Conférence de Paul Demont : Aïas, soldat perdu et héros tragique, à l'occasion de la sortie du livre Aïas / Ajax aux Belles Lettres
Ce dont Aïas est le nom
Peut-être avez-vous été surpris de lire le titre du livre dont je vais vous parler aujourd’hui : Aïas / Ajax. Il faut que je commence par expliquer ce choix. Pour cela, revenons à la naissance du héros. C’est le fils de Télamon, petit-fils d’Éaque. Éaque est lui-même fils de la nymphe Égine et de Zeus : c’est donc bien un « héros », un homme dont la lignée remonte aux dieux, et en l’occurrence, au roi des dieux. Selon le poète Pindare, Héraclès était venu à Égine (l’île de la nymphe du même nom) demander à Télamon de participer avec lui à la première expédition contre Troie. Il le trouve en train de banqueter. Il se joint à la fête et prie alors Zeus de donner à Télamon un fils légitime, issu de son épouse Éribée, qui soit à la fois invulnérable et empli de θυμός, la fougue et le courage —la vertu des guerriers. Un aigle (αἰετός, en dorien) apparaît alors au ciel et Héraclès prophétise : « Tu auras l’enfant que tu désires, ô Télamon ; tu as vu cet oiseau ; donnez-en le nom à ton fils ; nomme-le robuste Aïas ; il sera, dans les labeurs d’Arès, un héros extraordinaire entre tous les guerriers » (Isthmiques VI, v. 52-54). Pour transposer la paronomase en français, Aïas est donc Aïglon. Le héros que Sophocle met en scène dans la pièce dont je vais vous parler commente aussi son nom, mais il le fait lui-même, et de façon bien différente. Aïas, c’est le cri de douleur Aïaï (Αἰαῖ) : « Aïaï ! Qui aurait jamais pensé que le nom qui est le mien s’ajusterait ainsi à ma détresse ! Oui, maintenant je peux redire Aïaï sur moi, oui le dire encore une troisième fois, si dure est ma détresse ! » (v. 430-433). Voilà pourquoi j’ai choisi de conserver le nom grec d’Aïas : un aigle aux ailes brisées, tel est le soldat perdu Aïas dans la tragédie.
Un soldat : il faut préciser. Ce n’est pas n’importe quel soldat, c’est un soldat du premier rang, ceux que l’épopée appelle promachoi, remarquables pour leurs exploits individuels, leurs « aristies ». Le père et le fils d’Aïas / Aïglon, eux aussi, ont des noms à valeur prophétique. Télamon est τελαμών, « baudrier, pour porter l’épée ou le bouclier ». Le fils d’Aïas est Eurysacès (cf. εὐρὺ + σάκος : « au large bouclier »). De père en fils, donc, une lignée de soldats protecteurs.
Dans l’Iliade, Aïas est même le meilleur guerrier après Achille. Qui est ce guerrier « noble et grand, qui dépasse les Argiens de sa tête et de ses larges épaules ? », demande Priam, depuis les murs de Troie, à Hélène, qui répond : c’est « le prodigieux Aïas, rempart des Achéens » (Iliade III, v. 225-229). Entre les guerriers, « le meilleur, de beaucoup, est Aïas, fils de Télamon, aussi longtemps que dure la colère d'Achille : Achille est en effet bien au-dessus de lui », déclare le poète lui-même dès le chant II (v. 768-769). En l’absence d’Achille, en effet, il joue un rôle prééminent. Il est Aïas-au-bouclier, comme son père et son fils. Tel « le monstrueux Arès » (le dieu de la guerre, auquel il est donc déjà associé), « ainsi s’élance le monstrueux Aïas, rempart des Achéens » contre Hector, en combat singulier, « portant son bouclier pareil à une tour, son bouclier de bronze à sept peaux de bœufs, que lui a procuré le labeur de Tychios, l’homme habile entre tous à tailler le cuir, dont la demeure est à Hylé. Cet écu scintillant, il l’a fait de sept peaux de taureaux bien nourris, sur lesquelles il a, en huitième lieu, étalé une plaque de bronze » (VII, v. 208-223). Les peintres aussi ont mis un bouclier dans le champ de leurs vases, et nous verrons que c’est un bouclier qui permet de l’identifier avec une certaine vraisemblance au fronton du temple d’Athéna à Égine.
Dans sa tragédie, Sophocle ne cesse d’opposer ce soldat des premiers rangs, ce promachos combattant avec les autres héros, et mieux qu’eux, à ce qu’Aïas est devenu, après la mort d’Achille, quand ses anciens compagnons de lutte, les Atrides, Ménélas et le roi Agamemnon, lui eurent refusé ses armes divines, attribuées à Ulysse, cependant que continuait la guerre de Troie. Aïas ne s’est pas contenté, comme Achille, privé de sa compagne, l’avait fait en refusant de combattre, d’une « sécession lointaine » (Starobinski) ; il a voulu, pour venger son honneur, les tuer, trahissant ainsi l’armée achéenne. Mais Athéna, protectrice d’Ulysse, l’a rendu fou. La pièce commence avec le tableau effrayant et pitoyable de son échec, proposé à Ulysse lui-même et aux spectateurs, un échec dont il n’a pas encore conscience. Le brouillard de la folie qu’Athéna a répandue sur ses yeux lui a fait massacrer du bétail et des bouviers, au lieu des Atrides. Il n’est dissipé, dans le premier épisode de la pièce, que pour lui permettre de découvrir douloureusement, l’âme morne, son déshonneur. Il choisit alors de se donner la mort, malgré les objurgations de ses proches, et surtout de son esclave aimante, Tecmesse, et, après avoir feint un instant de leur céder, se suicide : c’est le seul exploit qui soit à sa portée. Bien loin de sa grandeur native, que Sophocle rappelle cependant à chaque instant, Aïas se découvre soldat perdu, être de douleur. On apprend alors aussi qu’il avait poussé trop loin le solipsisme héroïque, en refusant, avant même le départ pour Troie, l’aide des dieux et qu’il avait renouvelé ce refus orgueilleux à Athéna elle-même, déclenchant ainsi sa colère, « à force de penser d’une façon qui ne convient pas à un homme » (v. 777).
La tragédie ne s’arrête pas avec le suicide. Le poète a consacré toute la suite de sa pièce à la reconstruction publique de son héroïsme, à la restauration de son honneur de soldat, devant son cadavre peu à peu exposé. Les Atrides Ménélas et Agamemnon veulent interdire tout rituel de funérailles pour ce traître. Son frère d’un autre lit, Teucros, vient le défendre dans deux très violentes scènes de débat, au cours desquelles il retrace le tableau homérique d’Aïas : en vain. Mais l’intervention d’Ulysse et sa grandeur d’âme (en écho au prologue) permettent enfin qu’Aïas reçoive les funérailles que tout homme mérite.
L’histoire d’Aïas avant Sophocle
Tout cela n’est pas une invention du genre tragique. Le conflit entre Aïas et Ulysse et ses conséquences donnaient lieu à des récits épiques dont nous avons conservé des résumés ou de très brèves citations et à une très riche iconographie, dans un grand nombre de régions de la Méditerranée. Un aspect essentiel est lié à l’invulnérabilité native d’Aïas (sauf à l’aisselle), ce qui rapproche encore le héros d’Achille : d’où le caractère très spectaculaire de la représentation de son suicide, sur différents supports (pierre, bronze, vases), quand Aïas se jette sur son épée plantée dans le sol de façon à trouver enfin la mort. Tous les éléments de la tragédie de Sophocle sont déjà là : la préparation du suicide (en Attique, chez Exékias), la prière avant le suicide (en Attique aussi), le suicide (dès le VIIe siècle avant J.-C., et jusqu’en Italie), le débat devant le cadavre d’Aïas (à Corinthe), le geste de sa compagne Tecmesse recouvrant le cadavre (chez le peintre de Brygos, à nouveau en Attique).
Déjà, l’Iliade et l’Odyssée avaient voulu encadrer l’antagonisme entre les deux héros Aïas et Ulysse, en insistant à la fois, et pour ainsi dire à égalité, sur la primauté d’Aïas au combat (après Achille) et sur l’intelligence guerrière d’Ulysse. En l’absence d’Achille, c’est ainsi Aïas qui est choisi par le sort pour combattre Hector en combat singulier, et ce choix signale à la fois sa bravoure (il s’est porté volontaire pour le tirage au sort) et la volonté des dieux (Iliade VII, 161-312). Tout à la fin de l’Iliade, on voit Aïas participer aux jeux funèbres organisés par Achille après la mort de Patrocle. Dans l’épreuve de la lutte, il affronte Ulysse, et le combat se termine par un match nul qui les laisse à égalité d’honneur (Iliade XXIII, v. 700-739). Et dans l’Odyssée, après la fin de la guerre de Troie, Ulysse, parvenu vivant aux Enfers au cours de son voyage de retour, y rencontre l’âme d’Aïas et va jusqu’à tenter une réconciliation, qui échoue.
Seule, l’ombre d’Aïas, le fils de Télamon, se tenait à l’écart : il me gardait rigueur de ma victoire au tribunal, près des vaisseaux, quand les armes d’Achille, offertes au vainqueur par son auguste mère, me furent adjugées. Les filles des Troyens et Pallas Athéna avaient été nos juges. Ah ! comme j’aurais dû ne pas gagner la joute ! (…) J’essaie, pour l’aborder, des plus douces paroles : « Écoute, Aïas, ô fils du noble Télamon, quoi ! jusque dans la mort, tu me gardes rigueur de ces armes maudites ! C’est pour notre malheur qu’un dieu nous les offrit : quel rempart ont en toi perdu nos Achéens ! autant que sur la tête du Péléide Achille, nous avons sur ta mort, pleuré toutes nos larmes ! Mais quelle en fut la cause, sinon la haine atroce de Zeus contre l’armée des piquiers danaens ? il te jeta le sort… Approche donc, seigneur ; écoute mes paroles : oh ! réponds à ma voix ! apaise la fureur de ton cœur généreux ! » Je dis ; mais, sans répondre un mot, l’ombre d’Aïas retournait dans l’Érèbe, près des autres défunts qui dorment dans la mort. Là, malgré sa colère, peut-être eût-il voulu me parler ou m’entendre (Odyssée XI, v. 543-564).
Sophocle, en « Homère tragique », ne cesse dans Aïas de faire référence au portrait iliadique d’Aïas, et il s’inscrit aussi dans la perspective odysséenne d’un effort de réconciliation entre Ulysse et Aïas. Mais la tragédie condense l’action connue par les épopées et l’iconographie en une seule journée, l’enrichit de péripéties et de psychologie et apporte une différence majeure : si c’est à nouveau Ulysse qui prend l’initiative de la réconciliation, il le fait parmi les vivants, et devant le cadavre du héros, qui n’aura jamais eu la moindre prescience de cette initiative. L’Aïas mis en scène par Sophocle reste irrémédiablement seul, et perdu.
Le soldat perdu
Fureur, folie, désespoir sont les trois aspects de sa perte.
La volonté de vengeance le conduit à trahir son camp, à vouloir décimer sa propre armée : le projet lui-même était un acte, punissable, de haute trahison, que seul un furieux peut lancer. Heur et malheur de la fureur guerrière, pourrait-on dire, avec le vocabulaire de Georges Dumézil : le μένος devient μανία (les deux mots sont étymologiquement apparentés), folie meurtrière, et, à cause d’Athéna, folie tout court. Sa perte se prolonge et s’exaspère en effet quand Athéna le rend vraiment fou, en détournant son regard : il ne voit plus Ulysse, il n’a pas vu qu’il tuait des bêtes et des bouviers, et non pas les Atrides et Ulysse. Un fou qui d’abord rit, donc, parce qu’il croît triompher et ne voit pas dans quelle misère il est. Comble de l’échec, enfin : un soldat qui pleure et qui hurle, quand il prend conscience de ses actes. Il retrouve la raison, et la raison lui montre qu’il doit chercher la mort pour retrouver son honneur :
« Et maintenant, que faut-il faire ? Je suis manifestement haï par les dieux, l’armée grecque m’a en horreur, et Troie tout entière avec ses plaines ici m’exècre. (…) Je dois chercher un moyen de montrer à mon vieux père que je suis bien né de lui et que j’ai du cœur. Honte à qui veut une vie longue, sans jamais sortir d’un sort misérable ! Quelle joie un jour de plus apporte-t-il, à retarder la mort ? Je ne donnerais pas cher d’un homme qui se console avec de vaines attentes. Noblesse oblige : vivre en beauté, ou mourir en beauté. »
Aussi bien sa compagne Tecmesse que le chœur de ses marins tentent de l’en dissuader. Le suicidaire réussit alors à dissimuler sa révolte, et son projet de suicide. Il feint un instant de revenir à l’obéissance, à ce qui est « raisonnable » :
« Voilà pourquoi désormais nous saurons céder aux dieux et nous apprendrons à vénérer les Atrides. Ils commandent : il faut obéir. Impossible de faire autrement, quand les plus terribles forces cèdent devant les privilèges. La neige hivernale recule devant l’été fertile. Le lugubre cycle nocturne s’écarte pour laisser briller le blanc éclat du jour. Le terrible souffle des vents endort la mer mugissante. Le tout-puissant sommeil entrave et puis délie, il ne maintient pas éternellement son emprise. Et nous, nous n’accepterons pas d’être raisonnables ? »
C’est une feinte. Une feinte qui humilie un peu plus encore le héros.
Un psychiatre américain, Jonathan Shay, a tenté naguère de comprendre un aspect des syndromes des soldats américains au Vietnam, celui des « blessures morales », par comparaison avec les descriptions homériques. Les écarts entre les héros aristocratiques de la guerre épique et les soldats victimes de la guerre contemporaine sont évidemment considérables, mais la comparaison présente des aspects qui font réfléchir, car, nous ne le savons que trop, l’affrontement guerrier est un fait humain universel. Pour Jonathan Shay, à côté du syndrome post-traumatique le plus fréquent, la terreur incontrôlable et ses avatars (qu’on rencontre aussi dans l’épopée, et qui agite en particulier le chœur des marins du héros), la blessure morale, qui a pour origine la perception par le soldat d’une injustice ou d’une faute, est aussi grave : elle ruine la confiance qu’il a dans les liens sociaux. Les conséquences peuvent être un sentiment d’humiliation, une victimisation, qui conduit à s’isoler du groupe, ou à vouloir se dissimuler, à modifier sa personnalité, jusqu’à recourir au suicide. Un tel suicide, Durkheim l’eût classé parmi les suicides « anomiques », un suicide en situation d’anomie, de désordre social et moral extrême, ce que Louis Gernet a rapproché des crises de l’archaïsme grec. C’est aussi un suicide « égoïste », où l’individualisation, le refus de toute subordination sociale, est poussée à un degré extrême. Sophocle a remarquablement mis en scène l’isolement d’Aïas dans l’épisode qui précède, son exclusion volontaire de tout lien social, il le montre aussi déguisant et ruinant sa personnalité, avant de se suicider.
Le héros tragique : le suicide
Attendant la mort, le héros épique est devenu, pour employer une expression que Socrate lui-même reprend ironiquement à son compte au moment de mourir, un « personnage tragique », un personnage de tragédie, focalisé sur son destin mortel : ἐμὲ δὲ νῦν ἤδη καλεῖ, ϕαίη ἂν ἀνὴρ τραγικός, ἡ εἱμαρμένη, « Maintenant, c’est désormais, comme dirait un personnage tragique, le lot de mon destin qui m’appelle, moi » (Platon, Phédon 115a5). Le proche destin d’Aïas, ce sont les ténèbres de la mort : « Ténèbres ! Ma lumière à moi ! » (Σκότος, ἐμὸν φάος, v. 394) : Sophocle, l’heureux Sophocle, ne fut jamais plus le « découvreur de l’extrêmité de la souffrance » qu’ici. Il ne découvre pas « le » Tragique, ni le sentiment tragique de l’existence. Mais Aïas incarne bien cette marche du héros tragique vers la mort dont parle Platon et ce n’est nullement un anachronisme de lui appliquer les mots de Platon : c’est bien une sorte de modèle du personnage de tragédie, de l’anèr tragikos. Cette mort est à la fois subie et voulue, subie parce que c’est la conséquence directe de son déshonneur après la folie infligée par Athéna, et voulue, parce que le héros y voit la seule échappatoire qui puisse restaurer son honneur à ses yeux, dans une sorte de prolongement de son duel passé avec Hector, dont l’épée est là, plantée dans le sol, pour, dans une sorte de sacrifice sanglant, l’immoler et l’accueillir.
« L’immolateur est ici, tout droit, pour être, à supposer qu’on ait du temps à perdre pour de tels calculs, le plus tranchant possible : le cadeau d’Hector, de mes hôtes l’homme que je hais le plus, le plus odieux à voir. Il est planté dans la terre ennemie de Troade, aiguisé de frais à la meule dévoreuse. Je l’ai planté moi-même en l’étayant tout autour au mieux, pour qu’il soit le plus gentil possible et me fasse mourir vite. Donc, nous sommes prêts. »
Il ne lui reste qu’à prier Zeus, pour qu’il protège sa dépouille, et Hermès, pour qu’il le fasse mourir vite et bien, avant de se tuer (un moment lui aussi fixé par un peintre sur un vase attique avant la représentation de la pièce) :
« Maintenant, ô Zeus, toi le premier, comme de juste, protège-moi. Je ne te demanderai pas un grand privilège : envoie pour nous un messager porter la funeste nouvelle à Teucros, pour que le premier il me relève, quand je serai tombé sur cette épée inondée de sang, pour que l’un de mes ennemis ne me découvre pas avant lui, et que je ne sois pas jeté et livré en pâture aux chiens et aux oiseaux. Voilà la seule supplique que je t’adresse, ô Zeus. J’invoque en même temps Hermès le souterrain, Hermès le guide : quand d’un saut rapide, sans convulsions, j’aurai déchiré mon flanc sur ce glaive, qu’il m’endorme bien ! »
La seconde partie de la pièce et le 'héros' cultuel
L’approche de la mort dans les conditions d’anomie dans lesquelles Aïas vit ses derniers instants suscite donc une émotion 'tragique' que les scholies antiques ont explicitement relevée et analysée comme telle. En sens inverse, commentant le v.1123, un scholiaste s’élève contre le manque d’effet tragique dans la seconde moitié de la pièce : « Après le suicide, en voulant prolonger sa pièce, Sophocle l’a affadie et a détruit l’émotion tragique » (ἐψυχρεύσατο καὶ ἔλυσε τὸ τραγικὸν πάθος). Ce jugement est encore celui des classiques français, comme Corneille, dans son Discours sur l’utilité des parties du poème dramatique de 1660 : « Je ne sais pas quelle grâce a eue chez les Athéniens la contestation de Ménélas et de Teucer pour la sépulture d’Ajax, que Sophocle fait mourir au quatrième acte. »
Un tel jugement méconnaît aussi bien l’importance de la question des funérailles pour tous les Athéniens de l’époque classique (et, ajoutons-le, pour tout être humain aussi), que le problème particulier posé par une tragédie sur ce héros au public du Ve siècle avant J.-C.. Aïas, ce soldat perdu, cet être de douleur promis à la mort, n’était pas seulement un être de fiction : il était honoré à Égine, et surtout, du point de vue athénien, à Salamine et à Athènes, de cultes « héroïques », au sens religieux du terme, qui en faisaient toujours un protecteur efficace. Un « héros » est en ce sens un homme qui, après sa mort, reçoit des honneurs rituels de qui espère obtenir son aide et sa bienveillance par-delà la mort. Après la déconstruction du héros iliadique devenu un traître frappé de folie et réduit à néant à ses propres yeux, Sophocle non seulement représente la reconquête personnelle, par Aïas, de sa dignité par le suicide, mais il doit mettre en scène la restauration officielle de son honneur aux yeux de tous ceux qui honoraient le « héros » du passé, d’un passé multiforme. Aïas est un héros tragique et un « héros » cultuel à la fois.
Il était célébré à Égine, berceau de sa famille, les Éacides. Des honneurs et du culte qui lui étaient rendus, comme descendant de la Nymphe qu’aima Zeus, témoignent et les vestiges archéologiques du temple d’Athéna Aphaïa et les poèmes de Pindare. Le fronton Est du temple d’Athéna Aphaïa (vers 500-480 avant J.-C.) représentait vraisemblablement la première expédition contre Troie, sous la conduite d’Héraclès, à laquelle participa Télamon, le père d’Aïas, et le fronton Ouest, un combat de la seconde expédition, conduite par Agamemnon, avec en particulier le fils de Télamon, reconnaissable à l’aigle que porte son bouclier. Athéna au centre dominait les deux frontons, dont des restes remarquables sont exposés à Munich. Télamon et Aïas se répondaient donc quasiment à égalité sous son patronage. Sophocle aussi dans l’Aïas compare à diverses reprises les deux expéditions contre Troie, celle d’Héraclès et celle d’Agamemnon, mais Aïas, désormais déshonoré, redoute de retrouver son père, il préfère se donner la mort. Et il est bien loin de bénéficier du patronage d’Athéna.
Le contexte historique peut ici avoir son importance. L’île d’Égine fut en guerre contre Athènes à de nombreuses reprises. Si elle participa avec trente vaisseaux à la victoire de Salamine contre les Perses aux côtés des Athéniens, elle affronta ensuite durement la cité attique, et fut finalement vaincue par Athènes en 455 avant J.-C. Elle dut détruire ses fortifications et payer tribut à Athènes (avec, semble-t-il, des périodes plus ou moins dures dont témoigne peut-être Pindare), avant d’être occupée par les Athéniens, qui en expulsèrent les habitants et les remplacèrent par des colons athéniens en 431. Or, c’est vraisemblablement dans ce laps de temps que fut représenté l’Aïas. Les 'héros' protecteurs d’Égine, et notamment Aïas, pouvaient donc être vus de façon ambivalente à Athènes, mais ils protégeaient aussi l’île de Salamine et Athènes. Il y avait en effet une sorte de compétition religieuse entre cités, à qui pourrait revendiquer le patronage de certains 'héros', une compétition à laquelle le genre tragique contribuait.
Elle s’inscrit dans l’histoire, elle aussi compliquée, des rapports entre Salamine et Athènes. Avant d’être athénienne, l’île de Salamine a dépendu de Mégare. Ce furent très probablement une ou plusieurs guerres d’Athènes contre Mégare, pendant le sixième siècle, qui la firent basculer dans la dépendance d’Athènes et recevoir, peut-être au début du cinquième siècle, des 'colons' athéniens. Les Salaminiens devinrent eux-mêmes athéniens, mais Salamine resta, à l’époque de Sophocle, un poste de surveillance vis-à-vis de Mégare. Tout un travail idéologique fut mené, allant jusqu’à remanier le texte de l’Iliade, pour imposer l’idée de l’ancienneté de l’affiliation athénienne. Mais l’île restait sentie comme un peu différente. Salamine ne fut pas incluse dans la répartition des dèmes réalisée par Clisthène en 508/507 avant J.-C. : il n’y eut pas de dème de Salamine et les Salaminiens, qui gardèrent le privilège de battre monnaie, étaient inscrits dans les dèmes de l’Attique proprement dite. La proximité l’emportait néanmoins. Une très grande famille de l’aristocratie 'eupatride' athénienne se flattait de descendre d’Éaque et d’Égine, par l’intermédiaire d’un fils d’Aïas, Philéos, « le premier de cette maison, les Philaïdes, qui fût devenu athénien » (Hérodote VI, 35). Une autre grande famille athénienne, dont une branche exerçait des fonctions religieuses au cap Sounion, avait pour nom « les Salaminiens ». Et surtout, Aïas était le patron de l’une des dix 'tribus' entre lesquelles étaient répartis les citoyens athéniens à l’époque de Sophocle. Hérodote dans ses Histoires explique que, quand Clisthène réorganisa la population civique d’Athènes vers 508-507 avant J.-C., il choisit d’autres 'héros' que les 'héros' antérieurs pour patronner ces dix nouvelles 'tribus', « héros nationaux à l’exception d’Aïas, qu’il ajouta, bien qu’étranger, au titre de voisin d’Athènes et d’allié » (V.66).
La seconde guerre Médique contribua puissamment à accroître le rayonnement religieux d’Aïas à Athènes, en raison de la victoire navale décisive remportée sur les Perses à Salamine par les Athéniens en 480 avant J.-C., à l’instigation de Thémistocle. Thémistocle n’arracha pas sans peine la décision de combattre, dit Hérodote, mais les dieux l’entérinèrent immédiatement.
« Le jour parut, et au lever du soleil un séisme se produisit et sur terre et sur mer ; on fut d’avis d’adresser des prières aux dieux et d’appeler à l’aide les Éacides. Et l’on exécuta ce qui avait paru opportun : on adressa des prières à tous les dieux et l’on appela à l’aide, de Salamine même, Aïas et Télamon, et on envoya un vaisseau à Égine chercher Éaque et les autres Éacides » (Hérodote VIII, 63).
Cette trière arrive à temps d’Égine, avec les Éacides, juste avant le début du combat (VIII, 83), auquel, tels des Saint-George du polythéisme, ils ont donc participé. En récompense, après la victoire, une trière phénicienne conquise fut consacrée à Salamine « en l’honneur d’Aïas » (VIII, 121). Le « héros » avait un sanctuaire à Salamine, et l’on fêtait en son honneur des Aianteia attestés à l’époque hellénistique, mais probablement bien antérieurs. Le fils d’Aïas, Eurysacès, avait lui aussi un sanctuaire à Athènes.
Tout cet ensemble, toutes ces contradictions parfois, formaient un arrière-plan bien connu des spectateurs. La pièce de Sophocle en offre quelques traces, notamment, dans certains chants du chœur, composé de marins de Salamine sous les ordres d’Aïas : ils expriment leur nostalgie de l’île « illustre » d’où ils viennent (v. 596) et espèrent revoir bientôt le cap Sounion et « Athènes la sainte » (v. 1217-1222). Par leur biais surtout, par le biais de ces petites gens, passe l’empathie des spectateurs en faveur du héros, qui lui aussi, quand il se suicide, se tourne vers Salamine et Athènes (v. 860-862). Quant au « héros », la fin à grand spectacle de la pièce peut en évoquer le culte, lorsque le chœur invite Teucros à « trouver une tranchée pour lui, une fosse où il recevra son humide tombeau, dont les mortels se souviendront éternellement » (v. 1166-1167), puis lorsque son fils, à la demande de Teucros, demeure assis dans une posture rituelle de supplication à côté de son cadavre et le touche rituellement. On ne supplie pas n’importe quel cadavre ; en revanche, on supplie un « héros ». Ainsi, le destin entier d’Aïas, et la pièce de Sophocle, se trouvent aussi orientés, mais implicitement, vers un avenir protecteur pour tous les Athéniens.
La leçon tragique de l’Aïas
La fonction cultuelle d’Aïas, pour importante qu’elle soit à l’arrière-plan de l’Aïas, n’en constituent pas la thématique principale. Aïas est avant tout un homme dont le destin effrayant et pitoyable est offert en exemple à tous les hommes. C’est l’une des fonctions du prologue que de focaliser l’attention du spectateur sur cet aspect. Ulysse y devient en effet, par la volonté d’Athéna, un spectateur interne de la folie qu’elle envoie sur le héros pour protéger Ulysse et les Atrides. Il sert quasiment d’intermédiaire entre le public et la pièce. ‘Ορᾷς… ; « Tu vois ? », demande Athéna (v. 118). ‘Ορῶ « je vois », répond Ulysse (v. 125). Ce qu’il voit est mis au service d'une leçon religieuse et morale, à délivrer, à asséner même. Le metteur en scène (qui est l’auteur, le plus souvent) est appelé en grec διδάσκαλος, « maître » (des acteurs), mais la mise en scène est aussi un enseignement qui s’adresse aux spectateurs, comme le dira plus tard Aristophane dans Les Grenouilles en mettant en scène deux des trois Tragiques déjà canoniques (v. 1008-1010 et 1054-1055) :
ESCHYLE. — Réponds-moi. Pour quelle raison faut-il admirer un poète ?
EURIPIDE. — Pour son habileté, pour ses leçons, parce que nous rendons meilleurs les hommes dans les cités. (…)
ESCHYLE. — Pour les petits enfants, celui qui explique, c’est le maître d’école ; pour les adultes, c’est le poète.
Au IVe siècle avant J.-C., entre autres exemples, le Sur l’ambassade infidèle de Démosthène (§ 246-250) atteste de fait que des passages de Sophocle, parfois décontextualisés, étaient cités à des fins d’édification et d’instruction civique dans les grands discours politiques prononcés devant les citoyens et les juges. Dans le prologue de l’Aïas, les choix dramaturgiques de Sophocle donnent à ses leçons l’autorité intemporelle, et cruelle, de la divinité :
ATHÉNA. — Tu vois, Ulysse, quelle est la force des dieux. Qui, à ton avis, a jamais été trouvé qui fût plus prévoyant et plus vaillant que lui pour faire ce qu’il fallait ?
ULYSSE. — Personne, je le sais bien. Je le prends en pitié, dans son malheur, bien qu’il soit mon ennemi, parce qu’il est attelé à un égarement funeste. Je ne considère pas plus son sort que le mien. Je vois que nous ne sommes rien d’autre que des fantômes, nous tous qui sommes en vie, ou bien une ombre légère.
ATHÉNA. — Alors, prête attention à de tels événements et ne prononce aucune parole excessive, toi, contre les dieux, ne te hausse pas avec enflure si tu l’emportes par le pouvoir de ton bras ou par la profondeur de ta grande richesse. Car un jour fait pencher ou redresse toutes les affaires humaines : les dieux aiment les sages et ils ont les méchants en horreur.
Il faut donc être sage comme Ulysse, et non excessif comme Aïas ou comme les Atrides, pour tenir compte du pouvoir et des lois divines. Un homme ne peut à lui seul, sans les dieux, assurer son destin, comme a voulu le faire Aïas. Ulysse se voit lui-même dans l’autre, et le spectateur aussi doit se voir lui-même en voyant Aïas.
La leçon sera complétée dans la pièce, quand on entendra les paroles du devin Tirésias (v.756-779). Elle sera parachevée dans l’exodos en s’élargissant à Agamemnon, qui, lui aussi, mais comme « tyran », est pris par une autre sorte d’excès (v. 1350) : un homme, fût-il le roi, doit respecter, dit Ulysse, la loi divine prescrivant que tout brave a droit à des funérailles, une leçon que l’Antigone enseigna à nouveau avec plus d’éclat encore et qui n’est pas un cas purement théorique. Après la mort de Thémistocle (en 459 avant J.-C., bien loin d’Athènes, car, ostracisé, il s’était finalement réfugié… en Perse), « ses restes furent, d'après sa famille, rapatriés, selon son vœu, et ensevelis en Attique, à l'insu des Athéniens ; il était interdit de l'ensevelir, puisqu'il était banni pour trahison » (Thucydide, I, 138, 6). Agamemnon, lui, à la différence d’Aïas (et d’Étéocle dans Antigone), cède.
Le passage du Phédon de Platon que j’ai déjà cité montre à mon avis que dès l’Antiquité classique la tragédie est liée dans l’opinion commune, quoi qu’il en soit de l’infinie variété des tragédies réelles, qui souvent se terminent bien, à la question du 'destin'. Socrate, que le gardien de la prison vient chercher pour lui faire prendre le poison qui le fera mourir, se livre à une parodie explicite du langage tragique : ἐμὲ δὲ νῦν ἤδη καλεῖ, ϕαίη ἂν ἀνὴρ τραγικός, ἡ εἱμαρμένη, « Maintenant, c’est désormais, comme dirait un personnage tragique, le lot de mon destin qui m’appelle, moi » (Platon, Phédon 115a5). C’est de l’ironie socratique, de la dissimulation : cette phrase pleine d’une emphase volontairement excessive vient après tout le dialogue, qui est une longue démonstration prouvant que la mort est pour Socrate un choix, revendiqué comme tel, pas seulement une détermination propre à son destin. Mais elle suppose que chacun sait comment un héros tragique raisonne et parle, et qu’un héros tragique doit rencontrer son destin, la mort. L’Aïas déjà, quelque cinquante ans plus tôt, corrige et redresse cette perspective désastreuse : la mort y est aussi un choix, le seul choix héroïque possible pour l’homme après son déshonneur. La leçon du prologue et de l’exodos ajoute la considération de l’infinie distance entre les hommes et les dieux et du respect que les hommes éphémères doivent à ces puissances lointaines, qu’oublient et le héros et les Atrides.
Soldats perdus et héros tragiques : le dernier stasimon du chœur
Je voudrais pour terminer élargir encore la perspective. Dans mon titre, j’ai employé le singulier, mais je voudrais maintenant évoquer au pluriel les soldats perdus et les héros tragiques de l’Aïas, je veux parler du chœur. Réfléchissons donc un instant sur le rôle du chœur, au début de la pièce, et dans la conclusion. Aristote le dit très vigoureusement, et cela concerne explicitement Sophocle (Poétique XVIII, 1456a25-32) : « Il faut considérer que le chœur est l’un des acteurs, et une partie du tout, et qu’il participe à l’action, non pas comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle ».
Le chœur, quand il entre en scène dans la parodos, dit incarner les « petits » (v. 158), et il décrit sa faiblesse, avec l’image de l’œil d’un oiseau bien différent de l’aigle ou du vautour qu’est Aïas. Il est comme une colombe affolée : il dépend entièrement de son prince (v. 136-140), et la mauvaise situation de celui-ci l’angoisse. Mais il souligne aussi sa force, d’une façon assez inattendue (v. 158-161). Le rempart ne tient pas sans chacune des pierres qui le composent, chante-t-il dans la parodos. Le monde de la cité athénienne classique se superpose ici au monde héroïque. La solidarité inégale entre Aïas et le chœur est comparable à celle qui doit lier le peuple aux aristocrates athéniens. Les marins sont présentés ensuite (v. 202) par Tecmesse comme étant de la race des fils de la Terre, les Érechtéides, ce qui renvoie au mythe fondateur de l’identité athénienne, célébré sur l’Acropole dans l’Érechtéion : les marins de Salamine sont comme les Athéniens descendant d’Érechtée, le roi issu d’Héphaïstos, dont la Terre avait recueilli le sperme alors qu’il poursuivait la déesse Athéna. Ce faisant, le chœur des marins institue une relation entre les spectateurs et Aïas bien différente de celle que le prologue avait mise en place, non plus une solidarité humaine seulement, mais une solidarité civique. Une solidarité bien menacée, bien inquiétante, car le chœur est traumatisée par les conséquences prévisibles de ce qui s’est passé : il sera lui aussi accusé de trahison et châtié.
Après le suicide d’Aïas, à la fin de la pièce, alors que les Atrides menacent Teucros, Tecmesse et eux-mêmes des pires châtiments, les marins sont plus perdus encore que dans la parodos. Leur dernier chant précède la péripétie finale, où Ulysse obtiendra d’Agamemnon qu’on rende les honneurs funèbres à Aïas, et rien, absolument rien, ne laisse à ce moment-là deviner cette péripétie. Le désespoir qui était celui d’Aïas est maintenant celui du chœur, mais la solution d’Aïas, le suicide solitaire, la solution héroïque du promachos, n’en est pas une pour les petits et les sans-grade. Leur déréliction est plus profonde encore que celle du héros et elle peut, malheureusement, nous toucher particulièrement dans les circonstances présentes que nous vivons en Europe. Voici ce qu’ils chantent dans le dernier stasimon.
Quel sera donc le dernier compte des années d’errance ?
Et quand se terminera-t-il ?
Il m’apporte sans cesse le malheur sans trève
Des lances brandies, ô souffrances
Dans la vaste terre de Troie,
Triste outrage pour les Grecs !
Il aurait plutôt dû s’enfoncer au firmament du ciel
Ou dans l’Haïdès ouvert à tous,
Cet homme qui montra aux Grecs la fureur collective κεῖνος ἁνὴρ, ὃς στυγερῶν
Des armes odieuses. ἔδειξεν ὅπλων Ἕλλασιν κοινὸν Ἄρη
Ô souffrances enfantant des souffrances !
Car c’est lui qui a ravagé l’humanité.
C’est lui qui m’a refusé le plaisir des couronnes,
Et le partage des coupes profondes,
Et le doux chant des hautbois, le misérable,
Et la jouissance du sommeil nocturne.
Et il a mis fin aux amours, hélas, aux amours, pour moi !
Voyez mon état : personne ne fait attention à moi,
Jour après jour mes cheveux sont trempés par la dense rosée
Que l’horrible Troie me laisse en souvenir.
Auparavant j’avais un rempart contre les frayeurs nocturnes,
Contre les traits ennemis : Aïas l’impétueux.
Mais maintenant le voici voué à un affreux destin.
Quel plaisir alors pour moi, quel plaisir encore me restera-t-il ?
Puissé-je être là où un promontoire boisé
Battu par les flots se dresse sur la mer
Devant la plaine de Sounion,
Pour adresser mon salut à Athènes la sainte.
Ce dernier chant et cette dernière danse du chœur, sont exécutés devant le cadavre d’Aïas, son fils qui le touche en un geste de supplication et dépose ses offrandes, et Tecmesse éplorée. Le chœur ne se livre à aucun commentaire sur la situation immédiate, et n’a pas un mot pour Teucros. Du point de vue dramaturgique, Sophocle introduit donc ce dernier temps de douleur, avant la confrontation finale, avec un certain recul ; du point de vue thématique aussi, il prend du recul et met l’accent sur un aspect central de la pièce, qui dépasse le sort particulier d’Aïas, la place de la fureur guerrière dans l’humanité.
Les marins élargissent en effet leur déploration à tous les malheurs des « Grecs » en général (dernier mot de la première strophe). Puis ils remontent dans le temps et élargissent progressivement le champ, pour déplorer l’invention de la guerre pour « les Grecs », et même pour le malheur, en général, de « l’humanité » (dernier mot de la première antistrophe, en écho à Ἑλλάνων, v. 1197). Tous les hommes, y compris les spectateurs et les lecteurs. Et le responsable du malheur des hommes, c’est un homme. Le chœur condamne, sur le mode du regret, « cet homme » (κεῖνος ἁνήρ, κεῖνος, ἐκεῖνος, v. 1194, 1198, 1199) qui « montra Arès » (comme souvent, le dieu Arès est employé par métonymie pour la fureur guerrière) aux Grecs.
Le thème du premier inventeur (de l’agriculture, de la domestication des animaux, du calcul, de la médecine, etc.) est fréquent dans la littérature grecque classique. Le Titan Prométhée en est le prototype divin (Eschyle, Prométhée v. 442-551, avec aussi le verbe montrer à). Il est caractéristique de l’évolution du Ve siècle avant J.-C. à Athènes que l’invention, peu à peu, soit attribuée à un homme et non plus à un dieu : l’histoire de la découverte de la médecine selon Hippocrate est exemplaire à cet égard (Ancienne médecine 3, p. 120-123 Jouanna). C’est le cas ici aussi, d’une façon que la métonymie rend très frappante : c’est l’homme qui invente Arès ! Le plus souvent, le thème du premier inventeur est positif et célèbre l’ingéniosité de l’homme, mais Sophocle est particulièrement sensible à la contradiction inhérente à cette ingéniosité. Il faut rappeler le fameux stasimon de l’Antigone de Sophocle sur l’homme, en 442 avant J.-C. (v. 332-375), qui, avant de faire le catalogue des si utiles inventions humaines, commence ainsi :
Πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀν-
θρώπου δεινότερον πέλει
Il est bien des merveilles en ce monde,
Il n’en est pas de plus grande que l’homme (Trad. P. Mazon).
Même dans ce stasimon il y a place pour la négativité. Ses premiers vers sont plus ambivalents que ne le suggère la traduction de P. Mazon. Ils reprennent quasiment en le citant un chant du chœur des Choéphores d’Eschyle sur les « fléaux que nourrit la Terre ». On pourrait les traduire, en jouant sur le sens actuel de l’adjectif « formidable » et le sens qu’il avait à l’époque classique, « qui fait peur » : « Nombreux sont les êtres formidables, mais rien n’est plus formidable que l’homme ». Le chœur insiste dans la conclusion de son chant avec force sur la réversibilité de l’inventivité humaine, capable du pire comme du meilleur. Ici, nous avons le pire, stigmatisé avec un sentiment d’horreur. « L’homme à l’esprit ingénieux… Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela, il se l’est enseigné… Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre la route du mal tout comme du bien ». Le pire dont l’homme est capable, dans l’Aïas, ce sont les armes (parfois incluses ailleurs dans les inventions humaines) et c’est la guerre. Le malheur de la guerre, opposé au bonheur de la paix. Du côté de la paix, les beuveries du soir, avec le vin, les couronnes et les joueuses de hautbois, et les plaisirs d’amour. Au lieu de ces joies de la nuit, ce sont les épreuves sans fin, c’est l’humidité du campement troyen.
Le chœur revient finalement à Aïas, qualifié de θούριος, « l’impétueux », comme le sont habituellement Arès et la fureur guerrière. Le héros est ici associé à Arès, et à l’inventeur d’Arès, mais avec vocation de protéger, selon la bonne pente de l’art de la guerre. Or, Aïas désormais « voué » à une affreuse divinité, à un affreux destin, voué à représenter le malheur, n’est plus. Il ne reste plus au chœur qu’un souhait, un souhait fragile : revoir le cap Sounion, que les marins doivent doubler pour arriver dans leur île, Salamine, à côté d’Athènes. « Athènes la sainte », dernier mot de l’antistrophe, fait cette fois écho avec, dans la strophe, « l’horrible Troie ». Les Salaminiens du mythe et ceux de l’époque de Sophocle sont finalement unis dans le salut à Athènes.
Mais en attendant, le chœur livre aux spectateurs, et à tous les Grecs, sa leçon à lui sur le malheur de la guerre et son ancrage dans l’humanité-même.