Assemblée générale de S.E.L., 2012
Le songe poétique a partie liée avec le réel dérobé, l'être méconnu, "l'autre" qui nous demande et, d'une certaine manière, nous donne la parole. Une telle demande, en fait, est le prologue de tout poème. Chacun sait par expérience qu'en commençant, on n'est jamais tout à fait premier: on répond déjà, ne serait-ce qu'à l'attente d'un témoin, d'un lecteur supposé. Un poète, en particulier, ne peut oublier que sa parole, même "inouïe", est toujours précédée, et que le commencement qui s'entend recouvre l'appel silencieux qui l'a suscitée. Cet appel reste présent à l'œil du lecteur dans le blanc qui entoure le poème. Pour l'auditeur, c'est peut-être l'espace où la voix respire et qu'elle redéploie autour de ses mots. Sensible à l'œil ou à l'oreille, ce domaine discret est souvent négligé, ou soupçonné d'être un alibi: il permettrait de parler à côté du texte, et non du texte; il serait la réserve inépuisable de la complaisance, de l'illusion. On voudrait au contraire tenter de l'approcher ici comme l'espace de "l'autre".
L'autre est là, pour une part, avant le poème. "Est là"? Les difficultés commencent: peut-on le situer avant de l'avoir nommé? Pourtant, quand il a reçu un nom, il n'est déjà plus cet autre silencieux qui demandait qu'on le nommât, il est devenu un peu nôtre.
Nous ne reconnaissons plus la réalité. Elle nous apparaît sous une forme neuve; et cette forme, qualité qui lui est inhérente, distincte du reste. Tout, dans l'univers, en dehors de cette qualité, possède un nom. Elle seule en est dépourvue, elle seule est neuve. Nous nous efforçons de lui donner un nom. Ainsi commence la poésie.
(Pasternak)
Les choses, les êtres déjà nommés font en quelque sorte partie de nous; ils sont assimilés. Ils ont perdu le pouvoir de nous surprendre, et même de nous parler: nous ne les écoutons plus. Autant dire que la poésie est alors impossible. Sa chance ressurgit quand "l'autre" apparaît ou réapparaît sous le masque du nom habituel; en fait, les êtres sont alors antérieurs à leur nom, vierges, incomparables. La poésie ne vit que de cet air neuf, de l'attestation émerveillée qu'il y a encore au monde de l'inédit, de l'inconnu, surtout dans le proche, que nous ne sommes pas voués à un pâle univers de copies.
Parfois le jour comme une copie du jour
et nos vies comme des copies de la vie.
Quand il ne reste que très peu de choses à faire
apparemment très peu: regarder une fenêtre
dans les vitres d'une autre fenêtre, et le ciel
si gris et si terne sur les toits – et regarder encore
comme si tu allais découvrir le tout petit détail
qui montrerait que la feuille a glissé, que c'est l'original
qui se trouve maintenant devant toi.
(Paul de Roux)
Si la poésie est inséparable de l'émotion, c'est que l'émotion est notre réaction devant cette ouverture, en face de ce qui accroît le réel, excède notre savoir, dans la vie présente ou le souvenir. L'adolescence est sans doute le moment privilégié de telles expériences. Le cliché qui fait du poète un éternel adolescent n'est pas sans justesse: en de pareils moments, le poète (mais ses lecteurs aussi bien) redevient quelqu'un qui peut encore grandir.
La vie du poème se joue tout entière dans la mince lamelle de cristal entre le déjà-nommé et ce qui accepte pour la première fois d'être nommé. L'expérience de la nouveauté qui nous régénère est très communément partagée sans que tout le monde écrive des poèmes. Devient poète, semble-t-il, l'homme à qui cette nouveauté réclame un nom. Quand Pasternak écrit: "nous nous efforçons de lui donner un nom", je croirais volontiers que cet effort est réponse à une sollicitation. On se souvient du passage de la Genèse où Dieu amène à l'homme toutes les créatures "pour voir comment il les appellerait", dit la Bible. Comme si Dieu lui-même était curieux des noms que l'homme va inventer! Il y a une espèce d'état adamique de la poésie, fût-ce "dans les plus sombres villes", quand le décor du Paradis terrestre a entièrement disparu. On peut l'éprouver n'importe où, lorsque les mots répondent à l'attente silencieuse des êtres; les plus usés du vocabulaire redeviennent neufs, comme ceux que les parents guettent sur les lèvres malhabiles de leur enfant. Quant à celui qui les prononce, il a l'impression , nous l'avons dit, de fouler une terre vierge, de marcher sur la neige.
Quoi qu'il ait appris de la linguistique, le poète n'a pas le sentiment que les mots qui lui viennent alors soient arbitraires, puisqu'ils sont en quelque manière appelés. La présence sans voix qui demande à être dite continue à "surveiller" l'écriture d'un regard que l'on peut d'ailleurs accepter ou refuser. Le poème a certes une autonomie relative, il se conforme à des lois esthétiques qu'il secrète ou qu'il suit plus ou moins, mais il se compose aussi, il se compose d'abord sous ce regard discret à l'égard duquel il est tenu à une sorte d'honnêteté, de respect. L'admirable justesse de la plupart des poèmes de Pauca meae n'est-elle pas due en partie au fait que Victor Hugo les a écrits, pour ainsi dire, sous le regard de Léopoldine? "Vois-tu, je sais que tu m'attends". Le poète ne veut rien voir, "ni l'or du soir qui tombe, / Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur", et pourtant, comme ce "bouquet de houx vert et de bruyère en fleur" est visible à la fin du poème, éclairé, dirait-on, par le double regard de la fille et du père!
L'autre dont on parle a chance de devenir ainsi l'autre à qui l'on parle, et le premier lecteur du poème. La condition pour le réécrire, des semaines ou des mois après le premier jet, c'est de retrouver, d'abord affaibli, puis presque aussi intense qu'au début, le regard qui l'a demandé.
L'autre, debout en amont du poème, y laisse aussi sa marque. La caractéristique des mots d'un poème, par rapport à ceux de l'usage courant, est précisément que les premiers portent encore cette marque, effacée sur les seconds; ils ont la rugosité, la lueur d'un matériau jamais parfaitement équarri, qui parle encore, à l'œil et au toucher,de la carrière d'où il fut extrait. Faire un poème, c'est essayer de monter un mur avec des pierres brutes qui n'ont pas l'infinie plasticité du son pour le musicien: les mots. On ne les choisit que partiellement, dans la carrière ouverte à la fois par l'émotion et par la langue; on s'arrange avec ce qu'il y a, dont l'essentiel vient du dehors. Cela peut-être explique qu'un vrai poème surprend toujours, même à la centième relecture. La poésie, dit Reverdy, "apparaît chaque fois que l'auteur se fait une révélation au-dessus de lui-même": quand on essaie d'enfermer ce qui se passe lors de l'écriture d'un poème dans un cercle de pronoms réfléchis, on aboutit à un paradoxe qui brise le cercle, et réserve la part de l'autre.
On se demande parfois pourquoi la brièveté, caractéristique du poème aujourd'hui, ne lui donne pas une chance de se glisser dans les fissures de notre vie moderne, si avare de son temps; pourquoi les livres qu'on voit ouverts dans le métro sont plutôt, paradoxalement, de gros romans. Il est, en réalité, plus facile de se laisser emporter dans le flux d'une aventure fictive. Elle ne nous oblige pas à rompre avec notre propre durée. Quiconque lit un poème éprouve au contraire d'emblée la résistance d'un rythme différent, comme s'il entrait dans l'eau, pénétrait dans un milieu inhabituel. Sans doute est-ce l'effet d'une confrontation avec le rythme personnel du poète, auquel le corps et l'esprit du lecteur doivent adapter le leur. Mais quand il arrive au poète de relire ses propres poèmes, il rencontre aussi une résistance; le poème n'est pas seulement à sa taille, le rythme n'a pas épousé son seul moule organique; c'est un compromis entre sa durée singulière et celle de l'autre, dont la rencontre a produit le poème. On pourrait dire que le poète apprivoise dans son propre rythme celui des êtres dont il parle. Comme tout apprivoisement, celui-ci exige du poète qu'il ralentisse, explore à tâtons une pulsation différente, tel un musicien qui cherche à s'accorder avec un autre. Voilà qui va contre nos habitudes d'hommes pressés, qui laissons tant de vies côtoyées sur le bord du chemin. Le poème, lui, les attend.
Mon ami venait m'emprunter quelques sous/il s'en retourne/les épaules couvertes de neige. (Takuboku)
On a peut-être été déçu de l'imprécision dans laquelle s'est enveloppé jusqu'ici le nom de "l'autre": vagues êtres, personnes, choses? La poésie remet jusqu'à un certain point en cause cette dichotomie. Rappelons-nous l'apostrophe solennelle qui ouvrait "Vers dorés":
Homme ! libre penseur – te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose (…)
"Te crois-tu seul pensant…": l'expérience poétique est bien celle d'un décentrement. Plus précisément, elle nous fait passer de la figure du cercle, où le sujet est central, à celle de l'ellipse qui a deux foyers; le second est la source lumineuse qui éclaire les êtres d'habitude effacés, inaperçus, ceux que pourtant "l'on oublie difficilement", pour reprendre le titre d'un recueil de Takuboku.
Il arrive que l'exigence du regard qui éclaire le poète s'accroisse, et que "l'autre" demande à parler en son propre nom, comme s'il voulait rectifier la traduction que le poète donnait de son silence. Le poème alors éclate, s'ouvre au dialogue. Evidemment, il y a en littérature, en poésie surtout, une sorte de fatalité du monologue puisque le poète, même lorsqu'il fait place à l'autre, lui prête encore le truchement de sa propre voix; mais le dialogue, en signalant la différence des voix, indique au moins un effort de correction, de fidélité à ce qui nous échappe et nous guide.
Paix
disent les nuages
Mais
disent les arbres.
Paix
disent les nuages
paix.
Mais
disent les arbres.