Jean-Michel Delacomptée a animé l'Assemblée générale 2019 de SEL par une discussion autour de la distinction dans la langue. Nous l'en remercions chaleureusement. Voici le texte de son intervention :
Marc Fumaroli, Exercices de lecture, ‘ De la civilité à la citoyenneté ’ : ‘ Vivant dans une époque où les techniques de communication ont rejeté dans l’indifférence générale la langue que l’on parle et, à plus forte raison, le style dans lequel on s’adresse à autrui, il est stupéfiant de découvrir la passion que des temps moins éclairés mirent à disputer sur les qualités de leur langage, sur l’honneur qu’il pouvait faire à autrui et sur la faveur qu’il pouvait valoir au sujet parlant et écrivant ’.
Il est banal de voir en La Bruyère avant tout un styliste. Mais sous la réserve expresse de ne pas sacrifier la matière, cette priorité accordée à la manière se justifie parfaitement. Et Roland Barthes a raison d’affirmer, dans ses Essais critiques, que La Bruyère est le premier de nos écrivains. Ce qui signifie, sous sa plume, que La Bruyère est résolument moderne en ce qu’il a ‘ très consciemment mené une certaine réflexion sur l’être de cette parole singulière que nous appelons aujourd’hui littérature ’. Barthes rappelle à juste titre que, pour La Bruyère, écrire est un métier. Néanmoins, La Bruyère ne dit pas exactement cela. Au tout début de son premier chapitre ‘ Des ouvrages de l’esprit ’, il écrit : ‘ C’est un métier que de faire un livre comme de faire une pendule ; il faut plus que de l’esprit pour être auteur ’. Est-il besoin d’observer que le fait de traiter des ouvrages de l’esprit dès le premier chapitre suffit à témoigner de l’importance proprement essentielle que revêt, pour lui, ce qui relève de l’écriture d’un livre, en y incluant sa réception par les instances critiques. Dis-moi ce que tu écris, comment tu écris, comment on te reçoit, et je te dirai non seulement quel auteur tu es, mais qui tu es. Qui tu es, en la circonstance, de quel camp tu es, celui des Anciens ou celui des Modernes. Nous le savons, lui-même appartenait au camp des Anciens. Dès ce premier chapitre, il revendique sa position par la brutale, et même insultante, appréciation qu’il porte contre le journal des Modernes, le Mercure galant, dont il écrit froidement qu’il ‘ est immédiatement au-dessous de rien ’. Reste que Barthes a évidemment raison de souligner la dimension technique du travail d’écrivain selon La Bruyère, et de préciser que, pour celui-ci, ‘ être écrivain, c’est croire qu’en un certain sens le fond dépend de la forme ’.
Cette importance très consciemment accordée à la forme se retrouve à de multiples endroits dans les Caractères. Elle se révèle en particulier dans ce que j’appellerai l’esprit de distinction, qui plane sur la langue de l’auteur ‘ moral ’ qu’est La Bruyère, ou, autre terme qu’il affectionne, de l’auteur ‘ grave ’ qu’il est. Ou encore du ‘ philosophe ’ qu’il est. Il recourt à ces différentes qualifications aussi bien dans ses préfaces que dans les Caractères, sans privilégier l’une ou l’autre. Règne là un certain flou qui correspond, je crois, au flou qui entourait alors la position économique et sociale de l’homme de lettres, constitutive d’un problème majeur pour La Bruyère et qui court en filigrane de mon propos. Sous l’appellation d’homme de lettres, il sera cependant utile d’entendre l’écrivain savant, usant d’une prose sérieuse, par opposition aux faiseurs de romans, de stances ou d’épigrammes, représentés par les Modernes, en particulier Thomas Corneille et Fontenelle, et par le Mercure galant qui soutient leur cause.
Ce que j’appelle l’esprit de distinction peut être envisagé sous trois angles.
Le premier renvoie à l’action de distinguer, de différencier, à la faculté de discerner avec la plus grande justesse possible la signification des termes dans l’usage qu’on fait de la langue. Il y a lieu d’admirer la passion manifestée par l’époque pour débroussailler l’atmosphère de confusion qui lui semblait régner, pour dissiper les brouillards de l’intelligence, toute cette volonté, tout ce travail d’éclaircissement qui l’animaient, à l’exemple de la Logique de Port-Royal, ou de l’élaboration concurrente des dictionnaires de Furetière et de l’Académie française, publiés pour la première fois presque en même temps, 1690 pour le Furetière, 1694 pour le Dictionnaire de l’Académie. Esprit de distinction : j’emploie l’expression pour souligner combien la Bruyère s’inscrivait dans cette entreprise d’éclaircissement, combien, dans le domaine des lettres, il joua à cet égard un rôle de premier plan.
Le second angle renvoie à un jugement de valeur, à l’idée d’une différence esthétiquement fondée. Sous cet angle, la distinction comme état de fait se rapporte à des considérations sur la pureté de la langue, où l’on ne s’étonnera pas de voir Malherbe convoqué, et, inversement, Rabelais et Montaigne accusés de manquer de distinction, ce qui ne retire pourtant rien, pour La Bruyère, à l’excellence de leur génie. Toutefois, cette distinction va moins retenir mon attention que celle qui met en jeu le naturel de la langue par opposition à ses artifices.
Le troisième angle, enfin, est à envisager comme une extension des deux autres, en ce qu’il dépasse le devoir impérieux d’user de termes précis et les considérations sur le naturel de la langue pour atteindre le domaine politique situé à l’horizon implicite des Caractères, permettant alors de déterminer ce qui représente, pour La Bruyère, l’idéal de l’écrivain.
Tels sont les trois angles sous lesquels il me paraît intéressant d’aborder les questions de langue chez l’auteur des Caractères. Quand je dis aborder, j’entends : poser modestement le pied sur ses rives sans la prétention de m’enfoncer très loin dans les terres.
D’où cette invitation, ‘ en visite chez La Bruyère ’ : il s’agit d’une sorte de promenade, d’un acte qui a trait au loisir, comme s’y livraient les gens de la cour. Une façon de rendre hommage à un auteur que je ne dirai pas méconnu, mais insuffisamment apprécié en dehors de ses portraits. Nous avons affaire à un écrivain que, pour ma part, je ne me suis jamais lassé de lire au hasard de ses fragments. En visite chez La Bruyère : l’expression marque le souhait d’aller le saluer par pur plaisir et gratitude de ce plaisir reçu, mon propre plaisir, assurément, mais peut-être aussi le vôtre, du moins je l’espère.
L’action de distinguer, et le devoir qui s’y attache, relèvent d’une démarche explicitement cartésienne. L’enjeu est de savoir bien définir, ce qui suppose de savoir bien distinguer, et de savoir bien distinguer pour savoir bien juger. Ce principe conduit à faire l’éloge d’une langue parfaitement maîtrisée, capacité dont je ne peux m’empêcher d’observer, sans vouloir céder à un ‘ déclinisme ’ outrancier, qu’elle est en voie de déshérence à notre époque de nivellement global, d’imprécision dans l’usage des mots et d’appauvrissement de notre idiome. Remarque qui, permettez-moi de le noter, me paraît amplement justifier l’intérêt porté à la langue des classiques en général, et de La Bruyère en particulier.
Mais je referme la parenthèse.
L’esprit de distinction conditionne la capacité de discernement nécessaire au bon exercice de la raison, qui conditionne elle-même la capacité de jugement. La Bruyère s’en prévaut explicitement dans une citation qui, de façon logique, se trouve dans le chapitre ‘ Des jugements ’ (fragment n° 42) : ‘ La règle de Descartes, qui ne veut pas qu’on décide sur les moindres vérités avant qu’elles soient connues clairement et distinctement, est assez belle et assez juste pour devoir s’étendre au jugement que l’on fait des personnes ’.
La Bruyère procède alors à une série de distinctions. Entre le sot et le fat, entre le fat et l’impertinent. Entre les vices, les défauts, et le ridicule. Entre l’habile homme, l’honnête homme et l’homme de bien. Les distinctions qu’il opère en la circonstance méritent d’être citées :
‘ L’honnête homme tient le milieu entre l’habile homme et l’homme de bien, quoique dans une distance inégale de ses deux extrêmes.
La distance qu’il y a de l’honnête homme à l’habile homme s’affaiblit de jour à autre, et est sur le point de disparaître.
L’habile homme est celui qui cache ses passions, qui entend ses intérêts, qui y sacrifie beaucoup de choses, qui a su acquérir du bien, ou en conserver.
L’honnête homme est celui qui ne vole pas sur les grands chemins, et qui ne tue personne, dont les vices enfin ne sont pas scandaleux.
On connaît assez qu’un homme de bien est honnête homme ; mais il est plaisant d’imaginer que tout honnête homme n’est pas homme de bien.
L’homme de bien est celui qui n’est ni un saint ni un dévot, et qui s’est borné à n’avoir que de la vertu ’.
En résumé, l’homme de bien représente l’idéal de La Bruyère, non seulement en tant qu’individu, mais en tant qu’auteur moral.
La Bruyère poursuit en différenciant soigneusement le talent, le goût, l’esprit, et le bon sens. Puis, ayant procédé à plusieurs autres distinctions et nuances, il en arrive à cette remarque fort pessimiste : ‘ Après l’esprit de discernement, ce qu’il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles ’.
De ce constat on déduira aisément qu’écrire un livre est un métier comme de faire une pendule et qu’il y faut plus que de l’esprit au sens mondain du terme : une technique d’horloger ou d’orfèvre. Mais il convient de compléter aussitôt : ayant pour devoir de bien juger, le moraliste a pour devoir de bien nommer, autrement dit d’être parfaitement exact dans les termes qu’il emploie afin de l’être dans les comportements qu’il examine.
La question est d’importance, parce que, même si ce sont les caractères et les mœurs de son siècle qu’il décrit, La Bruyère veut, dit-il, ‘ peindre les hommes en général ‘, et former ainsi le projet de ce qu’il appelle une ‘ science des mœurs ’, dont, par la forme fragmentaire qu’il adopte, il élimine d’emblée l’aspect théorique pour lui substituer les particularités de son style comme autant de moyens techniques mis au service de son œuvre. C’est d’ailleurs pourquoi il est légitime de voir en lui non pas un théoricien mais un essayiste, qualification que l’Académie française lui attribue dans la notice biographique qu’elle lui consacre.
Ces moyens techniques, ces modalités du discours dont il use très consciemment, La Bruyère les présente avec une force et une netteté remarquables à la fin de sa préface des Caractères : ‘ On pense les choses d’une manière différente ; par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par une description, par une peinture ; de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions ‘.
On le voit, la distinction qu’il opère entre les différentes manières de s’exprimer a pour conséquence d’insister sur les différentes manières de penser les choses. Difficile d’affirmer plus nettement que le fond dépend de la forme. Et de laisser du même coup le champ libre aux analyses stylistiques pour éclairer en quoi, dans telle ou telle séquence, la manière d’écrire configure la pensée qu’elle exprime.
La rhétorique dont La Bruyère revendique l’efficacité, et qui repose sur la pertinence des distinctions qu’il opère entre les manières de dire, trouve dans le monde réel une validation du principe discriminatoire qui la sous-tend, accompagnée des conséquences morales qui justifient la rédaction et la publication des Caractères. J’en veux pour témoignage la distinction que fait La Bruyère entre la facticité de la vie urbaine et la vérité de la vie champêtre, distinction qui s’appuie sur l’incapacité des gens de la ville à différencier correctement les éléments qui appartiennent en propre à la campagne. Autrement dit, bien distinguer se traduit par bien nommer, qui se traduit par bien connaître, moyen de faire le départ entre l’authentique et l’artificiel, entre ce qui est moralement positif et ce qui est condamnable, et d’en tirer un jugement essentiel :
‘ On s’élève à la ville dans une indifférence grossière des choses rurales et champêtres ; on distingue à peine la plante qui porte le chanvre d’avec celle qui produit le lin, et le blé froment d’avec les seigles, et l’un ou l’autre d’avec le méteil, on se contente de se nourrir et de s’habiller ; ne parlez à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, si vous voulez être entendu, ces termes pour eux ne sont pas français (…) Ils ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses ’…
Je passe sur le soubassement doctrinal développé par Bossuet, protecteur et ami de La Bruyère, où la vie champêtre, image des temps bibliques, constitue pour celui-ci l’envers des temps futurs, corrompus par le goût du lucre et du luxe, que représente la vie urbaine. Incidemment, il s’agit là d’une opposition entre la nature et la ville que notre modernité polluée ne se fait pas faute de reproduire, à ceci près que la pollution est d’ordre matériel, tandis que la corruption est d’ordre moral.
Je retiendrai ici plutôt l’idée que cet éloge de la nature mène à l’éloge du style naturel où, pour l’écrivain grave, loge la distinction fondamentale, qui n’est pas d’ordre esthétique mais éthique : celle qui sépare la vanité des propos de leur nécessité. Pour illustrer la vanité des propos, je songe à l’éloge que, dans son discours de réception à l’Académie française, La Bruyère fait de Segrais, qui dans ses romans a su bannir ‘ le prolixe et l'incroyable, pour y substituer le vraisemblable et le naturel ‘. La vanité des propos est celle que cultivent les Modernes, la nécessité celle qui motive le discours des Anciens. Cette distinction différencie les types de discours, ceux tenus par l’écrivain moral ayant pour spécificité de ne pas chercher à plaire, mais à persuader, même si, pour persuader, il faut également plaire. Tout dépend de la manière dont on plaît.
La Bruyère s’était fait une loi d’écrire avec naturel, ce qui, dit-il, demande beaucoup d’efforts. On sait que le naturel et la simplicité constituent deux piliers de l’idéal classique. On sait aussi que, dans la querelle qui les opposait, les Anciens jugeaient, contre les Modernes, que l’antiquité avait atteint le sommet en ces deux exigences, et qu’au mieux on pouvait l’imiter, pas le surpasser. Ils ne prétendaient pas récuser les apports des générations précédentes au nom d’une originalité chaque fois plus audacieuse, faite d’apprêts et d’artifices. La préciosité fournit de ce travers un illustre exemple. Selon les Anciens, pour aller de l’avant il fallait partir de l’antiquité, donc de l’arrière, tandis que, selon les Modernes, pour aller de l’avant il fallait dépasser, voire récuser les apports de l’antiquité, donc ce qui les précédait.
Permettez-moi de me référer ici, par anticipation, à un livre que je publierai chez Robert Laffont en août 2019 sur la Bruyère, intitulé La Bruyère, Portrait de nous-mêmes. J’y commente brièvement la première phrase des Caractères, fameuse à juste titre : ’ Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent ’. Le monde étant fixe, il ne reste plus qu’à dire autrement, sans que le fond humain change. Cependant dire autrement conduit à penser autrement, ce qui ne changera pas le fond humain, mais le présentera sous une forme nouvelle. Tel est le rôle que s’assigne l’écrivain moral en usant d’une langue naturelle au prix d’efforts constants. Des efforts qui sont assujettis au souci permanent du vrai. D’où l’impératif absolu que La Bruyère s’est assigné de soigner son style, en tant qu’écrivain moral, tout comme le prédicateur devait soigner le sien pour donner à ses prêches la plus grande puissance possible.
La Bruyère avait en effet un autre credo : c’est que la vérité est une, et n’a qu’une expression. Une seule forme convient au sens parfait d’une phrase. Comme la parole évangélique s’accomplit par la justesse de sa formulation, l’écrivain moral partage avec le prédicateur les exigences du discours éloquent. Semblable au prédicateur, il a pour mission de persuader le public de la vérité de son discours. Pas de plaire, bien qu’il faille plaire pour persuader. Pas de séduire, bien qu’il faille séduire pour convaincre. La contradiction entre les moyens et les buts étant difficile à régler, La Bruyère n’a cessé de s‘y confronter.
Si bien que, finalement, écrire s’apparentait pour lui à un sacerdoce. Tout laïc qu’il était, il se faisait une idée quasi mystique du style. Ce n’est pas un hasard si le premier chapitre des Caractères s’intitule ‘ Des ouvrages de l’esprit ‘, largement consacré aux belles-lettres, tandis que le dernier chapitre, ‘ Des esprits forts ‘, défend la religion contre les libertins. Les lettres pour commencer, la foi pour terminer.
Ce n’est pas un hasard non plus s’il dit que sa manière d’écrire sur les mœurs, cet assemblage de fragments, de réflexions, de remarques, se réfère aux ‘ proverbes ‘, nom que donnent les divines Ecritures à cette sorte de livre.
Mais on perçoit bien ce qu’implique la distinction entre l’écrivain et le prédicateur : elle implique une dissociation entre le style de l’un et le style de l’autre, alors même que tous deux visent un objectif commun, qui est d’instruire le public en vue de le délivrer de ses vices.
L’éloquence de la chaire, écrit-il, ‘ en ce qui y entre d’humain et du talent de l’orateur, est cachée, connue de peu de personnes et d’une difficile exécution ; quel art en ce genre pour plaire en persuadant ! il faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a été dit, et ce que l’on prévoit que vous allez dire ; les matières sont grandes, mais usées et triviales ; les principes sont sûrs, mais dont les auditeurs pénètrent les conclusions d’une seule vue ; il y entre des sujets qui sont sublimes, mais qui peut traiter le sublime ? Il y a des mystères que l’on doit expliquer, et qui s’expliquent mieux par une leçon de l’école que par un discours oratoire : la morale même de la chaire, qui comprend une matière aussi vaste et aussi diversifiée que le sont les mœurs des hommes, roule sur les mêmes pivots, retrace les mêmes images, et se prescrit des bornes bien plus étroites que la satire ; après l’invective commune contre les honneurs, les richesses et le plaisir, il ne reste plus à l’orateur qu’à courir à la fin de son discours et à congédier l’assemblée ’.
La tâche de l’écrivain moral est identique dans ses buts, mais entièrement différente dans ses moyens. D’abord parce qu’un discours prononcé diffère d’un ouvrage écrit. Celui-là s’oublie, celui-ci demeure. Et ensuite parce que l’écrivain, à la différence du prédicateur, doit inventer sa manière de dire en l’appliquant aux objets de son choix.
Mais il y a une différence plus centrale encore, qui confère à l’esprit de distinction toute sa force, et qui tient à la place de l’écrivain dans la cité. Car autant le prédicateur, comme d’ailleurs l’avocat, remplit une fonction parfaitement balisée, autant l’écrivain grave, le philosophe, doit conquérir une place que la société lui dénie.
Disons que La Bruyère représente l’homme de lettres qui aspire à s’extraire de l’indistinction à laquelle les Grands et les riches bourgeois le confinent, indistinction dans laquelle les Grands tombent peu à peu au profit de la haute bourgeoisie, s’attirant le blâme de l’homme de lettres qui, au nom des traditions, déplore leurs mésalliances.
D’une part La Bruyère condamne la confusion des fonctions et des rôles dont il observe l’essor au sein de la société qui l’entoure, d’autre part il souffre d’être confondu dans la masse que constituent, pour les Grands et les riches bourgeois, les gens qui les servent, c’est-à-dire le peuple. Se distinguer par la qualité du style revient alors à acquérir un statut spécifique, celui d’écrivain au sens plein du terme.
Comme je le note dans mon livre à paraître, pour La Bruyère, rien n’est plus négatif, dans une société, que la confusion des rangs et des rôles. Observez, écrit-il, des joueurs de dés ou de cartes dans un cercle : on dit que le jeu égalise les conditions, et en effet les joueurs sont de toutes conditions, mais quelquefois de conditions si disproportionnées que le rapprochement de telles extrémités choque la vue. Cette promiscuité détonne comme une disharmonie de couleurs, des paroles vulgaires ou des sons brutaux. Rapprocher ainsi les rangs, les resserrer dans un lieu où ils se mélangent, constitue plus qu’une faute. C’est absurde et laid : ‘ un renversement de toutes les bienséances ‘. Et ne croyez pas que ce soit anodin : ‘ Si l’on m’oppose que c’est la pratique de tout l’Occident, je réponds que c’est peut-être aussi l’une de ces choses qui nous rendent barbares à l’autre partie du monde, et que les Orientaux qui viennent jusqu’à nous remportent sur leurs tablettes ‘. La Bruyère fait ici allusion à la venue en France, en 1686, de l’ambassadeur du roi de Siam, chef d’une énorme délégation qui fut reçue à Versailles dans une prodigieuse ostentation somptuaire. Les Orientaux nous choquent, dit-il, par leurs façons de saluer, ils se prosternent jusqu’à terre, mais nul doute que nous les rebutions davantage par les excès de familiarité qui déshonorent nos tables de jeu.
Il n’y a pas à être surpris de sa remarque. Observons à nouveau ces gens occupés à jouer : ‘ implacables l’un pour l’autre et irréconciliables ennemis pendant que la séance dure, ils ne reconnaissent plus ni liaisons, ni alliance, ni naissance, ni distinctions ‘. Un unique point leur reste en commun : le hasard. Conséquence délétère des distinctions abolies : quand tout se mêle indifféremment, la barbarie pointe. Savoir différencier conditionne l’harmonie sociale, comme - leçon de Descartes - savoir discerner conditionne la sûreté de jugement, base de la ‘ science des mœurs ‘.
Le problème est le suivant : les nobles ne sont pas à la hauteur de leurs devoirs héréditaires. Ils négligent ce qu’ils se doivent et ce qu’ils doivent au royaume. Et plus largement les Grands, qu’ils le soient par la naissance, la faveur ou la dignité, c’est-à-dire les puissants, les importants, ne sont pas à la hauteur de leurs devoirs : ils négligent de se différencier du peuple par la prévalence de leurs mérites et l’excellence de leurs vertus.
Le corset politique dont le roi noue les liens et le corset sacré qu’assure l’Eglise maintiennent l’équilibre au sein du corps social, mais l’affaissement des traditions et des hiérarchies légitimes le corrompt, et le philosophe s’en afflige. Il tente de comprendre le mystère du désordre moral dont l’évidence le frappe. C’est à lui, le philosophe, l’écrivain grave, d’exposer les aberrations qui avilissent le monde, qui pourtant doit sa création à la pure bonté de Dieu. Dieu étant juste et bon, comment expliquer la folie de l’homme ? sa férocité ? ses injustices ?
Tout à la fin des Caractères, dans l’avant-dernier fragment, La Bruyère livre sa profession de foi : ‘ Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l’ordre et la subordination, est l’ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu’elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts’. Tout est clair : la part du vice est celle des hommes, la part du juste celle de Dieu.
Pour La Bruyère, qui est conservateur, l’avenir ne porte pas d’espérances. L’histoire se déroule sans but. Elle ne ressemble pas à une flèche tendue vers des lendemains meilleurs. Pour lui, c’était mieux avant, du temps de nos pères, et à l’affirmer il n’éprouve aucune honte, bien au contraire. L’idée de progrès ne l’effleure pas, puisqu’il n’en voit aucun. Il constate l’évolution des mœurs, et comme elle tend vers le bas plutôt que vers le haut, au lieu de s’en réjouir, il la condamne.
Il reproche aux bourgeois leur passion de la richesse et du luxe, aux Grands leurs goûts dispendieux. Nos pères, se souvient-il, avaient le sens de la pudeur et de la mesure, ils ne se privaient pas du nécessaire pour avoir du superflu, et ne préféraient pas le faste aux choses utiles. Ils dépensaient en proportion de leur recette, cherchant non pas à grossir leur patrimoine, mais à le maintenir pour le transmettre intact à leurs héritiers, et ils passaient ainsi d’une vie modérée à une mort tranquille. Respectueux des conditions et des rangs, ‘ il y avait entre eux des distinctions extérieures qui empêchaient qu'on ne prit la femme du praticien pour celle du magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme ‘. La Bruyère développe une puissante plaidoirie en faveur des temps anciens. Et sa vigoureuse défense d’un passéisme qui choquerait aujourd’hui débouche sur cette maxime, ‘ que ce qui est dans les Grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation, folie, ineptie dans le particulier ‘.
Chacun à sa place, dans sa fonction, tel est le principe de l’ordre divin. Mais quand les fils de nobles épousent les filles de bourgeois, et que de ces mariages motivés par l’argent et la vanité sortent des Grands par mésalliance qui se substituent aux Grands par naissance, la somptuosité se répand hors limites, l’ordre s’effrite et vire à la décadence. C’est ce dont rendent compte les Caractères : avec l’effacement progressif des distinctions naturelles, l’inéluctable déclin de la noblesse.
Mais dans le même temps, les Grands considèrent pêle-mêle ceux qui les servent. C’est pourquoi, écrit La Bruyère, ‘ Ne parler aux jeunes princes que du soin de leur rang est un excès de précaution, lorsque toute une cour met son devoir et une partie de sa politesse à les respecter, et qu’ils sont bien moins sujets à ignorer aucun des égards dus à leur naissance qu’à confondre les personnes, et les traiter indifféremment et sans distinction des conditions et des titres ’.
C’est de cette confusion qu’il s’agit pour lui de s’extraire. D’où cette glorification du philosophe face aux manieurs d’argent, aux parvenus, aux nouveaux riches :
‘ O homme important et chargé d'affaires, qui, à votre tour, avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet : le philosophe est accessible ; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l'âme et de sa distinction d'avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter : j'admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes; mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en m'attendant ; passez jusqu'à moi sans me faire avertir. Vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile ! Le manieur d'argent, l'homme d'affaires est un ours qu'on ne saurait apprivoiser; on ne le voit dans sa loge qu'avec peine : que dis-je ? on ne le voit point ; car d'abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne le voit plus. L'homme de lettres, au contraire, est trivial comme une borne au coin des places : il est vu de tous, à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade ; il ne peut être important, et il ne le veut point être ‘.
Certes, il ne veut point être important, mais il le veut quand même. La Bruyère a terriblement souffert du dédain des Grands lorsqu’il assumait les fonctions de précepteur du duc de Bourbon, le petit-fils du Grand Condé, pendant dix-huit mois, avant qu’il ne publie les Caractères, en 1688. Et même s’il a été nommé ‘ gentilhomme de M. le Duc ’ après son préceptorat, il n’a pas cessé de souffrir de la suffisance et des railleries de ces jeunes nobles imbus de leur supériorité sociale. Il en a même tiré, avec une chirurgicale précision de pensée, cette remarque que, de toutes les blessures, la moquerie est ‘ celle qui se pardonne le moins ; elle est le langage du mépris, et l’une des manières dont il se fait le mieux entendre ; elle attaque l’homme dans son dernier retranchement, qui est l’opinion qu’il a de lui-même ; elle veut le rendre ridicule à ses propres yeux, et ainsi elle le convainc de la plus mauvaise disposition où l’on puisse être pour lui, et le rend irréconciliable ’.
C’est de ce mépris qu’il se revanche par le succès des Caractères et par leur style inimitable. Au lieu d’être perdu dans la masse des gens de savoir, qui sont considérés comme des domestiques par les Grands et comme des gens de peu par les manieurs d’argent, il se distingue par la spécificité de sa langue. Pas celle des œuvres mineures à ses yeux, romans, madrigaux, stances, épigrammes, dont les Modernes et le Mercure galant se régalent, mais par la conjonction du naturel et de la gravité qu’illustre son œuvre.
Le naturel, c’est celui de la correspondance épistolaire où les femmes excellent, et plus globalement celui du langage des dames de la cour, contraire à l’affectation des bourgeoises, dont les Précieuses offrent le modèle. Des femmes qui écrivent des lettres, il dit en effet ceci : ‘ ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d’écrire ; elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l’effet que d’un long travail et d’une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes qu’elles placent si juste, que tout connus qu’ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l’usage où elles les mettent ; il n’appartient qu’à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable qui se suit naturellement, et qui n’est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j’oserais dire que les lettres de quelques-unes d’entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit ’.
Le problème est que cette langue si naturelle n’a pas pour objet les graves pensées qui devraient aller avec. La gravité dont elle manque, c’est celle des prédicateurs sincères. Non pas les orateurs mondains qui charment le public par l’agrément de leurs tours gracieux, mais ceux qui ont à cœur de prêcher sérieusement les Évangiles.
Il s’ensuit que l’écrivain selon La Bruyère joint le style naturel des épistolières au grave discours des prédicateurs. C’est en cela qu’il acquiert un rôle singulier qui le distingue au sein de la société tout entière. C’est la fusion de cette distinction réelle, celle du langage des dames de la cour, par rapport au langage affecté des bourgeoises et au langage rustique des villageoises, et d’autre part du discours profane qui se distingue du discours évangélique que tient le prédicateur sincère, c’est cette fusion, cette synthèse, qui confère au philosophe, à l’auteur moral, à l’écrivain de métier, la place singulière à laquelle il aspire.
Cet écrivain, c’est déjà l’homme de lettres qui apparaîtra bientôt sur la scène des Lumières. Mais encore, au-delà des Lumières, c’est l’amorce de l’écrivain magnifié par la modernité quand celle-ci, les yeux rivés sur l’art d’écrire, le magnifiait encore. En plein accord avec les analyses de M. Fumaroli dans son remarquable ouvrage, Partis pris, récemment paru dans la collection Bouquins, je ne parle pas ici de l’écriture au sens d’une façon d’écrire qui n’aurait d’autre but qu’elle-même, solipsiste en quelque sorte, mais d’une écriture visant à la beauté sans choir pour autant dans l’art pour l’art. Autrement dit et en conclusion, La Bruyère, cet homme de lettres, cet auteur grave, ce philosophe, cet écrivain éperdument soucieux de son écriture et de la qualité qui la différencie de la langue commune sans lui être étrangère, ce La Bruyère représente déjà, effectivement, en ce sens, le premier de nos écrivains.