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Eloge de la civilité, P. Dandrey

Assemblée générale de S.E.L., 2008.

Éloge de la civilité : la pérennité d’un idéal antique ?

Chacun connaît ce jeu affectionné des Humanistes qui consistait à jalonner l’histoire de périodes-phares figurant autant de résurrections éphémères du Siècle d’or. D’emblée, on s’accorda sans trop de peine à offrir cette palme au temps de Périclès chez les Grecs et d’Auguste chez les Romains. Après quoi les orgueils nationaux et les critères d’appréciation introduisant leurs divergences, l’on se battit et se combattit pour le choix des époques dignes de succéder à ces modèles irrécusables. La querelle des Anciens et des Modernes donna aux contemporains de Louis XIV l’occasion de s’empoigner sur la valeur de leur époque. Mais qu’on le crût supérieur ou inférieur aux deux périodes antiques auxquelles on le rapportait, le « siècle de Louis XIV » bientôt confirmé par Voltaire dans son appellation vaguement abusive (car on n’entendait par là guère plus de six ou sept décennies) reçut avec la qualification de « classique » qui lui vint ensuite le baptême d’excellence pérenne qui rassura le patriotisme français. Parce que la critique du XIXe siècle, depuis Sainte-Beuve et après lui, avait élaboré peut-être indiscrètement une légende dorée du classicisme français, il est devenu suspect, dans les temps de déconstruction ardente que nous vivons, de faire référence à cette espèce de « miracle français » renouvelant le miracle grec. Renouvellement contestable d’ailleurs, car ces deux fleurs de civilisation divergent en bien des choses, et d’abord par la nature de leur relation avec le contexte historique où elles s’épanouissent.

Alors que le Ve siècle grec a inventé ou du moins inauguré tout ou presque de ce qui allait faire notre civilisation, le XVIIe siècle constitue dans l'histoire générale de l'Europe une période de simple transition entre l'immense mouvement de réforme, de transfiguration de l'homme, de la société, du savoir, survenu à la Renaissance et le non moins vaste mouvement d'invention de notre modernité au siècle des Lumières. Dès lors, l'éclat de la perfection stabilisée dans les quelques décennies qui courent de 1640 à 1700 fait exception, exception surprenante, dans une ère de doutes, de troubles et de ténèbres provisoires dont elle équilibre miraculeusement les tensions entre certitudes maintenues et doutes lancinants, entre l'effondrement des fondations et la pérennité des substructures, entre la déshérence du fond et la persistance des formes. On oppose souvent baroque et classicisme. En l'occurrence, le classicisme français constitue la stabilisation éphémère et l'épure inspirée de l'effervescence baroque qui la sous-tend et la cerne. Pourtant, cet équilibre dans la tension n’évoque-t-il pas aussi par certains aspects le statut de l’Athènes démocratique du Ve siècle ? Elle aussi était environnée de troubles autant qu’elle nous émerveille d’inventions, celles-ci et ceux-là répercutés dans les fureurs maîtrisées de la tragédie et la lucidité visionnaire de l’histoire : dominer le destin par la lumière de la pensée et de la sensibilité, tel est l’idéal accompli par la cité à laquelle Thucydide assignait pour idéal l’amour du beau cultivé avec discernement et de la sagesse cultivée sans relâchement (XL, 1). Comme au siècle de Louis XIV, toutes choses égales, il était bien question là de ménager le juste équilibre des tensions, de pratiquer l’évaluation précise de la mesure, d’opérer le perpétuel réajustement des poids et des contrepoids, à la faveur d’une physique et d’une arithmétique les plus justes possibles dans l’éthique et l’esthétique. Il s’agissait moins de graver un cadastre figé du vrai, du beau et du bien que de redistribuer sans trêve ni faiblesse leurs territoires selon le moment, l’opportunité, la juste estimation des circonstances et des besoins, pour accomplir plus parfaitement ces valeurs absolues dans le cadre contingent de la réalité vécue. C’est en ce sens qu’un parallèle peut être tenté entre le miracle grec et le classicisme français. Dont on prendra pour témoin privilégié un honnête homme du mitan du Grand Siècle, qui passa sa vie et consacra son œuvre à méditer ces sujets.

Né en 1607, mort en 1684, le chevalier de Méré avait atteint l’âge de sa majorité « nubile » quand Richelieu accéda au pouvoir ; et il mourut deux ans seulement après que la cour de Louis XIV fixée à Versailles allait y embaumer dans le camphre d’une étiquette rigide les manières normées mais plus souples qu’avait favorisées le caractère encore en partie mobile des premières décennies du règne personnel. Sa vie couvre ainsi tout le milieu du siècle que nous appelons classique, tandis que son œuvre, parue entre 1668 et 1678, se concentre dans la période resserrée où culmine le parcours de culture, de civilisation et de prestige qui allait valoir à cette époque cette qualification élogieuse. Méré avait composé, entre autres ouvrages où il étudiait les belles manières et leur pratique, un discours De la justesse qui pourrait bien servir de titre à l’ensemble de ses écrits. Cette justesse, encore faudrait-il l’entendre sans rien de rigide ni de rigoureux : chez ce législateur des bonnes manières qui ne correspond guère à l’idée que d’ordinaire on se fait d’un législateur, justesse rime avec souplesse ; autrement dit, législation avec intuition. Rien de moins guindé, en effet, de moins comminatoire que les leçons de ce maître en savoir-vivre. Sans doute parce que, chez lui, le savoir-vivre s’est mué en savoir plaire. Et que plaire, comme le suggère l’étymologie, s’accompagne de plaisir. Rien de guindé, donc, rien de contraint et nulle contrainte dans le portrait de l’honnête homme idéal qu’à petites touches et toujours en situation nous a laissé cet héritier avoué de Montaigne : l’individualisme et la liberté personnelle trouvent leur compte jusque dans les nécessités les plus impérieuses de la vie sociale, semble-t-il dire, dès lors qu’on sait se les assimiler et les assimiler aux situations toujours changeantes qu’impose le (grand) monde à ceux qui y passent leur vie. Il y a du plaisir à perpétuellement rejouer ce jeu des ajustements raisonnés et finement sentis ; du plaisir à sentir celui que l’on procure aux autres en se pliant soi-même et de bonne grâce à cette algèbre subtile pour leur contentement et leur meilleure aise. D’autant qu’ils vous récompenseront par le même effort, dont vous tirerez, avec de notables bénéfices, le salaire et la contrepartie du vôtre. La cour de Louis XIV et les salons de son temps, vus par Méré, se métamorphosent en une abbaye de Thélème élargie aux dimensions de toute une société. Autant dire que, chez ce théoricien qui jamais ne théorise, l’idéalisation a remplacé la légifération. Cela, peut-être parce qu’il ne fut guère de la cour (du Roi Soleil) ni de la ville (de Paris), quoiqu’il les connût et même les pratiquât, certes, mais de manière éphémère : en gentilhomme de toute petite noblesse et de destinée surtout provinciale. La distance autorise le rêve.

Encore que cette distance n’explique pas tout, si seulement elle explique quoi que ce soit. Car ses prédécesseurs français en législation du savoir-vivre, dont on compte bon nombre durant la première moitié du Grand Siècle, n’étaient pas plus huppés que Méré, loin s’en faut. Et pourtant leurs traités en forme avaient durci jusqu’aux rigueurs de l’impératif catégorique et du tatillonnage minutieux les plus souples directives que leur avaient léguées les Italiens de la Renaissance, vrais hommes de cour, ceux-là. C’est Méré qui continue la lignée de ces maîtres ultramontains ; c’est lui qui retrouve le génie de la justesse assouplie qui recommande les ouvrages de ces premiers instituteurs d’une courtoisie qu’ils avaient pratiquée, réfléchie, discutée dans les petites cours de la Péninsule, avant d’en répandre par leurs écrits le goût raffiné dans une Europe éblouie. Au premier rang de ces précurseurs, voici l’oracle d’Urbino, l’ami de Raphaël et le précepteur des élégances humanistes : Baldassare Castiglione, lequel avait ajouté à l’éclat de la civilisation qui se sentait renaître cette touche de perfection qu’on nomme, par un effet de paronomase expressif, civilité. Voilà bien, à égalité au moins avec Montaigne, l’autre parrain des écrits de Méré : ils lui doivent en particulier leurs formes, celles de la « conversation » et du « discours ». Formes on ne peut plus souples, et souplement assorties de réciprocité : le quatrième des Discours traite « De la conversation » (c’est son titre) ; cependant que la première Conversation se définit explicitement en termes de discours : « Nous discourons de certaines choses », y dit à Méré son interlocuteur le maréchal de Clérambault, « qui ne s’apprennent point dans le commerce du monde ». L’on y discourt, en effet, l’on y converse — et ce n’est pas là qu’un effet de genre ou de forme : le discours et la conversation s’opposent en esprit, et pas seulement en tournure, au manuel ou au traité de belles manières et de meilleures mœurs où les apprentis en ces choses vont chercher de claires et faciles leçons. Méré, lui, n’entend pas jouer le donneur de leçons ni le correcteur de devoirs. Écoutons plus avant le maréchal à l’instant cité :

Nous discourons de certaines choses, qui ne s’apprennent point dans le commerce du monde. Je n’ai jamais rien tant souhaité que d’avoir un peu moins d’ignorance ; et quand je vous tiens en particulier, il me semble que je m’en défais sans étude et sans instruction. Je mets bien avant dans mon cœur les moindres choses que vous me rapportez de Socrate, et j’espere qu’un de ces jours on m’entendra citer le divin Platon, à l’exemple d’une Dame qui a bien de l’esprit, et qui se plaist à parler de tout.

On l’y attendait : Socrate manquait à l’appel des modèles de Méré, emblème de l’instruction sans magistère et du dialogue sans armature corsetée. Montaigne ne l’eût pas désavoué pour inspirateur. Et Castiglione, comme bien des humanistes italiens, s’était montré émule de Platon : le Livre du courtisan n’avait eu garde, lui non plus, de se nommer « traité », ni d’en affecter la forme magistrale et rigide, lui préférant celle, plus souple et polyphonique, du dialogue, à la manière platonicienne. Tout cela s’accorde et consone en bonne harmonie.

À cette école, Méré a pris conscience, avec les meilleurs esprits de sa génération, qu’il ne suffit pas de savoir la règle et de pratiquer le monde pour que l’une s’applique et s’ajuste harmonieusement à l’autre, sans distorsion ni complication. Quand paraissent les Conversations, en 1668, Molière vient de faire imprimer sa comédie du Misanthrope, créée en 1666 et publiée en 1667. Rencontre significative : l’air du temps invite alors à s’interroger non pas tant sur l’air du monde, que sur la manière de s’y conformer, d’y conformer souplement les règles apprises pour les adapter justement aux situations et aux personnes. Alceste rompant en visière avec le bon usage et se faisant une affaire pour insulter de mauvais vers qui n’importunent personne — sauf (et encore) ceux qui doivent en supporter la récitation, — n’a rien d’un sauvage qui ignorerait les bonnes manières. Il les sait, mais il leur préfère une roide vertu de sincérité qu’il pousse au ridicule en l’appliquant hors de raison et de saison à des matières et d’une manière inopportunes, inappropriées — au sens propre, impertinentes. À l’autre extrême de la civilité mondaine, Célimène, elle, sacrifie tout, son cœur et son honneur inclus, à l’étiquette de son salon et aux lois de la galanterie, entendue aux deux sens du terme. Philinte, à mi-chemin de ces deux excès, de ces deux extrêmes, éprouve bien de la peine et du labeur à leur faire entendre raison ; ou pour mieux dire, à leur faire entendre « saison », à leur signifier, par son exemple modulé et approprié aux circonstances, qu’il est une saison et une situation pour chaque chose, une pour se faire champion de vertu et une autre pour laisser filer ce que l’on doit à la folie des hommes, forcé que l’on est de vivre en bonne intelligence avec eux, dans l’étroit milieu des salons et de la cour. Et puis il est une saison aussi pour galantiser, madrigaliser, jouer de l’équivoque, et une autre pour se montrer sincère, ouvrir son cœur — comme la cousine Éliante, la « sincère Éliante ».

C’est ainsi que Philinte, l’aimable et courtois Philinte, ne se dérobe ni ne faillit à dire à Alceste son fait sur le compte de Célimène : parce qu’Alceste étant son ami et épris pour son malheur de la belle coquette, la sincérité ici est toute de saison. La franchise qu’on doit à un ami sur un sujet de cette importance requiert la suspension des accommodements qui seraient bienvenus avec des étrangers ou avec de simples relations qu’il convient de ménager plutôt que de morigéner. Et encore Philinte traite-t-il ce délicat sujet avec une délicatesse la mieux appropriée, au point qu’en cela du moins il parvient à faire entendre sinon raison, du moins ses raisons à l’impétueux amant sans le froisser, quoique sans l’avoir ménagé. Projetant le tact dans la morale, Philinte adapte sa conduite, ses règles de bonne conduite et de savoir-vivre, à la situation et aux exigences qu’elle lui dicte. Ce tact suppose plus qu’un sens intuitif de l’à-propos : un exercice, une pratique expérimentée, exercée, rodée, qui en aura rendu l’usage comme naturel à l’honnête homme, et lui aura appris que pour l’être véritablement, il faut parfois sacrifier la règle à l’esprit. Et que respecter l’esprit de la civilité, et tout autant celui de la vertu (honnêteté ici vaut aux deux sens du terme), c’est parfois en enfreindre les lois, et en tout cas toujours s’entendre à les adapter, à approprier le dogme aux humeurs changeantes du « commerce du monde ». La souplesse dont nous donnions acte et faisions gloire à Méré n’a donc rien d’un art superficiel sinon suspect d’arrondir les angles et de composer avec ce que l’on doit au nom de ce que l’on peut. Elle constitue bien plutôt la forme extérieure d’une méditation sociale et morale de haute volée sur la manière la plus juste et subtile d’incarner les abstractions dans le concret du monde, de la vie, des individus, tous singuliers, comme le sont les circonstances où les placent leurs actions et leurs relations.

Qu’on ne crie donc pas trop vite, devant cette sagesse, à l’élitisme obtus et à l’aristocratisme désuet : car, de toute évidence, la géométrie variable par laquelle Méré nous propose de nous approprier le monde en nous appropriant à lui ne s’applique pas qu’au grand monde ; ou bien c’est que, comme il l’écrit avec vigueur de pensée et audace de plume, « le grand monde s’estend partout » (« De la Conversation »). Et de fait, toute société n’est-elle pas placée toujours devant l’obligation, à quelque niveau de hiérarchie que l’on se situe, de cultiver la civilité, sauf à devenir une jungle ? Il y a loin, certes, de celle où vivait Méré à la nôtre : dans l’une, Célimène est déshonorée pour avoir écrit à trois hommes en même temps qu’elle leur accordait sa préférence de cœur ; de nos jours, le cinéma et le roman nous renvoient l’image de célimènes modernes dont le cœur s’exprime par des actes, des gestes et surtout un vocabulaire plus directs et moins sourcilleux. Mais mutatis mutandis le problème demeure le même : celui d’une appropriation des propos aux situations, une appropriation exercée, un exercice d’appropriation conscient et pertinent des niveaux de langue, qui laisserait par exemple aux portes des lycées ou de la famille le parler adolescent et ses verdeurs parfois osées. Certes, il n’est plus de cour, aujourd’hui, et guère de salons. Ce qui a rendu caduques les réglementations de conduite normées par les prédécesseurs de Méré, sauf à intéresser l’historien des mœurs et les amateurs nostalgiques de curiosités historiographiques. Mais il est toujours des sociétés, des groupes, des cercles, des clubs, dans l’entreprise, le quartier, le stade ou le café du coin, dans les milieux scolaires, professionnels, politiques, sportifs, ludiques, où l’ordinaire de la vie en collectivité et la régie des événements, des tensions et des conflits qui la traversent requièrent une intelligence des comportements et une analyse des conditions de suture entre conduite privée et publique, quant-à-soi et adhésion.

À de telles fins la lecture de Méré offre les linéaments d’une esthétique de soi, d’une éthique de l’autre — si l’on ose ce presque pléonasme — et d’une philosophie (épicurienne ?) de la relation entre le soi et l’autre réglée par l’intuition du plaisir. Cette syntaxe de la plus parfaite sociabilité ne se fige donc pas dans le cadre historique et le milieu aristocratique d’où elle a émergé. Parce qu’elle constitue le raisonnement d’une pratique et s’accomplit dans l’exercice permanent d’une mobilité en quête perpétuelle d’appropriation des critères aux situations, elle possède dans son principe même la capacité de propager ses structures et sa dynamique, sa grille herméneutique, sur toutes les situations de sociabilité, de jadis et d’aujourd’hui, du faîte au socle de la pyramide sociale, et en ce point précis où se constitue et éventuellement se crispe la relation entre l’individu et le groupe. Difficile adhésion que Méré propose de résoudre en la réfléchissant dans la relation de l’individu avec lui-même. Et en enveloppant cette réverbération dans un double décalage : de l’éthique dans l’esthétique, et de la nécessité vers le plaisir.

C’est dans ces termes qu’il définit le modèle humain qui incarne son idéal : celui de l’honnête homme. Tout autant que le « grand monde », de même « le personnage d’un honnête-homme s’étend partout ; il se doit transformer par la souplesse du genie, comme l’occasion le demande » (« Suite du Commerce du monde »). La fusion de l’esthétique, de l’éthique et de la philosophie honnêtes s’accomplit dès lors sous la forme d’une « naturalisation » de l’élégance apprise, qui fait du courtisan parfait de la France de Louis XIV un citoyen du monde, adaptable à tout contexte, à toute époque : Je voudrois que pour se rendre l’honnêteté naturelle, on ne l’aimât pas moins dans le fond d’un desert, qu’au milieu de la Cour, et qu’on l’eût incessamment devant les yeux ; car plus elle est naturelle, plus elle plaît ; et c’est la principale cause de la bienséance, que de faire d’un air agréable ce qui nous est naturel. (De la vraie honnêteté) L’à-propos joint agréablement au naturel, ainsi se définit, à la ville comme à la cour, en société comme au désert, au XVIIe siècle comme en tout autre, un idéal d’honnêteté universel, sans privilège de lieu ni de temps. Le bon ton constitue alors, en quelque sorte, la quintessence raffinée du bon sens entendu comme faculté de discernement et intuition de l’appropriation juste ; et le savoir vivre réintègre sa portée large de savoir bel et bien vivre, autrement dit sa portée de sagesse pratique. Il n’est plus de contexte consubstantiellement lié et nécessaire à leur épanouissement : il faut se garder d’être courtisan hors de la cour, c’est-à-dire que le familier de la cour vraiment honnête homme se doit de trouver toujours, intuitivement, le plus juste tempérament entre son rang, ses manières, et ceux du milieu où le hasard le fait pénétrer, afin d’y paraître naturellement élégant. Il est assuré d’ailleurs d’y trouver des âmes sœurs, en vertu de cette universalité de l’honnêteté que Méré s’efforce de détacher, jusqu’au paradoxe, de ses origines contingentes :

…il est bon de se souvenir que cette Cour qu’on prend pour modelle, est une affluence de toute sorte de gens ; que les uns n’y font que passer, que les autres n’en sont que depuis peu, et que la pluspart quoy qu’ils y soient nez ne sont pas à imiter. Du reste beaucoup de gens, parce qu’ils sont de la Cour, s’imaginent d’estre du grand monde ; je veux dire du monde universel : mais il y a bien de la difference de l’un à l’autre. Cette Cour, quoy que la plus belle, et peut-estre la plus grande de la terre, a pourtant ses defauts et ses bornes. Mais le grand Monde qui s’estend par tout est plus accomply ; de sorte que pour ce qui regarde ces façons de vivre et de proceder qu’on aime, il faut considerer la Cour et le grand Monde separément, et ne pas ignorer que la Cour, ou par coustume, ou par caprice, approuve quelquefois des choses, que le grand Monde ne souffriroit pas. ("De la convenance")

Ce texte prend acte sinon de l’exil, du moins de l’expansion du modèle hors de son territoire d’origine. Il fait plus même qu’en prendre acte : il contribue à propulser le modèle du « grand monde qui s’estend par tout » hors de son berceau naturel.

Par cette pratique et cet exercice de soi qui excèdent le modèle de l’éducation seule et constituent une éthique de l’exigence perpétuelle, l’idéal honnête semble capable de conjurer la fatalité d’une distinction qui serait figée à jamais par une répartition sociale de ses codes et de ses assignations, écrasant la liberté individuelle sous la contrainte d’une sociologie des choix préétablis. En travers du constat posé par Pierre Bourdieu, en opposition à l’acception que revêt dans son œuvre le terme même de distinction, Méré dresse le rêve d’une extirpation des individus hors de ces fatalités collectives par un usage des plaisirs et un souci de soi dont les modèles pour le coup associés évoqueraient plutôt la lecture idéalisée de la sagesse antique forgée par Michel Foucault. Face à une mécanique de la distinction globale et massive appropriant l’adhésion collective des conduites et des goûts au degré de la pyramide sociale où se situent les individus, la sagesse de l’élégance suggère la constitution d’îlots de distinction locale opérant des discriminations pour ainsi dire horizontales, contre le fatalisme sociologique qui voit les goûts et les manières implacablement définis et répartis selon la seule pente « pyramidale ».

Et encore faut-il s’entendre sur cette modulation : cette distinction-là, en ces îlots, ne consisterait pas dans la circonscription d’élites locales autoproclamées à chaque étage de l’édifice social, et refermées sur la conscience arrogante de leur supériorité. Ce serait proprement rabattre l’honnêteté sur le snobisme : tout le contraire donc de l’honnêteté selon Méré. Non, le principe de ces îlots sans esprit d’isolat, ce serait tout simplement le refus de l’indistinction, la lutte contre l’évidence et la facilité de l’indistinct : une élaboration dont la définition tient dans le concept même — car est élaboré tout ce qui émerge de l’indivis et de l’inerte par la dynamique d’un travail, entendons grâce à une énergie raisonnée et orientée par un projet concerté. Cette élaboration est ouverte à tous, à tous ceux qui veulent en entreprendre la quête jamais terminée. Rien de moins élitiste que cette volonté de tirer de soi le meilleur de soi pour l’assortir avec bonne grâce au meilleur que les autres tirent d’eux-mêmes. C’est faire de sa vie une perpétuelle école d’élévation de soi en s’exerçant inlassablement à approprier ses conduites, ses propos, ses pensées à l’agrément de ceux qui participent à la même édification.

Cet idéal qu’on peut tenir pour un rêve pur et une folle utopie a connu quelque embryons de réalisation, pourtant, hors même de sa sphère de définition historique. D’abord, parce que le modèle en a parcouru notre civilisation sur la plus longue durée, depuis l’Antiquité grecque ; ensuite, parce qu’ayant trait à l’éducation (des esprits et des conduites), il a trouvé à se réaliser dans le cadre de l’école. Ce qui eût bien surpris Méré et ses contemporains, si défiants envers les pédants de collège ! En tout cas, l’école républicaine en France, de la fin du XIXe siècle aux années 80 du XXe, sans assurément l’accomplir ni en faire son projet proprement dit, aura ménagé à ce rêve des ouvertures et des biais. Elle ne limitait pas en effet ses objectifs implicites ou explicites à l’acquisition quantifiée du savoir. Elle y ajoutait l’innutrition d’une culture participant à l’édification de l’âme. Projet en grande partie utopique sans doute ; mais l’intention du moins y était, et une part indéniable quoique modeste de réalisation aussi. D’autant que ce projet entendait s’offrir, en principe, hors du fatalisme sociologique, à la faveur au moins formelle d’un mérite évalué dans l’anonymat des concours et dans un cadre de gratuité (relative) des études. Non que l’on sortît nécessairement honnête homme des classes de cette (désormais ancienne) école. Mais un double principe la gouvernait : celui d’un dégagement des élites fondé sur l’appréciation anonyme des mérites ; celui d’un humanisme ajoutant à l’objectif, matériel, de professionnalisation celui, libéral, de culture au sens large. Et ce principe autorisait qu’on détournât en direction d’un apprentissage de soi, éthique et esthétique, l’élaboration du citoyen productif qui constituait l’objectif avoué de l’institution.

La hardiesse confine sans doute au paradoxe de superposer à la cour du Roi Soleil celle des lycées de la République. Mais peut-être le meilleur hommage à rendre à la pensée de Méré, ou pour mieux dire, à la pratique raisonnée dont il élabore par petites touches le processus ouvert et progressif, —peut-être le meilleur prolongement à lui offrir est-il de la décoller tout à fait du cadre de son émergence pour lui offrir l’ample espace de ce grand monde (au sens géographique) où l’auteur rêvait de retrouver partout des isolats du « grand monde » (au sens social) offerts à la sociabilité des honnêtes gens. Un abîme, sans doute, sépare en l’occurrence le rêve de la réalité, l’espoir du pessimisme, la volonté du constat. Pourtant, rien de naïf dans l’idéal qu’esquissait Méré. Mais un humanisme qui force le respect. Et dont l’espérance mesurée et raisonnée, tout en harmonie avec sa pensée, se résume dans cette maxime de sagesse volontariste :

Au reste, toutes les choses possibles, que l’on se peut imaginer, sont comme autant d’Histoires, sinon du passé, ou du présent, au moins de l’avenir : Car en cet espace infini du temps, et du monde, tout ce qui peut arriver rencontre son heure et sa place. (« Seconde conversation »)

Est-ce pour aujourd’hui, pour demain, pour bientôt, pour jamais ? L’actualité de Méré, l’actualité de cette sagesse de la civilité dont il jalonnait le parcours commencé dans la lointaine Antiquité, procède de cette incertitude de date dans la certitude de son événement.

La teneur de ce propos peut être retrouvée en préface des Œuvres complètes du chevalier de Méré (Paris, Klincksieck, 2008).