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Le monde comme le voyaient les Grecs, Danielle Jouanna

Vous trouverez ci-dessous le texte de la conférence prononcée par Mme D. Jouanna lors de notre AG 2021. Le texte illustré sera adressé à nos adhérents au format papier avec le courrier annuel en fin d'année. 

« Comme vous le savez peut-être, j’ai publié récemment un ouvrage intitulé "Le monde comme le voyaient les Grecs". Quand j’y travaillais, j’ai été arrêtée par plusieurs points qui me surprenaient, concernant la représentation concrète que les Grecs pouvaient se faire de la Terre ou plus largement de l’univers, c’est-à-dire le dessin de cette terre, les cartes. Ce sont deux de ces points que j’aimerais soumettre aussi à votre curiosité, et sur lesquels, peut-être, certains pourront ici apporter des compléments d’information. 

Je précise tout de suite que je ne parle pas de l’image mentale que les Grecs ont pu conserver tout au cours de leur histoire et qui imprègne encore certains esprits modernes. Je veux dire la carte suggérée par les descriptions homériques, et dessinée, autant qu’on peut la reconstituer, par la première carte attestée au VIe s. avant notre ère, la carte d’Anaximandre, « améliorée » ensuite par Hécatée et reconstituée par les commentateurs modernes. Chez Homère, il est clair – je ne vous apprendrai sans doute rien – que la terre est une galette plate, surmontée d’une sorte de cloche hémisphérique, le ciel. Le soleil dans son parcours suit le contour de ce couvercle, auquel sont attachées les étoiles fixes, tandis que d’autres astres, les planètes (dont le nom, vous le savez, signifie astres errants), se déplacent sur ce même contour en suivant des trajectoires bien répertoriées. L’espace terrestre est donc une sorte d’île immense bordée par un courant liquide, le fleuve Océan, au-delà duquel il est interdit (et impossible !) de s’aventurer. Alors, bien sûr, même à l’époque archaïque, certains se posent des questions ; comment le soleil se couchant à l’ouest peut-il se retrouver à l’est le lendemain ? Quelques poètes ont la réponse : c’est parce que, après avoir plongé dans l’océan à l’ouest, le soleil s’endort dans une barque qui le ramène sous terre jusqu’à l’est. Sous terre, d’ailleurs, qu’y a-t-il au juste ? On se représente sans doute ce monde souterrain comme un hémisphère inversé de celui du ciel, le monde offrant ainsi l’image parfaite d’une sphère – même si certains passages d’Homère ou d’Hésiode suggèrent un monde souterrain en forme de cône.


Évidemment, avec le passage du temps et les découvertes scientifiques, cette image d’une galette plate a été remise en question par le monde savant, dès le IVe s. avant notre ère, et peut-être même plus tôt. Mais ce qui est surprenant, c’est que rien n’a réussi à la déraciner entièrement de la mentalité populaire. D’abord, peut-être, parce que tous les petits écoliers grecs apprenaient à révérer Homère. On verra même, au Ier s. avant notre ère, à une époque de grands scientifiques, le géographe Strabon s’indigner contre ceux qui refusent de voir en Homère le père de la géographie ; et on voit, toujours au Ier s., le géographe romain Pomponius Mela en parler comme d’une galette, et des ouvrages savants la dessiner toujours comme un disque plat. 

L’image de la sphère aura toujours du mal à s’imposer ; on voit encore à la fin de l’époque antique des cartes représentant une terre plate et circulaire, et cette image traverse encore tout le Moyen Âge, comme en témoigne encore, vers la fin du XVe s., le Jardin des Délices de Jérôme Bosch, un triptyque dont les volets refermés représentent la création du monde : une sphère enserrant une galette plate encore inégale, attendant que Dieu l’organise. Et comme vous le savez sans doute, de nos jours encore certaines tendances religieuses persistent à voir une terre plate : l’an dernier, un article du journal Le Monde signalait qu’« une étudiante diplômée d’une faculté des sciences tunisienne a voulu soutenir une thèse concluant que la Terre est plate et fixe au centre de l’Univers. » Après plusieurs années de travail, l’étudiante n’a finalement pas été autorisée à soutenir la thèse, après que certains passages ont « fuité » sur Internet. Plus récemment encore, Le Figaro racontait qu’un Californien de soixante-et-un ans, parrainé par « un groupe de recherche sur la Terre plate », construisait sa propre fusée pour démontrer que « la terre est un disque entouré d’un mur de glace », et « mettre fin à l’idée que la Terre est ronde comme une balle ».

Ce n’est pas cette image bien connue qui m’a intriguée. Ce dont je voudrais parler ici plus précisément, c’est de la façon concrète dont les Grecs ont représenté la terre. Je vais le faire non pas en présentant les cartes successives proposées par les savants grecs (ou du moins reconstituées par les savants modernes d’après leurs descriptions, puisqu’évidemment nous n’avons pas ces cartes) – et que vous pourrez retrouver dans mon livre, ou sur Internet, mais en m’arrêtant, comme je le disais, sur deux points qui m’ont laissée perplexe.

Le premier de ces points concerne un passage bien connu d’Hérodote. Vers 500, raconte-t-il, Aristagoras, le tyran de Milet (en Ionie), va chercher des alliés en Grèce continentale pour que les cités aident les colonies grecques ioniennes à se révolter contre le roi de Perse Darius. Il commence par Sparte où il apporte, dit Hérodote, « une tablette (pinax) de bronze (ou de cuivre) où étaient gravés le dessin de la terre entière, la mer entière et tous les fleuves », pour montrer au roi de Sparte les richesses qui l’attendent s’il attaque Darius ; et en même temps, il lui montre sur cette carte l’itinéraire à suivre en Ionie pour arriver jusqu’à Suse, la capitale de Darius. J’ai repris ici ce passage (légèrement tronqué), où j’ai mis en italiques les emplois du pronom démonstratif déictique ὅδε qui figurent dans le texte, indiquant un geste pour montrer : 

« Les régions se touchent, comme je vais te montrer. Aux Ioniens, que voici, touchent les Lydiens, ici, qui occupent un territoire fertile et possèdent beaucoup d’argent (il montrait tout en parlant l’emplacement sur le dessin de la terre (γῆς ἁπάσης περίοδος) qu’il avait apporté, gravé (ἐνετέτμητο) sur sa tablette). Aux Lydiens, poursuivait Aristagoras, touchent, ici, les Phrygiens orientaux. Aux Phrygiens touchent les Cappadociens, que nous nommons Syriens. Les Cappadociens ont une frontière commune avec les Ciliciens, qui vont jusqu’à cette mer-ci, où se trouve, ici, l’île de Chypre. Touchant les Ciliciens, ici, sont les Arméniens. Après les Arméniens, les Matiènes, qui habitent cette contrée-ci. Le pays qui touche au leur est, ici, la Kissie ; et c’est là qu’au bord de ce fleuve-ci, le Choaspès, se trouve cette fameuse Suse, où le Grand Roi fait sa résidence et où sont les dépôts de tous ces trésors. » (V, 49).

On imagine Aristagoras indiquant du doigt au roi de Sparte, sur cette carte, comme un professeur de géographie devant ses élèves, tous les sites qu’il mentionne. Mais cette carte est tout de même bien surprenante : comment une carte qui se veut « de la terre entière et de la mer entière » peut-elle donner autant de détails précis ? Comment même une telle carte « de bronze » serait-elle transportable ?

J’ai ajouté un passage d’Aristophane dans Les Nuées qui suscite le même étonnement : le paysan Strepsiade découvre avec surprise dans le pensoir de Socrate une « carte de la terre entière » aussi surprenante que celle d’Hérodote, que lui montre un disciple :

LE DISCIPLE — Et voilà devant toi la carte de toute la terre (γῆς περίοδος πάσης). Tu vois ? Ici, Athènes. (…) C’est bien véritablement le territoire attique.

STREPSIADE — Et où sont les Cicynniens, mes compagnons de dème ?

LE DISCIPLE — Là, ils sont là. Et l’Eubée, comme tu vois, la voilà qui s’étend à côté, tout en longueur, bien loin.

STREPSIADE — (…) Mais Sparte, où est-elle ?

LE DISCIPLE — Où elle est ? La voilà.

STREPSIADE — Comme elle est près de nous ! Songez sérieusement à l’écarter de nous, bien loin (v. 200-216).

Là encore : comment une carte de la terre entière peut-elle montrer aussi précisément l’Eubée, Sparte, Athènes ? Il paraît difficile que la carte d’Anaximandre, que vous avez vue, même si on l’imagine démesurément agrandie, puisse montrer des détails aussi précis.

Aristagoras ne réussit pas à convaincre le roi de Sparte de participer à une expédition contre Darius ; celui-ci ne répondra que par une remarque de bon sens : il aimerait bien savoir combien de temps il lui faudra pour aller de Sparte jusqu’à cette Suse qu’Aristagoras lui montre sur sa carte. Pris de court, Aristagoras répond maladroitement : « trois mois », ce qui lui vaut d’être renvoyé avec mépris : « Tu ne dis rien d’agréable à l’oreille des Spartiates, en voulant les emmener à trois mois de marche de la mer » dit le roi de Sparte. Aristagoras est bien déçu de ne pouvoir continuer sa démonstration et montrer sur sa carte le détail de la route à suivre : « Aristagoras quitta Sparte sans avoir pu donner plus de détails sur la route qui va de la mer chez le Roi » (V, 51). Mais Hérodote, lui, n’entend pas se taire comme Aristagoras : il a bien l’intention de les donner, ces détails, et il décrit, étape par étape, la route en question pour montrer qu’il faut effectivement trois mois ; et sa description occupe deux pleines pages de l’édition CUF. Pour que vous en ayez une idée, je vous en ai cité ici le début :

« Voici la description de cette route. Il y a tout le long des stations royales et de très belles hôtelleries (καταλύσιες κάλλισται) ; la route entière traverse des pays peuplés et sûrs. Dans la traversée de la Lydie à la Phrygie, il y a une suite de vingt stations, 94 parasanges et demi (le parasange est estimé entre 5 et 6 kms). En sortant de Phrygie, on traverse le fleuve Halys ; il y a sur ses bords des portes par lesquelles il faut passer de toute nécessité si l’on veut franchir le fleuve ; il y a aussi sur le fleuve un fort poste de garde. Après ce passage, on est en Cappadoce ; il y a dans ce pays, jusqu’aux frontières de Cilicie, 28 stations, cent quatre parasanges… »

Alors, Aristagoras, Hérodote et Strepsiade ont-ils vraiment une carte de la terre entière sous les yeux ? Comment imaginer cette carte, une carte transportable, où il y aurait autant de détails ? J’ai d’abord été amenée à envisager deux hypothèses. Une première hypothèse est que cette carte… n’existe pas ; je veux dire : qu’Aristagoras parle, certes, mais sans montrer de carte. Je m’explique : on sait que l’histoire, au temps d’Hérodote, n’est pas une science. On le verra encore plus clairement avec Thucydide : c’est un genre littéraire, qui se partage entre le récit des faits et les discours des protagonistes. L’historien n’a évidemment pas le texte de ces discours, il les reconstitue, comme dira Thucydide, en fonction de ce que chacun aurait pu dire, et bien sûr en montrant sa propre virtuosité rhétorique. Mais entendons-nous bien : le tracé qu’évoque là Hérodote existe indubitablement, il est trop précis pour ne pas s’appuyer sur quelque chose. Ce qui paraît certain en tout cas, c’est qu’Hérodote, lui, a certainement sous les yeux une description écrite du trajet qu’il décrit ; sans ce support écrit, il n’aurait sans doute pas été capable de reconstituer le discours d’Aristagoras et d’énumérer ainsi tant de peuples de l’Asie mineure. Or, on sait qu’il existait au Ve s. des « routes royales perses », commerciales et stratégiques, organisées par Darius. Elles ont été décrites, probablement de façon détaillée, par Ctésias de Cnide, mais l’ouvrage est perdu (et Ctésias n’a pu inspirer Hérodote, puisqu’il est postérieur à lui) ; il existe aussi des tablettes de Persépolis (pas toutes publiées) qui en donnent également une idée. Plusieurs commentateurs de ce passage pensent qu’Hérodote a pu utiliser une description détaillée de son prédécesseur Hécatée de Milet (que nous ne possédons pas). D’autres s’attachent seulement à comparer la description d’Hérodote avec ce qu’on sait actuellement de ces routes royales, et à en relever les inexactitudes (trajets plus longs ou plus brefs qu’il ne le dit). Mais alors, semble-t-il, c’est un texte écrit, et non une carte dessinée qu’Hérodote a sous les yeux. Dans cette première hypothèse, donc, Hérodote aurait reconstitué un discours qu’Aristagoras n’a pas réellement tenu sous cette forme, simplement pour le plaisir d’étaler ses propres connaissances, en évoquant une impossible carte de bronze où aurait vraiment été gravé tout ce qu’il évoque. Deuxième hypothèse : cette carte existe véritablement. Mais quelle carte ? Est-ce celle d’Anaximandre ? L’éditeur d’Hérodote aux Belles Lettres, Philippe Legrand, le suggère : il rappelle simplement en note que « c’est à Milet, patrie d’Anaximandre et d’Hécatée, que parurent chez les Grecs les premières cartes géographiques, sous forme de tablettes. Au début du Ve s., le pinax d’Aristagoras devait être à Sparte une nouveauté. » Mais, encore une fois, la carte d’Anaximandre ne ressemblait certainement pas à ce que décrit Aristagoras. 

Après P. Legrand, d’autres commentateurs, comme lui, n’ont pas imaginé qu’Aristagoras, Hérodote ou Socrate puissent avoir sous les yeux une carte autre que celle d’Anaximandre. Christian Jacob pense que tous faisaient appel pour le détail à l’imagination et aux rêves de leurs auditeurs ; il écrit à propos de la carte d’Aristagoras : « La carte est un récit, elle a un pouvoir de séduction et nourrit les rêves les plus fous », et il conclut que puisqu’Aristagoras réussira finalement à convaincre les Athéniens à l’aide de la même carte, c’est une question de développement culturel : moins développés, les Spartiates n’arrivent pas à concevoir abstraitement, à partir de la carte minimale qu’on leur montre (la carte d’Anaximandre) le vaste espace plein de séductions qu’on leur décrit, tandis que les Athéniens y parviendront très bien. Même distance conceptuelle, selon C. Jacob, pour la carte que le disciple de Socrate montre à Strepsiade, mais cette fois entre le paysan et le citadin cultivé : l’Athénien non spécialiste de cartographie (le paysan Strepsiade) comprend difficilement un espace qu’un savant lui demande de concevoir en lui montrant seulement un point minuscule sur la carte. Et Jacob parle « d’une représentation non figurative, mais symbolique ». D’autres enfin croient en une carte où figurerait réellement tout ce que décrit Hérodote. S. Hornblower et G. Nenci, éditeurs plus récents du livre V d’Hérodote, pensent à une carte d’Anaximandre, oui, mais remaniée grâce aux « routes royales ». Hornblower écrit : « Les cartes n’étaient pas des exemplaires courants dans le monde ancien et l’une des raisons pour lesquelles Hérodote écrit cet épisode est peut-être que cette carte était une curiosité célèbre ». Nenci écrit de son côté : « Il n’est pas impossible que la carte d’Anaximandre ou d’Hécatée, telle qu’elle est décrite chez Hérodote, ait comme base la route royale, et que la première carte du monde antique soit née d’un arrangement progressif du simple tracé de cette route. » La position de Nenci et de Hornblower ne me semble pas très claire, dans la mesure où ils ne répondent pas à la question toute simple : Aristagoras a-t-il vraiment montré au roi de Sparte un pinax de bronze ? Nenci laisse entendre qu’il a bien montré quelque chose, mais que ce pourrait être un rouleau sur papyrus ; mais cette carte pouvait-elle vraiment représenter « la terre entière, la mer entière et tous les fleuves » ? Les cartes royales dessinaient, semble-t-il, seulement des trajets par voie de terre. 

J’ai alors songé à une troisième hypothèse possible, qui n’est pas très loin de la suggestion de Nenci. Vous savez sans doute qu’Hérodote, dans un autre passage souvent cité, se moque de ces cartes toutes rondes comme la carte d’Anaximandre (et qui étaient la représentation courante à son époque, dit-il) : « Je ris, dit-il, quand je vois que beaucoup déjà ont dessiné des images de la terre entière (γῆς περιόδους), et que personne n’en a donné une explication sensée : ils représentent l’Océan coulant tout autour de la terre, elle-même toute ronde comme si elle était faite au tour. » (IV, 36). Ce passage est très intéressant : on voit qu’à son époque ces cartes ioniennes étaient nombreuses, et qu’elles étaient toutes rondes comme notre carte d’Anaximandre ; et en 499, en gros un demi-siècle avant Hérodote, Aristagoras ne peut guère avoir montré autre chose. Mais on voit aussi qu’à l’époque d’Hérodote, donc un demi-siècle plus tard, Hérodote se moque de cette carte, ce qui laisse penser qu’il en connaît au moins une autre. Si elle n’est pas toute ronde, alors, comment la voit-il ?

L’hypothèse dont je vous parlais – et qui n’est évidemment qu’une hypothèse – m’est venue à l’esprit quand j’ai découvert la table de Peutinger. Je m’explique. La table de Peutinger est une carte médiévale figurant sur un manuscrit du XIIIe s., mais dont le modèle remonte probablement au moins au début du IVe s. de notre ère, et peut-être au Ier. On l’a appelée « table de Peutinger » du nom de l’humaniste Conrad Peutinger qui la reçut en héritage en 1508 d’un ami qui l’avait découverte lui-même quinze ans plus tôt, on ne sait dans quelles conditions. Après diverses péripéties, cette table est conservée à la Bibliothèque Nationale de Vienne et inscrite depuis 2007 au Patrimoine mondial de l’UNESCO. On parle de « table » et non de carte parce qu’il s’agit d’une longue bande de parchemins (onze en tout), sur 6,82 mètres de long et 34 centimètres de large, un peu analogue à la tapisserie de Bayeux. Le manuscrit (Codex Vindobonensis 324) date du XIIIe s., mais la date de l’original varie selon les savants : on le juge généralement postérieur à 328 (parce que Constantinople, qui est mentionnée sur la carte, a été fondée à cette date), mais on pense que l’original est plus ancien, et qu’on y a rajouté des éléments au cours de la transmission. Plus ancien, mais sans qu’on puisse lui assigner de date.


Ce qui est original, c’est qu’il ne s’agit pas exactement d’une carte, mais d’un tableau du réseau fluvial, maritime et routier (environ 200 000 kms de routes) traversant tout l’empire romain, depuis les îles britanniques jusqu’au proche Orient et à l’Inde. Une copie est conservée chez nous à l’IGN, et vous pourrez trouver sur Internet des quantités de photos de cette table, chacun pouvant s’amuser à retrouver sa ville ou sa région sur cette carte. On y voit représentés environ 555 villes (dont Rome, Constantinople, Antioche), des mers, des fleuves, des forêts, avec de petits dessins symbolisant chaque lieu. Les distances, assez exactes, sont exprimées en milles romains.

En regardant cette « table », je n’ai pu m’empêcher de penser à la carte d’Aristagoras, et à la description d’Hérodote qui détaille les « stations royales et les belles hôtelleries » jalonnant cette route (111 en tout), les fleuves traversés, et la longueur du trajet, ce qui fait penser aux petits dessins figurant sur la table de Peutinger. On y voit bien, comme dans la carte d’Aristagoras, « la terre, la mer, et tous les fleuves ». Peut-être en réalité Hérodote aussi a-t-il sous les yeux (Hérodote oui, mais pas Aristagoras) une « carte » analogue à la table de Peutinger, réduite à un itinéraire suivant les grandes routes empruntées pour le commerce, une carte itinéraire peut-être en rouleau, représentant les routes royales perses et partant évidemment non pas de Rome, mais de la rive ionienne de la mer Égée ; et il existait peut-être de même une autre carte itinéraire tout aussi détaillée de la Grèce, pour la carte que regardent Strepsiade et le disciple de Socrate (eux aussi dans la deuxième moitié du Ve s.). En tout cas, si ces cartes suivaient de façon linéaire tout l’espace connu des Grecs, on peut imaginer qu’elles soient qualifiées de « cartes de la terre entière, de la mer entière, et de tous les fleuves »… et elles ne seraient pas rondes ! Et pour en revenir à ma première hypothèse, en ce cas Aristagoras n’aurait rien montré du tout au roi de Sparte.

Bien évidemment, il est évidemment bien difficile d’affirmer quelque chose sur ce point, vu la quantité de siècles qui séparent la table de Peutinger d’Hérodote et d’Aristophane. En tout cas, on peut penser que la table de Peutinger n’est pas apparue ex nihilo, et que peut-être il existait déjà, au début de notre ère, et peut-être dans une antiquité plus ancienne, une tradition de ce genre de cartes routières très étendues, qu’on a pu appeler abusivement « cartes de la terre entière ». J’ai bien conscience que, à ma connaissance du moins, aucun texte grec ancien ne fait explicitement mention d’une telle carte routière extensive et illustrée… à moins de considérer justement que le passage d’Hérodote et celui d’Aristophane en sont les premiers témoignages. 

Je pensais finalement être peut-être la première à faire ce rapprochement avec la table de Peutinger… quand j’ai découvert que quelqu’un l’avait déjà formulé… il y a près de 300 ans ! J’ai fait cette découverte en lisant sur Internet un passage d’Élien (IIe s.) qui fait lui aussi allusion à une carte du même genre que Socrate lui-même aurait montré à Alcibiade. Voici ce qu’écrit Élien dans ses Histoires Variées (III, 28) : « Il voyait Alcibiade aveuglé par la richesse et s’enorgueillissant de son surcroît d’opulence, Socrate le conduisit dans un certain lieu de la cité où se dressait une tablette portant le circuit de la terre et il ordonna à Alcibiade d’y rechercher l'Attique, et quand il l’eut trouvée, il lui ordonna de regarder attentivement les champs qui lui appartenaient ; et Alcibiade de répondre : « Mais ils ne sont nulle part dessinés. » — « Tu t’enorgueillis donc de ces champs qui ne constituent pas même une partie de la terre ? » A priori, ce n’était là qu’une anecdote de plus. Mais il s’y ajoute un détail intéressant, dû au traducteur d’Élien. Comme vous le savez, le site de P. Remacle donne des traductions très anciennes. Celle d’Élien, en l’occurrence, est du célèbre M. Dacier, et est parue en 1772 ; Dacier, au passage en question, insère une note : « Anaximandre de Milet fut le premier qui inventa ces cartes. C’est le sentiment qu’a suivi M. Fréret, dans son Mémoire sur la table de Peutinger. » Vous imaginez ma surprise. J’ai évidemment recherché ce mémoire. Son auteur est donc un savant nommé Nicolas Fréret, né en 1688 et mort en 1749, qui fut le secrétaire de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. M. Fréret a effectivement fait en 1738 devant l’Académie l’histoire de la table de Peutinger, en énumérant ses possesseurs depuis l’Antiquité romaine jusqu’à la famille Peutinger. Je n’ai pas réussi à trouver son texte lui-même, mais voici (merci Gallica et Google Livres) le résumé qu’en donne l’éditeur de sa Géographie en 1796, et Fréret y explique avec une belle assurance que cette « table » (de Peutinger) est de toute évidence… l’héritière de tables utilisées dès la plus haute antiquité, et notamment des cartes d’Hérodote et d’Aristophane ! Je vous ai mis ce texte dont vous relèverez évidemment les erreurs :

« Les anciens ont connu l’usage des cartes géographiques ; elles se traçaient d’abord sur des surfaces sphériques, afin que les méridiens et les parallèles fussent de véritables cercles. Thalès et Anaximandre avaient construit de semblables cartes sphériques : mais l’embarras de leur construction fit chercher le moyen de les traduire sur des surfaces plates ; celle qu’Aristagoras de Milet porta avec lui dans la Grèce, et de laquelle parle Hérodote, était de cette dernière espèce. La grande facilité de tracer ces cartes en multiplia sans doute les copies, et nous pouvons conclure de la comédie d’Aristophane qu’au temps de Socrate l’usage en était assez communément établi dans Athènes. (…) L’étendue des conquêtes romaines et la distance où étaient de l’Italie les pays dans lesquels on envoyait des armées dont les marches devaient être réglées d’avance fit bientôt sentir la nécessité d’avoir des cartes itinéraires à très grands points. » Œuvres complètes de Fréret, édition augmentée de plusieurs ouvrages inédits et rédigée par feu M. de Septchênes, Géographie.

Même si ce texte contient des affirmations aventurées (au temps de Thalès et probablement au temps d’Hérodote, on ignorait bien sûr que la terre était sphérique), on ne peut qu’admirer les recherches scientifiques faites il y a déjà des siècles … et regretter qu’elles soient si rarement mentionnées. Alors, à quoi ressemblait la carte montrée par Hérodote au roi de Sparte – si elle a bien existé ? Je livre la question à vos réflexions. Voilà en tout cas la première question que je me suis posée à propos des cartes de la terre entière dont nous parlent les Grecs de l’époque classique.


Un deuxième point m’a intriguée lors de la rédaction de mon ouvrage. C’est celui de l’orientation des cartes antiques proposées de nos jours par le monde savant. Car après Anaximandre sont apparues bien sûr d’autres cartes. Celle d’Anaximandre a été améliorée par Hécatée de Milet, peut-être également par Hérodote. À partir du moment où on a su que la terre était sphérique, on l’a représentée sur des planisphères, parfois sur des sphères reconstituées. Les cartes les plus connues ont été la carte d’Ératosthène au IIIe s. avant notre ère, et celle de Ptolémée au IIe s. ap. J.-C. Une chose est assez surprenante (c’est une parenthèse, ce n’est pas de cela que je veux vous parler), c’est de voir à quel point l’hémisphère sud a été constamment et volontairement ignoré sur ces cartes par les géographes, qui l’avaient déclaré terra ignota, ramenant résolument l’Afrique (puisque c’était un territoire partiellement connu) dans l’hémisphère Nord.

Toutes ces cartes anciennes ont été retracées, depuis le XVIe s., par des érudits qui les ont dessinées conformément aux conventions modernes, c’est-à-dire en plaçant le nord en haut de la carte. Mais se présentaient-elles bien ainsi dans l’Antiquité ? Ce qui m’a laissée perplexe, c’est de lire chez Strabon l’affirmation suivante : l’hémisphère nord, écrit-il, est celui dans lequel « en regardant d’est en ouest, on a le pôle à sa droite, l’équateur à sa gauche, ou encore, quand on regarde vers le midi, le couchant à sa droite, le levant à sa gauche ; pour l’hémisphère austral, c’est l’inverse. » (II, 5, 3.) En somme, imaginez-vous en Alsace, regardant du côté de la Bretagne : le pôle nord sera effectivement à votre droite, l’équateur à votre gauche ; ou encore imaginez-vous à Lille, regardant vers Marseille : l’ouest sera bien à votre droite, l’est à votre gauche. Prenons ce deuxième cas. Ce qui surprend un peu le lecteur dans cette affirmation, mais qui au fond est tout à fait normal, c’est que Strabon imagine l’observateur non pas en train de regarder une carte, comme nous, qui serions tentés de dire que l’ouest est à gauche et l’est à droite, mais il l’imagine in situ. Bon ; mais cette variété de position qu’il propose pour situer l’observateur, ne suggère-t-elle pas un flottement, une absence de règle reconnue par tous pour situer l’emplacement des points cardinaux ? Et n’existait-il pas le même flottement pour dessiner la terre, c’est-à-dire les cartes ? Alors, comment les Grecs orientaient-ils leurs cartes quand ils les dessinaient ? 

Nous n’avons pas de carte de Strabon. Mais on trouve déjà, pourrait-on penser, une attestation de ce flottement dans un document plus ancien, la carte très sommaire de l’historien Éphore, ce qu’on appelle le quadrilatère d’Éphore, au IVe s. av. J-C.


Strabon affirme, sans en dire plus, qu’Éphore avait abandonné l’image d’une carte circulaire au profit d’une carte rectangulaire, et là on en a un dessin qui est la reconstitution faite par un érudit du VIe s., Cosmas Indicopleustès. Selon lui, Éphore, dans le livre IV de son Histoire, dessinait un rectangle en fonction des levers du soleil ; mais il place comme vous le voyez le nord (ΒΟΡΡΑΣ) en bas de sa carte, et le sud (ΝΟΤΟΣ) en haut. Et sur cette carte inversée, il localisait, comme on pouvait s’y attendre, les Indiens à l’Est (à gauche), les Celtes à l’Ouest (donc à droite), les Scythes au Nord (en bas) et les Éthiopiens au Sud (en haut). Il plaçait les levers du soleil d’hiver et d’été à gauche (en haut et en bas), et les couchants à droite. Cette carte est évidemment sujette à caution. Mais pourquoi Éphore mettait-il le sud en haut (ce qui est bien attesté) ? Personne ne propose de réponse particulière.

On est évidemment amené à se demander : 1) si les reconstitutions modernes des cartes d’Hécatée, d’Ératosthène, de Ptolémée (toutes avec le Nord en haut) correspondent à la façon dont eux-mêmes avaient orienté leurs cartes. 2) s’il existait vraiment une règle dans ce domaine. Après la carte de Ptolémée au IIe siècle de notre ère, il n’existe aucune trace d’une carte considérée comme savante. Et ce qui augmente la perplexité, c’est quand on regarde les cartes du monde « naïves » dessinées pendant le Moyen Âge et à la Renaissance, qui sont très probablement héritées de celles qui figuraient dans les manuels depuis la fin de l’époque hellénistique et romaine. On a beaucoup de cartes qui toutes représentent une terre circulaire extrêmement simplifiée très proche de l’image circulaire homérique, et toutes mettent l’est en haut. 

Depuis Alexandre qui a exploré l’Asie, on sait que ce continent est très vaste, on lui attribue maintenant la moitié de l’espace terrestre, en partageant le reste entre l’Europe et l’Afrique, et si on place l’Asie en haut de la carte, c’est en raison sans doute de cette importance. On voit donc apparaître ce qu’on appelle les « cartes en T », qui toutes placent l’est en haut. Mais on découvre aussi dans ces cartes une nouvelle influence : celles des croyances chrétiennes. Une opinion répandue situe le paradis terrestre tout à fait à l’est, au bout de l’Asie, et il faut donc désormais privilégier cet endroit sacré en le plaçant tout en haut de la carte. Je vous ai mis deux échantillons de ces cartes.


La première est particulièrement intéressante parce qu’elle porte clairement des traces des idées anciennes. Elle remonte peut-être au VIIe s. : il s’agit d’une carte de Günther Zainer à Augsburg réalisée en 1472, mais pour illustrer un texte d’Isidore de Séville du VIIe s., Les Étymologies, dont elle reprend peut-être le dessin de la terre. C’est un document très clair, où l’on voit bien ce basculement par rapport à nos cartes modernes ; l’Est (Oriens) est noté en haut, le Nord (Septentrio) à gauche, le Sud (Meridies) à droite, et l’Ouest (Occidens) en bas. Mais ce qui rend cette représentation très étonnante, c’est qu’elle mêle plusieurs traditions : d’un côté, les nouvelles croyances chrétiennes (elle attribue les trois continents aux trois fils de Noé, l’Asie à Sem, l’Afrique à Cham et l’Europe à Japhet) ; de l’autre, des traditions antiques en quelque sorte superposées : selon l’idée récente devenue admise, l’Asie occupe la moitié du disque terrestre ; mais l’Océan entoure toujours l’ensemble de la terre comme chez Homère, et en même temps les deux moitiés du monde sont séparées horizontalement par une « mare magnum » qui n’a aucun fondement géographique, mais qui correspond à une croyance apparue au IIe s. avant J.-C., selon laquelle l’Asie était séparée par un « Océan » équatorial (l’Europe et l’Afrique sont séparées, elles, par la Méditerranée).

Si elle remonte bien au VIIe s., cette image est l’un des plus anciens exemples actuellement connus de ce qu’on a appelé les « cartes en T » qu’on retrouve tout au long du Moyen Âge, plaçant systématiquement le paradis terrestre (et l’est) en haut de la carte. Je vous en ai mis un autre exemple que je trouve attendrissant, figurant dans la traduction française (parue en 1480) d’un ouvrage de « Barthélémy l’Anglais », le Livre de la propriété des choses, lui-même daté de 1200. Jérusalem est au centre du monde, avec tout en haut de l’Asie la maison dorée du paradis terrestre.

Alors, comment les anciens orientaient-ils vraiment leurs cartes ? On pourrait rappeler aussi qu’Hérodote, quand il énumérait les peuples s’échelonnant, d’après Arimaspe, de la Grèce jusqu’au Nord du monde habité, les plaçait chacun « au-dessus » (ὑπέρ) de l’autre, ce qui suggérerait une carte avec un axe Nord/Sud vertical. Certains chercheurs, comme Annie Bonnafé, contestent toutefois la valeur de cet argument : « Rien ne permet en fait de supposer, comme on le fait presque toujours implicitement, et parfois explicitement, (…) que le dessin de l’oikoumène était imaginé ou tracé avec le Nord en haut. Les traités théoriques des géographes grecs n’abordent jamais directement ce point. (…) La préposition ὑπέρ, qu’on pourrait être tenté de traduire par « au-dessus », s’emploie chez eux, comme l’adverbe ἄνω, pour désigner l’intérieur des terres, ou, simplement – et dans toutes les directions – ce qui est au-delà de la région précédemment nommée. »

Alors, comment les Grecs de l’époque classique et hellénistique orientaient-ils leurs cartes ? Il est difficile, on le voit, de le dire avec certitude ; peut-être tout simplement n’y attachaient-ils aucune importance.

Je vous remercie de m’avoir suivie avec indulgence dans les méandres de mes interrogations ! »