ne saurait limiter à l'imparfait du subjonctif — règles d'accord, négations, tours interrogatifs. Comment ne pas citer une phrase étonnante, courante dans les media : « Votre actualité, c'est quoi ? » ; traduction approximative « Que faîtes-vous, par quoi êtes-vous occupé en ce moment ? » On en admirera le vocabulaire : actualité remplaçant travail, vie privée, succès, préoccupation, etc., et la construction. La multiplication des horreurs langagières empruntées souvent à la publicité — positiver, solutionner, finaliser, etc. — a l'inconvénient double de la laideur mais aussi de l'éviction de mots et de tournures de phrases qui tombent dans l'oubli. Je n'insisterai pas sur les litotes destinées à masquer les difficultés de la condition humaine — tous les mal-voyants, individus à la verticalité contrariée ou jeunes, ces derniers se substituant à voyous — ; ni sur les méfaits du volontarisme politique qui a conduit à torturer les mots français au nom d'un féminisme mal compris. Nous devons à cette dernière tendance des écrivaines, des procureures, des professeures qui n'ajoutent rien au statut des intéressées. Nous sommes ici, comme c'est le cas aussi des litotes anesthésiantes déjà citées, dans le cadre peu original d'une volonté politique ou idéologique qui entend faire de la langue l'outil d'une transformation de la société. La disparition des systèmes totalitaires européens a permis de constater que même dans de tels systèmes où la répression confortait le projet idéologique, la manipulation de la langue n'avait que des effets momentanés et ne pesait pas vraiment sur les mentalités. Dans une société de liberté comme la nôtre, cette manipulation ne peut faire illusion, un aveugle reste aveugle même si son infirmité change d'appellation, mais les dégâts subis par la langue sont réels et risquent de l’affecter durablement. C'est en France qu'on prend le moins soin, au moins dans la sphère politique et médiatique, de la qualité du français, que tant d'Africains francophones préservent avec un soin jaloux.

Enfin, et c'est le plus grave car là se joue l'avenir, l'école, l'enseignement ne sont plus les lieux où notre patrimoine linguistique est sauvegardé. Ici, laissez-moi dire quel désastre représente pour notre langue, non seulement la négligence dont elle pâtit, mais surtout l'abandon progressif dans les études de ces deux contreforts qui inscrivent le français dans la continuité d'un héritage, et sont une part inaliénable de notre culture, le grec et le latin. Des ministres légers — je ne veux pas citer de noms — ont proclamé l'inutilité des langues anciennes pour une véritable formation de l'esprit. C’est oublier que la langue française s'inscrit dans une continuité dont le terreau était fait de ces langues anciennes, qu'on qualifie à tort de mortes, et qui vivent à travers la plupart des mots du français contemporain. Un nombre considérable de mots français sont d'origine latine, et le grec a fourni à notre langue son vocabulaire savant. Mais aussi, c'est toute une structure de l'esprit que ces langues assurent. Les séparer du français, c'est rendre en dernier ressort le français incapable d'assurer lui aussi cette formation. Si l'on tient pour mortes les langues qui ont nourri le français, c'est la nôtre qui serait à terme condamnée aussi à mourir.

À première vue, pour l'amoureux du français, le bilan est catastrophique et le recul, vu à l'aune de l'étonnante progression de la langue durant quatre siècles paraît présager le pire. Et pourtant, ce tableau est incomplet. Il y faut ajouter, et cela le corrige radicalement, l'amour que portent à la langue française les francophones à travers le monde et celui de ce que l'on peut appeler la France profonde. C'est d'abord hors de France que se situe l'espoir. La francophonie n'est pas un vain mot, même si dans ses aspects officiels elle recouvre des réalités disparates. Dans l'organisation de la francophonie s'intègrent des pays où le français est largement répandu, d'autres où 1 % de la population tout au plus connaît notre langue. Mais vouloir adhérer à la francophonie n'est pas une démarche dénuée de sens. C'est reconnaître l'importance de la langue française, souhaiter s'en réclamer, souhaiter y progresser. Ce souhait, parfois mal explicité, rejoint une réalité, l'effort que font à travers le monde des centaines de milliers d'hommes et de femmes, étrangers à notre pays mais rompus à notre langue, souvent mieux que la plupart d'entre nous, et qui l'enseignent à leurs compatriotes avec une passion et un soin qui ont pour résultat de former des cohortes d'authentiques francophones. Ces professeurs sont des fous de la langue française qui forment à travers diverses structures d'autres fous qui n'attendent aucun bénéfice de la connaissance de notre langue sinon d'acquérir ce qu'ils tiennent pour un symbole de culture raffinée. Ces professeurs disséminés à travers le monde sont de vrais ambassadeurs du français et de la culture française, qui grâce à eux sont assurés de survivre et de gagner du terrain. Enfin, en France aussi l'amour du français vit, ancré profondément au cœur des hommes. Il se manifeste par l'intérêt passionné que portent les lecteurs des journaux, les auditeurs des media aux questions de la langue. Dans quels pays a-t-on vu de tels courriers de lecteurs pour protester contre les « crimes linguistiques » ? 

Une manifestation visible de cette passion française pour la langue — mais elle est loin d'être la seule — est l'intérêt que suscite chaque année la dictée de Bernard Pivot. Qui y a assisté aura pu constater avec émerveillement que des classes entières, voire des écoles y participaient, que des adolescents consacraient leurs loisirs à s'y préparer, apprenant jour après jour les règles si complexes de la grammaire et de l’orthographe, le sens des mots, les moyens de déjouer les pièges dont notre langue est prodigue. Comment ne pas admirer le temps consacré aux mêmes efforts par des adultes qui transforment volontiers le temps libre que leur laisse leur vie professionnelle ou celui de leur retraite à se plonger dans des dictionnaires qui ne manquent jamais d'acheteurs et dans les grammaires dont ils deviennent avec fierté des experts accomplis. Nulle autre récompense au terme de tels efforts qui ne sont pas sporadiques, qui souvent accompagnent toute une vie, que la satisfaction de vivre en familiarité totale avec sa langue. Entre cet amour passionné du français, très ancré dans la société sans différence d’âge et de condition sociale, et l’indifférence – encore le terme est-il bien doux – de ceux qui dans les institutions et les médias ont la responsabilité de respecter le français, l’opposition est saisissante. Mais comment imaginer que la société qui s’est emparée de la langue publique au XVIème siècle et se l’est appropriée, pourrait oublier qu’elle est sienne et que c’est autour d’elle qu’elle s’est unifiée et définie.

Ne désespérons pas du français !



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