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L'hellénisme et la musique en France avant 1914, C. Corbier

Assemblée générale de S.E.L., 2013

Je voudrais remercier le professeur Paul Demont de m’avoir invité à vous parler aujourd’hui des liens qui ont existé entre l’hellénisme et la musique pendant les trois ou quatre décennies précédant la Première guerre mondiale : sujet vaste qui nous entraîne du côté du théâtre et de la danse, auxquels la musique, à cette époque, est étroitement liée.

Si l’on entend par hellénisme ce que les savants et les artistes concevaient à cette époque sous ce terme, c’est-à-dire l’idée d’une essence grecque, de caractères propres aux Grecs de l’Antiquité, on peut être quelque peu surpris et s’interroger : comment retrouvait-on dans les œuvres musicales antiques les traits de cette civilisation grecque dont les hommes du dix-neuvième siècle admiraient les productions artistiques et intellectuelles ? Contrairement à l’architecture, à la sculpture, à la poésie, la musique grecque était presque inconnue dans sa dimension sonore ; si les historiens possédaient de très nombreuses informations d’ordre théorique, les « partitions » qu’ils connaissaient avant la Première Guerre mondiale se réduisaient à quelques lambeaux. Pourtant, il y a bien eu une actualité de la musique grecque antique à la Belle Epoque, notamment depuis que Nietzsche avait publié La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique : le sous-titre de 1872 indiquait le rôle majeur de la musique dans le processus esthétique qui mène de l’épopée à la tragédie. Mieux que ses collègues philologues, Nietzsche prétendait avoir découvert l’essence de l’âme hellénique dans l’union du dionysiaque et de l’apollinien, ces deux pulsions que tout Grec ressentait avec violence et qui se réunissaient dans la tragédie lyrique d’Eschyle, que Wagner avait ensuite ressuscitée dans Tristan et Isolde. Avec Wagner et Nietzsche, hellénisme et musique deviennent presque indissociables : la période qui s’étend des années 1870 à la Première Guerre Mondiale est marquée par une quête exceptionnellement active de la musique grecque antique, quête qui connaît son apogée en 1912-1913.

Pourtant, il y a bien eu une actualité de la musique grecque antique à la Belle Epoque, notamment depuis que Nietzsche avait publié La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique : le sous-titre de 1872 indiquait le rôle majeur de la musique dans le processus esthétique qui mène de l’épopée à la tragédie. Mieux que ses collègues philologues, Nietzsche prétendait avoir découvert l’essence de l’âme hellénique dans l’union du dionysiaque et de l’apollinien, ces deux pulsions que tout Grec ressentait avec violence et qui se réunissaient dans la tragédie lyrique d’Eschyle, que Wagner avait ensuite ressuscitée dans Tristan et Isolde. Avec Wagner et Nietzsche, hellénisme et musique deviennent presque indissociables : la période qui s’étend des années 1870 à la Première Guerre Mondiale est marquée par une quête exceptionnellement active de la musique grecque antique, quête qui connaît son apogée en 1912-1913.

Le premier événement majeur en ces années-là, c’est la création, dans le cadre de la saison des Ballets Russes à Paris, le 29 mai 1912, de L’Après-Midi d’un Faune de Nijinsky suivie, une semaine plus tard, le 8 juin, de la création de Daphnis et Chloé de Ravel dans une chorégraphie de Michel Fokine et avec le même Nijinsky dans le rôle de Daphnis. Dans ces deux ballets s’affrontent deux interprétations de la Grèce. L’intrigue de Daphnis et Chloé suit de près l’ouvrage de Longus tout en évoquant les lieux communs de la pastorale dramatique en tant que genre littéraire (danses des nymphes et des bergers, chasse amoureuse de Pan et Syrinx mimée par Daphnis et Chloé, attaque des chèvres-pieds contre les pirates). « Mon intention en l’écrivant était de composer une vaste fresque musicale, moins soucieuse d’archaïsme que de fidélité à la Grèce de mes rêves qui s’apparente assez volontiers à celle qu’ont imaginée et dépeinte les artistes de la fin du XVIIIe siècle », confiait Ravel dans une « Esquisse autobiographique ». Or la Grèce rêvée par Ravel, Grèce de Rameau et de Watteau, de David et de l’abbé Barthélémy, de Gluck et de Rousseau, ne correspond guère à la Grèce imaginée par Nijinsky : à l’inverse de cette esthétique classique, le danseur russe prône le retour à l’archaïsme eschyléen, dans la lignée de Nietzsche. Pour y parvenir, Nijinsky s’empare d’une des œuvres emblématiques de Debussy et de la musique de la Belle Epoque : le Prélude à l’Après-midi d’un Faune. Créé le 23 décembre 1894, ce court poème symphonique est considéré comme l’un des jalons essentiels de la modernité musicale. Mais, en inversant la perspective, on peut considérer aussi qu’il clôt magnifiquement une année riche en événements associant la Grèce antique à la musique, au théâtre et à la poésie. L’année 1894 avait commencé par la révélation de l’un des plus importants morceaux de musique grecque : un hymne à Apollon, datant de la fin du deuxième siècle avant J.-C., a été retrouvé par les archéologues français sur des blocs de pierre du Trésor des Athéniens, à l’intérieur du sanctuaire de Delphes. Il s’agit d’une découverte capitale pour l’archéologie musicale de la fin du siècle ; l’artisan de cette révélation était Théodore Reinach (1860-1928), extraordinaire savant qui fut tout à la fois numismate, traducteur, musicologue, historien du judaïsme, librettiste, et député de Savoie de 1906 à 1914. Reinach a diffusé en 1894 et dans les années suivantes l’hymne delphique, qui a été harmonisé à sa demande par Gabriel Fauré. Ainsi l’hymne, après avoir été exécuté en mars et en avril à Athènes et à Paris, a résonné en août 1894 dans un lieu symbolique : le théâtre romain d’Orange. Depuis les années 1880, le théâtre d’Orange commençait à accueillir régulièrement des spectacles dramatiques et musicaux ; à partir de 1899, les Chorégies deviennent annuelles. Il s’agit de faire pièce à l’influence nordique en se réclamant d’une identité méditerranéenne commune de la Provence à la Grèce. En ces temps de nationalisme exacerbé, il faut créer un nouveau Bayreuth, un Bayreuth français ; il faut méditerranéiser la musique, comme l’avait proclamé Nietzsche en 1888, rivaliser avec Wagner et ses admirateurs pour réaliser un spectacle hellénique dans un théâtre chargé d’histoire. C’est donc dans le théâtre d’Orange que sont données une tragédie grecque et une pièce musicale : Antigone de Sophocle, avec la musique néo-grecque de Saint-Saëns, est représentée les 11 et 12 août 1894 à Orange : cette représentation, accompagnée par une partition de Saint-Saëns qui fait entendre quelques morceaux antiques, devient à cette époque l’un des triomphes de la Comédie-Française, où elle avait été créée en novembre 1893 par Julia Bartet et Mounet-Sully. L’année 1894 se conclut enfin avec Les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs, qui a mystifié le public en présentant son livre comme la traduction de pièces authentiques d’une poétesse grecque. Quelques jours plus tard est créé le Prélude à l’Après-midi d’un Faune de Debussy, qui indique une autre voie pour la résurrection de l’Antiquité : une Grèce imaginaire, sans reconstitution archéologique, conformément au projet de Wagner. Il est remarquable que les noms de Fauré, Debussy, Mallarmé, Théodore Reinach apparaissent en 1894 : ils seront tous de nouveau présent dans les spectacles de 1912-1913. Laissons donc le dernier mot à Mallarmé : trois jours avant la création de l’œuvre de Debussy, le 20 décembre 1894, le poète écrivait à Pierre Louÿs : « Il me semble, en effet, que l’antiquité, dans sa pure essence, nous doit revenir par la joie créatrice d’enfants, contemporains, en qui elle retrouve un tour inné comme réservé par elle au futur. »

Dix-huit ans plus tard, en 1912, au grand dam de Debussy, Nijinsky réalise à sa manière le vœu de Mallarmé, qui, mort en 1898, n’a pas vu la façon dont le danseur russe a réalisé son souhait. En effet, le Faune vu par Nijinsky provoque une révolution du ballet, un an avant le Sacre du Printemps de Stravinsky. Nijinsky reconnaît tout d’abord avoir voulu s’opposer à la vision de Fokine et de Ravel : « Je veux prendre mes distances avec la Grèce classique utilisée tout le temps par Fokine. Je vais plutôt me tourner vers la Grèce archaïque, beaucoup moins connue et jusqu’à présent très peu mise en scène au théâtre ». Renonçant aux effets de perspective, le danseur choisit de danser sur un espace très restreint, devant une grande toile polychrome et chamarrée peinte par Léon Bakst. Il puise son inspiration dans les images archaïques si bien que ses gestes anguleux s’opposent aux arabesques de la musique. Il mime enfin un acte sexuel avec l’écharpe abandonnée par une nymphe, mais ce geste provoque les réactions indignées du directeur du Figaro ; un scandale éclate, de sorte que Nijinsky supprime cette mimique.

Cette vision de la Grèce ne s’accorde guère avec celle que Debussy s’est forgée depuis le début du siècle au contact des œuvres de Wagner, Rameau ou Gluck. En 1912-1913, le compositeur travaille à une partition pour la Psychè de Gabriel Mourey, dont il ne reste qu’un morceau intitulé (de façon posthume) Syrinx, pour flûte seul (créée le 1er décembre 1913). Tout en « courbes », Syrinx se situe à l’opposé des choix esthétiques de Nijinsky, qui ont considérablement gêné Debussy, comme celui-ci l’a expliqué en 1914 à un journaliste italien : « Je renonce à vous décrire ma… terreur, lorsque, à la répétition générale, je vis que les nymphes et les faunes bougeaient sur la scène comme des marionnettes, ou plutôt comme des figurines de carton, se présentant toujours de côté, avec des gestes durs et anguleux, stylisés de façon archaïque et grotesque ! Pouvez-vous imaginer le rapport entre une musique ondoyante et berceuse, où abondent des lignes courbes, et une action scénique où les personnages se meuvent, pareils à ceux de certains vases antiques, grecs ou étrusques, sans grâce ni souplesse, comme si leurs gestes étaient réglés par des lois de géométrie pure ?... Une "dissonance" atroce, sans résolution possible ! » 

La déception de Debussy, qui sera tout aussi grande devant la chorégraphie de son ballet Jeuximaginée par Nijinsky en 1913, a été rapportée par un autre compositeur français, moins célèbre aujourd’hui que ses contemporains Debussy, Fauré et Saint-Saëns : Charles Koechlin (1867-1950). Élève de Fauré et de Massenet, Koechlin a achevé Khamma, un ballet conçu par Debussy en 1911-1912 sur un sujet « égyptien » (une danseuse danse en l’honneur d’Ammon-Râ). Il est aussi l’auteur d’une biographie de Debussy (1927), dans laquelle il évoque la chorégraphie de Nijinsky : « La chorégraphie s’inspirait des archaïques grecs. En soi, elle ne laissait pas d’être réussie. Mais qui ne voit, a priori, que l’art essentiellement achevé, civilisé, de Claude Debussy s’oppose à ce qu’il y a de primitif dans les statues des précurseurs de Phidias et de Praxitèle ? Ce manque d’harmonie entre la plastique visible et la mélodie entendue, surprenait, déconcertait. » Comme Debussy, Koechlin est l’auteur d’un recueil de mélodies à partir des Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs en 1908 ; comme Debussy, il a composé des poèmes symphoniques inspirés par l’Antiquité, notamment les Études antiques, que Debussy va entendre en 1911 ; comme Debussy avec Syrinx, il a composé des dizaines de monodies parce qu’il réclamait un retour à la simplicité antique, à la ligne mélodique toute nue telle qu’elle était pratiquée dans l’Antiquité. Koechlin est donc sensible lui aussi à la tension qui surgit dans la confrontation du primitivisme barbare de Nijinsky et du raffinement des arabesques debussystes. Il s’agit certes de clichés faciles à convoquer entre la « barbarie » du danseur russe et la « politesse » du musicien français. Mais pourquoi Koechlin demeure-t-il perplexe devant une telle dissonance entre musique et geste, cette dissonance dionysiaque que Nietzsche avait mise en valeur dans La Naissance de la tragédie ? C’est qu’il partage avec ses maîtres et ses contemporains une vision commune de la Grèce antique, une vision « classique » encore imprégnée de l’idéal d’équilibre et d’harmonie vantée par les hellénistes, de Renan aux frères Croiset. Cette vision de la Grèce, il l’a développée auprès de l’un des professeurs du Conservatoire de Paris : Louis-Albert Bourgault-Ducoudray (1840-1910). Bourgault-Ducoudray enseigna pendant trente ans, de 1878 à 1909, l’histoire de la musique au Conservatoire ; il fut un philhellène notoire à partir de 1874-1875, moment où il fut chargé d’une mission musicale en Grèce. Il séjourna à Athènes, à l’École française et découvrit avec émerveillement la musique « populaire » grecque ; par ses écrits, ses conférences et ses œuvres musicales, il milita en faveur d’une « renaissance » musicale en Occident. Bourgault-Ducoudray transmit cette passion de la musique grecque à plusieurs de ses élèves, dont Koechlin et Maurice Emmanuel (1862-1938), qui enseigna à son tour l’histoire de la musique au Conservatoire de Paris de 1909 à 1936, avant d’être remplacé par un autre helléniste, Louis Laloy (1874-1944), auteur d’une thèse sur Aristoxène de Tarente (1904). Ainsi, pendant plus de soixante ans, ce sont trois spécialistes de la musique grecque qui ont enseigné l’histoire de la musique au Conservatoire et y ont formé des générations entières de musiciens en évoquant, dans une partie de leurs leçons, la musique de l’Antiquité grecque. 

La particularité de ces hellénistes, auxquels il faut ajouter des hommes comme Koechlin ou Théodore Reinach, est de mêler l’histoire et la création artistique, et de favoriser ainsi les relations entre des savants et des musiciens qui partagent les mêmes conceptions esthétiques et communient dans l’admiration de l’Antiquité. Ainsi, Laloy et Reinach ont été des historiens et des librettistes : Laloy est l’auteur du livret de Padmâvatî pour Albert Roussel, « opéra ballet » hindou composé avant 1914 et créé en 1923 à l’Opéra de Paris, tandis que Reinach est celui de Salamine d’après Les Perses d’Eschyle pour Emmanuel (1929) et de La Naissance de la lyre pour Roussel (1925). Pour La Naissance de la lyre, « comédie lyrique » dans laquelle sont entremêlés l’Hymne homérique à Hermès et le drame satyrique des Limiers de Sophocle (retrouvé en 1912), Reinach, avant de trouver un collaborateur en la personne d’Albert Roussel, s’était adressé à deux autres compositeurs : Charles Koechlin et Gabriel Fauré. On ne s’étonnera pas de voir côte à côte ces deux noms : le premier était connu pour son inspiration « hellénique » ; le second avait déjà collaboré avec Reinach pour harmoniser le premier hymne delphique en 1894. Fauré, directeur du Conservatoire depuis 1905, était en outre auréolé du succès de Pénélope. Sur un livret que le jeune écrivain René Fauchois lui avait confié en 1907, il a composé un drame lyrique de tradition wagnéro-gluckiste : Pénélope est une adaptation pour le théâtre lyrique de la fin de l’Odyssée, quand Ulysse, de retour chez lui sous les traits d’un vieux mendiant, se fait reconnaître de sa femme et massacre les prétendants. Fauré n’a jamais caché son admiration pour Gluck, le restaurateur de la tragédie antique à la fin du dix-huitième siècle dont les compositeurs français ne cessent de faire l’éloge avant 1914. Dans son drame lyrique, Fauré emprunte cependant au drame wagnérien la technique des leitmotive, une déclamation oscillant entre l’air et le récitatif, un orchestre étoffé où les cuivres jouent un grand rôle. C’est ainsi qu’il a voulu reprendre le flambeau de la tragédie lyrique tout en tenant compte de l’apport wagnérien, pour proposer une œuvre plus « policée », moins « brutale » que l’Elektra de Richard Strauss et Hofmannsthal (1909) : la « Grèce française » prédomine chez Fauré comme chez Debussy ou Ravel. 

Pénélope a été achevé en 1912 et créé en 1913 à Monte-Carlo puis à Paris avec un certain succès. Parallèlement, en 1913, Maurice Emmanuel publie un important traité de la musique grecque dans l’Encyclopédie du Conservatoire de Lavignac et La Laurencie. Présentant de façon détaillée les moyens de transposer dans la musique savante contemporaine des éléments de la musique antique, ce traité complète La Danse grecque antique, thèse de doctorat qu’Emmanuel avait soutenue en 1896 à la Sorbonne, devant la fine fleur des hellénistes ; Alfred Croiset, Edmond Pottier, Maxime Collignon, Théodore Reinach, Bourgault-Ducoudray, Paul Girard, Henri Weil, Adolf Furtwängler félicitèrent à cette époque le jeune helléniste pour son travail novateur. Emmanuel avait tenté de ressusciter les mouvements des danseurs étudiés sur les vases et dans la statuaire. Pour y parvenir, il a comparé ces mouvements à ceux des danseurs du ballet de l’Opéra de Paris et il lui est apparu qu’il existait des similitudes entre le ballet moderne et les danses antiques. Cette méthode, quelle que soit le jugement que l’on puisse porter aujourd’hui sur elle, a fortement impressionné les contemporains d’Emmanuel, qui ont pensé qu’il était possible de ressusciter la danse antique pour régénérer le ballet. C’est en empruntant la même voie qu’Isadora Duncan, qui avait lu attentivement le livre d’Emmanuel et contestait ses analyses en s’appuyant plutôt sur Nietzsche et Wagner, allait révolutionner la danse classique par la recherche d’une expressivité plus profonde et par la libération des conventions académiques. Seize ans plus tard, en 1912, Emmanuel, qui a reçu un prix de l’Institut pour son Histoire de la langue musicale, panorama général de l’histoire de la musique en Europe depuis la Grèce antique jusqu’au XXe siècle, se fait aussi connaître comme compositeur-helléniste avec ses Trois Odelettes anacréontiques pour soprano, flûte et piano (ou orchestre). Il s’agit de trois mélodies sur des odes d’Anacréon imitées par Ronsard et Rémi Belleau : c’est l’occasion pour le musicien de rendre hommage à la Renaissance française du XVIe siècle, sur laquelle il s’est longuement attardé dans son Histoire de la langue musicale. Mais ces trois pièces lui offrent l’occasion de mettre en pratique les analyses rythmiques et harmoniques réalisées dans ses ouvrages historiques, en intégrant « modes » et mètres grecs à sa partition. Il n’est pas étonnant d’apprendre, au gré d’une lettre à Emmanuel en 1926, que Paul Mazon, passionné de musique et de théâtre, appréciait les Odelettes anacréontiques.

Mais en ces années 1912-1913, tous les compositeurs ne partagent pas le même goût pour la musique grecque antique telle qu’elle est présentée par Emmanuel, Reinach ou Bourgault-Ducoudray. Un poète, Claudel, et un jeune compositeur, Darius Milhaud, veulent au contraire se démarquer de cette esthétique classique ou universitaire. Depuis les années 1890, Claudel travaille à une traduction de l’Orestie d’Eschyle : après Agamemnon en 1896, il traduit Les Choéphores et Les Euménides en 1913. Cette année-là, il assiste à la représentation d’Orphée et Eurydice de Gluck à Hellerau, non loin de Dresde, dans une mise en scène réglée par Adolphe Appia et Emile Jaques-Dalcroze selon le principe de la « plastique animée », imitant la danse grecque de l’Antiquité. Le choc est tel que Claudel, refusant la reconstitution archéologique tout comme le modèle wagnérien, veut que sa traduction d’Agamemnon soit montée à Hellerau. Le problème de la musique, par ailleurs, le préoccupe : selon lui, la musique doit surgir sous la poussée du lyrisme verbal, comme c’était le cas dans la tragédie grecque. Son désir est de trouver une déclamation qui ne nuise pas au texte et qui ne soit pas trop lyrique, comme il l’écrit à Darius Milhaud dans une lettre datée du 22 mai 1913 : « Il faudrait quelque chose comme un ton, celui dont on récite l’épître ou l’évangile, qui pourrait devenir sans brisure quelque chose de vraiment chanté ». Dans Les Choéphores (1915), Milhaud, qui était alors élève au Conservatoire de Paris et assistait plus ou moins assidument aux cours d’histoire de la musique d’Emmanuel, met au point un nouveau type de déclamation, une forme de parlé-chanté noté rythmiquement sur la partition. La nouveauté réside surtout dans l’accompagnement de la voix par les percussions, ce qui donne à la scène des libations et aux exhortations d’Electre un aspect primitif, violemment expressionniste, qui n’a plus rien à voir avec la conception de l’Antiquité partagée par Debussy, Fauré, Emmanuel et Saint-Saëns. D’où le scandale lors de la création de l’œuvre en 1919.

De Nijinsky à Milhaud en passant par Reinach, Debussy, Emmanuel, Fauré, Jaques-Dalcroze, les années 1912-1913 ont été marquées par une recherche extraordinaire dans le domaine du théâtre musical inspiré par la Grèce antique. Rarement toutefois les différents aspects de la tradition antique avaient été aussi nettement mis en regard : qu’y a-t-il de commun entre le faune nietzschéen incarné par Nijinsky et les satyres bouffons présentés par Reinach dans La Naissance de la Lyre ? entre le raffinement savant des Odelettes anacréontiques d’Emmanuel et la violence d’Électre dans Les Choéphores ? entre le dépouillement de l’Antigone de Saint-Saëns et la profusion orchestrale d’Elektra? Mais par-delà cette opposition, ce qui se manifeste avant 1914, c’est un intérêt largement partagé pour la Grèce, pour toute la Grèce : quelle qu’ait été la destinée de leurs œuvres, dont une partie est aujourd’hui oubliée ou ignorée, ces artistes étaient animés du même rêve, le rêve d’une résurrection de l’Antiquité dans sa vérité et dans sa beauté.

Deux livres de Christophe Corbier : 

Poésie, Musique et Danse. Maurice Emmanuel et l’hellénisme, Paris, Classiques Garnier, 2011.

Maurice Emmanuel, Paris, Bleu Nuit Editeur, 2007