Assemblée générale de S.E.L., 2010
Je voudrais, avant de débuter cette intervention, avoir une pensée émue pour votre présidente d’honneur, madame Jacqueline de Romilly. Les mots que je viens d’entendre et qu’elle a bien voulu m’adresser m’ont particulièrement touché. Je ne sais si, comme elle l’a écrit « j’ai été efficace partout où je suis passé », mais ce qu’il y a de certain, c’est que je garderai longtemps en mémoire ce souvenir d’un matin de mars 2007, où je trouvai, dans mon casier de professeur, entre une note de service sur la nécessaire fermeture des fenêtres à 17h30, et le mot d’une collègue s’irritant de mon retard à remplir les bulletins, une lettre au verso de laquelle était écrite le nom de Romilly, avec la mention Académie française.
« Le collège et le lycée, c’est beaucoup plus près de mon cœur » disait Jacqueline de Romilly dans le portrait que nous avons fait d’elle dans Homère et Shakespeare en banlieue. C’est à cette attention jamais démentie à chaque professeur, aux difficultés quotidiennes de l’enseignement des langues anciennes dans le collège le plus reculé, à cette faculté à répondre à chaque collègue qui lui fait part de ses inquiétudes, que je veux rendre hommage ici. Madame de Romilly a porté avec constance, talent, et modestie, la défense des langues anciennes à un moment où ces dernières étaient systématiquement brocardées comme des matières élitistes, conservatrices, voire réactionnaires, et je sais à quel point ces critiques l’ont blessée.
Il y a quelques semaines, comme je lui expliquais que j’allais me rendre à l’invitation de Monsieur Paul Demont, elle me faisait part de ses inquiétudes sur les réformes en cours : « J’entends des choses, ça m’a pas l’air terrible… » Je lui rétorquais qu’au contraire il y a avait beaucoup de motifs d’espoir dans la situation actuelle. « Eh bien, dites-le leur, ça leur fera du bien de l’entendre ! » Alors je vais m’acquitter modestement de cet office: pourquoi avons-nous aussi quelques motifs d’espoir pour l’avenir du grec et du latin ?
Les temps commencent à changer : les critiques systématiques ont tendance à passer de mode, la lutte contre l’élitisme et la sélection au nom de laquelle le grec et le latin étaient systématiquement écartés, commence à livrer son bilan : pour emprunter au lexique des bulletins scolaires, il est pour le moins contrasté. L’école républicaine de l’égalité des chances est devenue tellement injuste que, pour préserver une façade de démocratie, on en vient à instituer des quotas de boursiers dans les concours d’entrée aux grandes écoles. « Vous passerez un concours différent parce que vous êtes pauvre ! » Belle réussite ! Aujourd’hui, les difficultés à maîtriser la langue française sont devenues tellement répandues que les universités françaises, alarmées par le niveau des bacheliers, en sont réduites à installer en urgence des modules d’orthographe et de grammaire. Le combat contre l’élitisme et la sélection a donné des résultats inattendus. Cette nouvelle école peine tellement à donner un sens à notre « vivre ensemble », elle est tellement parcourue par les communautarismes de tous genres, que l’on s’en trouve réduit à proposer des débats fumeux sur l’identité nationale pour essayer de savoir ce qui nous réunit. Alors, dans ces conditions, je crois que nous pouvons assumer avec une certaine tranquillité l’étiquette de conservatisme et d’élitisme. Être réactionnaire face à une école aussi injuste, aussi sottement élitiste, aussi figé dans ses mécanismes de reproduction sociale, n’a vraiment rien d’infâmant!
À toutes ces difficultés, il me semble que le grec et le latin détiennent des réponses, peut-être pas toutes les réponses, mais mon expérience personnelle me conduit à penser que ces matières peuvent considérablement « améliorer l’ordinaire ». Aujourd’hui, avec la diminution drastique des heures de français, l’apprentissage de la langue française ne s’effectue plus en cours, mais dans la famille. Et le clivage s’approfondit entre ceux qui ont un entourage familial à même de les aider quotidiennement dans cet apprentissage du français, et ceux chez lesquels on ne parle pas français parce qu’on n’est pas né en France, parce qu’on a déjà mal appris le français à l’école, ou parce que l’on a pas le temps de parler… Faire du grec, c’est faire l’apprentissage d’un nouvel alphabet, un alphabet qui ne paraît plus servir, qui semble fort lointain : le xi ou le dzêta sont des lettres bien étranges, et en même temps l’on retrouve au travers d’un delta ou d’un omega des symboles mathématiques ou des marques commerciales qui font partie du quotidien ; c’est dans cet univers étrange et rassurant que se trouve plongé le néo-helléniste. Face à ce nouvel apprentissage, certes l’égalité n’est pas complète, mais l’est-elle jamais ? En tout cas, les différences se font moins criantes que face à la maîtrise du français ; il n’y a pas la même inégalité entre les familles. Il n’y a pas de choses supposées connues quand on attaque l’alphabet grec ou les grands textes de la mythologie antique. Ce n’est pas toujours le cas pour les langues vivantes, et a fortiori pour le français. De plus, le grec peut se démarrer fort tard. Il n’a pas, comme le latin, fait trop parler de lui en collège.
Les heures de grec et de latin constituent aujourd’hui le seul espace où l’élève peut encore disposer de ce qui apparaît comme un luxe à l’école aujourd’hui : du temps. Du temps pour comprendre l’orthographe des mots, la grammaire d’une langue, la technique d’une explication de texte. Du temps pour l’essentiel, du temps pour le dépaysement…
Le grec et le latin sont aussi l’antidote à cette déconcertante diversité de matières et d’options qui sont le lot quotidien d’une journée de cours. Là encore, il y a les familles qui peuvent aider l’enfant à trouver son chemin dans ce dédale de matières, de filières, et d’options, et puis il y a les autres. Pour ceux-ci, le grec et le latin constituent une sorte de dénominateur commun, ils confèrent une unité à la journée de cours, à travers les étymologies scientifiques, les symboles mathématiques, les racines indo-européennes communes à beaucoup de langues vivantes, les récits mythologiques, la philosophie. L’élève peut avoir le grec et le latin comme point de repère familier tout le long de sa journée, ce qui n’est pas rien si l’on veut l’aider à donner un peu de sens à sa scolarité, et à percevoir la cohérence de ces enseignements. Dans une époque de plus en plus traversée par la montée des communautarismes, le grec et le latin permettent à l’élève de se plonger dans une époque où des civilisations ont su rassembler et réunir des hommes extrêmement divers, de contempler des temples grecs devenus églises puis mosquées, de réfléchir intelligemment à cette succession des religions…
Vous l’aurez compris : le grec et le latin, aujourd’hui délaissés par une partie de ce qu’on appelle communément les « élites » constituent aujourd’hui un atout manifeste pour les plus fragiles, pour tous ceux qui arrivent dans les collèges et lycées avec d’importantes lacunes. C’est donc une chance qu’il nous faut saisir au plus vite : arriver à apporter la preuve par l’exemple qu’un élève qui fait du grec et du latin parvient beaucoup mieux qu’un autre à sortir de ses difficultés, parvenir à démontrer que les langues anciennes constituent un des meilleurs vecteurs de l’égalité des chances dans l’école d’aujourd’hui.
J’apporterai deux réserves à cette vision que d’aucuns qualifieront sans doute de naïvement idyllique : si nous avons eu, des années durant, à subir un tel lot de critiques, c’est aussi parce que nous y avons prêté le flanc. Des générations d’élèves auxquels on a expliqué qu’ils étaient des ignares, qu’ils ne pouvaient rien comprendre à la littérature française parce qu’ils n’entendaient pas le latin… Si le latin et le grec doivent retrouver une place de choix dans les établissements scolaires, il faudra commencer par éviter de tomber dans les arrogances passées, et montrer à chaque collègue, quelle que soit la matière qu’il enseigne, que l’apprentissage du grec et du latin ne peut qu’aider à l’élève à mieux comprendre un enseignement scientifique, un enseignement de langues vivantes, un enseignement littéraire…
Et c’est peut-être dans ce dernier point que réside la principale difficulté aujourd’hui. Il n’y a plus aucune unité dans l’enseignement des lettres aujourd’hui. Deux professeurs de français, dans un même établissement, peuvent poursuivre, en toute bonne foi, des objectifs radicalement différents, voire contradictoires. Et il n’est pas sûr que l’élève, et l’école, aient grand chose à tirer de cette contradiction. Les attaques les plus violentes portées contre les langues anciennes, l’ont été par des professeurs de français, et le projet de disparition du concours de recrutement des professeurs de lettres classiques n’aurait jamais pu voir le jour, s’il avait trouvé sur sa route, des professeurs, et a fortiori des inspecteurs de lettres fermement décidés à s’y opposer. Il nous faut renoncer à cette vision irénique de la grande famille des professeurs de lettres. Se battre dans les classes, les convaincre de l’utilité et de l’intérêt du grec et du latin, c’est notre lot quotidien. Il nous faudra apprendre très vite à prolonger ces combats, beaucoup moins stimulants, mais tout aussi nécessaires, en salle des professeurs.
Face aux défis qui nous attendent, essayons de ne céder ni au désenchantement ni au découragement, en suivant, face aux vents contraires, le conseil avisé de votre présidente d’honneur : « Laisse flotter les rubans… »
Augustin d'Humières est, avec Marion Van Renterghem, l'auteur de: Homère et Shakespeare en banlieue, Paris, Grasset, 2009