Assemblée générale de S.E.L., 2007
Jean Mésaritès est un personnage bien modeste dans la littérature byzantine. Il ne s'agit pas d'un auteur connu, ni de l'un de ces savants qui nous ont transmis une partie de l'héritage antique. Mais il est un bon représentant de l'hellénisme byzantin tel qu'il a pu s'épanouir au XIIe siècle, avant d'affronter la redoutable épreuve de l'occupation latine, et l'éloge funèbre que prononce son frère Nicolas le 17 mars 1207 nous fait connaître en détail sa formation et son activité.
Jean, qui naît en 1162, et son frère Nicolas sont les fils d'un puissant ministre actif sous les Comnène et soucieux de donner à ses enfants la meilleure éducation pour qu'ils puissent faire carrière comme lui dans l'administration impériale, ou bien occuper un poste dans le haut clergé. Jean ne réalisera qu'en partie les projets de son père. Il est présenté à l'empereur Andronic mais, après la mort de celui-ci, il entre au monastère. Vers 1200, il sort de sa retraite et, à la demande de l'empereur Alexis III, travaille à l'exégèse du psautier. Après la prise et le sac de Constantinople en 1204 lors de la IVe Croisade, il s'installe au monastère Saint-Georges des Manganes et joue un rôle actif dans le parti anti-latin. En février 1207, il meurt subitement. Nicolas, né peu après son frère, décrit en détail l'éducation qu'a reçue celui-ci depuis la petite enfance: leçons d'écriture et de calcul, puis, très tôt, de calligraphie, un art que Jean apprend auprès d'un maître qui lui propose des modèles, tandis que Nicolas s'y initie auprès de son père. Après cette première formation, Jean est en âge de profiter des leçons du grammatikos, qui lui apprend la langue savante en lui proposant des exercices grammaticaux spéciaux (schédè) et surtout en lui donnant à lire et à apprendre par coeur des textes anciens. Il l'aide ainsi à constituer la bibliothèque intérieure dont a besoin tout lettré pour y puiser le mot ou l'expression justes, ou pour orner son discours d'une citation ou d'une allusion que saura apprécier un public partageant la même culture. Jean continue son apprentissage auprès de professeurs de rhétorique. Élève du "maître des rhéteurs", il prononce un premier éloge impérial. La supériorité dont il fait preuve tient aux livres dont il dispose : ceux qu'il trouve dans la bibliothèque paternelle, mais aussi ceux qu'il copie de sa main, une pratique que Nicolas préconise. Jean, à qui l'on propose un poste à la cour, refuse et poursuit ses études : philosophie (Aristote et Platon), géométrie, arithmétique, astronomie et physique. Après avoir ainsi parcouru les étapes du trivium et d'un quadrivium irrégulier, il obtient à 20 ans un poste officiel : il est chargé de l'exégèse du psautier et reçoit une pension. Mais après la mort de l'empereur qu'il sert, il entre dans un monastère où il complète encore sa formation en lisant les œuvres des Pères et en composant des florilèges. Il retrouve vers 1200 un poste semblable à celui qu'il avait occupé. C'est alors qu'à la demande de l'empereur, il réalise un chef d'œuvre : un commentaire du psautier, qu'il compose, puis copie habilement sur un manuscrit qu'il se propose d'offrir au souverain. Le beau psautier, cependant, brûle avec la maison paternelle lorsque Constantinople est prise. La vie de Jean connaît alors une inflexion. Il met maintenant la culture qu'il a acquise au service d'une nouvelle tâche : les disputes avec les Latins, dont il sort par deux fois vainqueur. Son frère Nicolas reproduit l'une d'entre elles, ainsi qu'une lettre adressée au pape par les moines de Constantinople, et que Jean a rédigée peu avant de mourir d'une pleurésie.
L'Epitaphios composé par Nicolas, tel qu'il nous est parvenu dans un manuscrit unique - un manuscrit de travail, comme en témoignent les nombreuses corrections marginales - frappe par la place qu'y tiennent l'éducation et la culture, et par la précision des détails. Il ne s'agit pas de notations dispersées, mais d'un tableau cohérent. En parlant de son frère, Nicolas fait le portrait du parfait lettré. Il se tourne ainsi vers un monde passé, qu'il regrette, celui de Constantinople avant 1204. Mais il propose aussi un programme d'éducation et un exemple à suivre. L'occupation latine, avec le défi politique, religieux mais aussi culturel qu'elle représente, met en péril l'identité byzantine, que Nicolas veut aider à sauver.
S'adressant à son auditoire, il le qualifie de "chœur panhellénique". Il reprend ainsi un terme, celui d'Hellènes, qui a eu pendant longtemps à Byzance le sens négatif de "païens", mais qui, surtout au XIIe, a repris une valeur positive. Si les Latins désignent les Byzantins comme des Grecs (Graikoi), ceux-ci, maintenant, revendiquent cette qualité d'Hellènes, qui, au-delà de sa valeur ethnique, comporte une forte connotation culturelle. Différent du nôtre, l'hellénisme dont parle Nicolas se concilie avec le christianisme, et même avec la culture monastique. Nicolas l'oppose à "l'arrogante ignorance des Latins". Il y voit l'essence de la civilisation byzantine et c'est lui que, dans l'Epitaphios de son frère, il se propose de défendre et d'illustrer.
Bernard Flusin est aussi l’auteur de La civilisation byzantine, Paris, PUF (Que sais-je ? n° 3772), 2006.