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Voici le texte des trois meilleures nouvelles.
Premier prix, catégorie CPGE : Mathilde Dumas (lycée Bertran de Born, Périgueux), 'Eurydice éternelle'.
Une lettre cachetée l’attendait sur le bureau. Le sceau du prince imprimé dans la cire épaisse luisait sous les rayons du soleil d’Italie. Pourtant, depuis des semaines, Claudio avait en tête bien d’autres préoccupations que celle-ci. Ses violons dormaient dans leurs étuis de velours, évanescents sous les volutes que la poussière dessinait dans la lumière.
Il les oubliait, évanouis dans un coin et délaissés pour une autre passion. Une passion vivante, blonde et malade. Véra taisait sa voix d’ange au fond d‘un lit immense, comme une rose pâle sur un couffin moelleux. Chaque jour, Claudio en faisait porter un bouquet à son chevet, et chaque jour il trouvait à son teint la même nuance diaphane que leurs pétales. Parfois ses yeux verts roulaient sous leurs fines paupière et elle s’éveillait, demandait à la bonne son mari et la date. On lui apportait tous les mets sucrés qui la faisaient sourire, et il venait à elle, oubliant les nuits froides et les longues heures d’angoisse, avec le large sourire de celui qui reconnaît son bonheur perdu. Alors reprenait la douce mécanique des jours paisibles. Ensemble, ils observaient le ballet des abeilles sur les bourgeons emmiellés, la muse chantonnait à son oreille des airs nouveaux. Mais, lorsqu’il jouait lui jouait de légères danses enjouées, elle ne se levait plus pour danser. Quand le soir venait, elle faisait mine de s’endormir, embrassait son époux, demandait qu’on la laisse, et n’ouvrait plus les yeux avant plusieurs rondes des astres sur le cadran solaire.
Ce soir-là, sa lucidité n’avait pas duré plus longtemps qu’un coucher de soleil. La chaleur du printemps n’atteignait pas ses mains, froides sous le satin de ses gants. Claudio l’avait attendue, lui avait composé un air nouveau, tandis qu’elle laissait l’ombre rouge de l’astre expirant inonder la pièce, courir sur ses cheveux, lui donner l’air de vivre. Cette fenêtre de calme exacerbait le vide qu’elle laissait dernière elle. Véra jetait son absence sur son chemin pour se donner du leste, pour s’évaporer dans ce lit fastueux, loin de lui. Il mangeait seul, échouait dans l’atelier, observait le chaos qu’il y avait semé, l’œil vaguement égaré et les cils lourds de larmes.
La lettre rouge gisait toujours sur le bureau. Claudio hésita: combien de temps encore pourrait-il ignorer son mécène? Il n’était pas une colonne, un ouvrage, une plume en sa demeure qui n’appartînt au prince. Il avait tout à perdre, et bientôt, il lui faudrait écrire un nouveau concerto, s’il ne voulait pas ajouter à la douleur de l’absence, la misère de la rue.
C’est pourquoi ce soir-là, dans le silence pugnace, il décacheta le pli. Claudio lut la commande d’un œil distrait: il ne savait que trop quel thème peu utile à ses yeux le prince aurait choisi. Celui-ci, à l’instar de ses contemporains, se passionnait pour des temps auréolés de gloire, voilés par leurs mystères et brillants de savoirs: pour les siècles, tantôt obscurs, tantôt dorés de la Grèce antique. L’obsession artistique était aux mythes oubliés et aux illustres batailles.
Princes, philosophes, physiciens, tous s’aveuglaient de lumière antique, éblouis par ces temps anciens, moins oubliés que le présent lui-même. Claudio s’exaspérait. Que composer encore sur un empereur romain? Quand sa femme se mourrait, que pouvait-il chanter sur les mots d’un Ovide ou d’un Hésiode qu’elle ne lirait jamais?
ll aurait voulu noircir de notes alignées, virevoltantes, les lignes de ses portées. Des notes pour elle. Déposer sur son front des flots de doubles croches, pour encenser Véra, sa beauté éphémère. Pas pour rénover les mémoires mortes des inconnus d’antan. C’est elle qu’il voulait faire éternelle, pas d’illustres inconnus, si séduisants soient-il. L’artiste soupira doucement, révélant un agacement à peine perceptible. Il n’était pas surpris, savait gagner son pain, écrirait mécaniquement un air, comme prévu, veillant à ne laisser rien affleurer des tourments qui l’étreignaient. Il le ferait plus tard, mais pas ce soir-là: c’était un vendredi, un jour qui sentait le bougainvillier sous la fenêtre, la confiture d’orange qui mijote. C’était peut-être le dernier jour de Véra. L’homme passa une main lasse sur son visage, et de l’autre poussa la porte de l’atelier.
Mais alors que, déjà, son esprit s’éloignait des violons, un détail le retint. Un élan de la lumière, un éclat inconnu attira son attention. Ce n’était rien: rien de plus qu’un rebond de lumière sur une dorure, décoché depuis la reliure écarlate d’un livre. Le vague souvenir de ce présent princier se perdait dans le vacarme de ses noires pensées, sombres Bienveillantes qui étendaient leurs ailes sur le reste du monde. L’homme promena ses doigts striés par les cordes sur le cuir l’ouvrage. En lettres d’or calligraphiées on y avait gravé « Ovide, Les Métamorphoses ».
Machinalement, ses mains soulevèrent la couverture, et firent défiler les pages. Le papier fin roulait dans l’air sous ses doigts, s’échappant de sa paume en un souffle ronronnant. Dehors, la nuit avait voilé Florence de noir, et soufflait sur le crêpe du deuil le vent léger d’un dernier souffle. Claudio frissonna. Seul le livre, chaud sous ses mains, l’arrimait au réel.
Voyageur égaré, il lui fallait un amarrage. Une attache lourde pour l’empêcher de s’envoler avec Véra. Il savait bien, au fond, qu’elle voguait déjà loin, soumise à l’inéluctable flot de l’Achéron. L’image de sa douce nymphe, à peine moins transparente que l’air, ricochait dans sa mémoire sur les mots d’un auteur dont il peinait à se souvenir, longuement analysés sous l’œil attentif d’un précepteur: « J'ai cru pouvoir supporter ce deuil, j'ai essayé, je ne le nierai pas, mais l'Amour l'a emporté. Il est un dieu bien connu, là-haut, sur terre. L’est-il aussi ici?»
Alors dérivant au hasard dans la solitude de la nuit, l’ancre du passé lui parut assez fiable.
L’homme stoppa net la valse folle des mots sous ses doigts, posa ses yeux sur la page qu’il cherchait et lut. En latin. La langue désarmante, fière forteresse renfermant des trésors infinis sous son armure de morte. Claudio lisait les langues anciennes comme il avait composé sa première pièce: laborieusement, mais rigoureusement, et finalement avec succès. Contre son gré, certaines formules lui revenaient parfois, pareilles à des incantations, rassurantes comme la pierre que le voyageur perdu reconnait sur son chemin.
Malgré lui, il se surpris songeant à la délicatesse presque musicale de cette langue ciselée, figée dans un passé lointain comme les jeunes femmes de Pompéi. Péniblement, il se rendit à l’évidence: grec et latin s’insinuent dans les esprits, roulent discrètement sous nos langues , même sans être toujours comprises. Nous les retenons comme on retient sa propre histoire: elles s’éparpillent dans le présent , s’y morcellent , et on les croit disparurent lorsqu’elles éclatent, tapies partout. Dehors le Clocher de la Santa Maria sonne une heure avancée de la nuit. Frêle guerrier du sens, Claudio poursuit un vers, il va le faire chanter, parcourt des yeux sa proie, épurée comme les mots des aèdes, elle oppose sa légère résistance. Il gratte la pellicule fine d’une déclinaison, découvre un nom. Il cligne des paupières et d’un trait de grammaire comme d’un coup de scalpel, il tranche le verbe. Il tranche le radical, isole la personne, examine le temps. Le premier vers est nu, étendu devant lui. Ovide lui murmure « Inde per inmensum croceo uelatus amictu » ; Claudio répond « S’éloignant, de là, enveloppée d’un voile couleur safran » et poursuit, méthodique « Tandis que l’appelle vainement la voix d’Orphée ». La mélopée latine rendait à la grammaire sa poussée d’Archimède, et Claudio, toute la nuit durant, se berça de latin. Face à lui, Ovide gardait jalousement une légende thébaine dans un coffre aux milles clefs dont jaillissait le sens enroulé sous les vers. Claudio était Orphée appelant son Eurydice. Les mots lui figuraient, sous les crocs du serpent, sa Véra étendue. Des paroles du poète naissaient tierces et quatrains, odes désespérées jouées largo. Il lui semblait entendre déjà la lyre d’Ophée ravir à la mort son amour presque éteint. Lorsqu’il ferma le livre, la lune se gommant sur le fond bleu du ciel amorçait sa course vers la nuit suivante. Claudio plissa les yeux. Sous la brume matinale il lui semblait distinguer un forum sur la piazza del duomo, les arcs d’une arène sous le palais Sforza, et les silhouette des passants dans la rue se fondaient dans celles de Sénèque et Virgile. Il apercevait là, Rome berçant Florentia. Au point presque d’oublier l’initial détachement qui, la veille même détournait son regard des chefs-d’œuvre antiques. Les Métamorphoses détachaient le philtre flou de souffrance apposé sur sa vie, révélaient l’éternel, la permanence humaine, et celle de Véra.
Le glissement d’un pas léger dans son dos extirpa Claudio hors de son rêve antique. Elle était là, tout près, souriante derrière les tentures drapées de l’atelier:Véra resplendissait. « Tu travailles trop Claudio… » Faible, elle s’appuya sur lui. Le tremblement imperceptible de ses mains oscillait entre l’Olympe et les champs d’asphodèles, diaphane et divine, Eurydice et Véra.
Il enlaça ses doigts, calma leur danse de Danaïdes. Le calme revint lentement et les moires du destin se turent pour un instant. Reposée dans ses bras, l’un coulé contre l’autre, les amants lurent Ovide et chantèrent ses mots. Claudio traduisait tout, avec application, émerveillant sa femme. Elle souriait, ravie, bercée par le sens premier des mythes aux mille tiroirs. Ne voyant en Narcisse qu’un bel éphèbe puni, elle étouffait un rire face aux paroles d’Echo. L’ombre portée de quelque temple ancien s’étirait autour d’eux quand le jour avançait. Les images défilaient, il les lui contaient toutes ; elle écoutait, muette. Véra, effacée dans l’amour de Claudio, murmurait un air, tout bas. Sa vision se brouillait, enroulant les tentures de l’atelier comme les volutes des violons, elle apercevait Daphné allongée, qui rêvait d’Apollon. Véra sentait ,au loin, l’approche lente d’Hadès et l’odeur printanière des jardin de Perséphone. Le fourmillement confus se faisait lourd vacarme sous une ouate épaisse. La voix d’Orphée se faisait plus lointaine, la chaleur cotonneuse enveloppait Véra d’un voile safran. Elle chercha un instant Ocyrhoé dans l’ombre, mais ne l’y trouva pas. Au-dessus d’elle, Claudio souriait, paisible, quand enfin vint la douceur de la main d’Eurydice qui l’attira, sereine, vers les champs Elysées, le tremblement cessa. « Elle lui fit un suprême adieu, qu'il n'entendrait plus qu'à peine, puis elle retourna sur ses pas à l'endroit d'où elle venait. »
La nuit était tombée avec Véra. Claudio l’embrassa dans l’ombre sans mêler ses larmes à son parfum fané: Véra et Eurydice étaient deux éternelles. Il allongea sa muse, ferma les yeux sur elle. À l’aurore il se réveillerait seul, irait dans l’atelier. Alors il composerait ces airs qu’elle lui avait soufflés. L’artiste incarnerait sa Véra éternelle mêlée au mythe d’Orphée dans les voix de sopranes traversant les siècles. L’encre sur sa plume était sèche depuis bien trop longtemps et il l’avait trempée dans celle, universelle de l’Antiquité. À l’aurore seulement, et pour sa défunte femme, il composerait le premier opéra au monde, qu’il signerait de leur nom: Monteverdi.
Deuxième prix, catégorie CPGE : Anna le Gall (lycée Camille Jullian, Bordeaux), 'Agnostos Theos'.
Je marchais dans Athènes lorsque, au détour d'une rue, je vis un autel fumant. Dans la pierre, le nom du dieu, en lettre d'or luisait, tandis qu'une inscription, à demi effacée, déclarait : « Ἄγνωστος Θεός ». Fronçant les yeux devant ce nom de Dieu Inconnu, je ne pus retenir une exclamation de surprise lorsqu'une Muse m'apparut dans une douce lueur. Reconnaissant la divine Calliope, je la saluais et lui demandais : «Ô Muse, raconte-moi l'histoire de ce dieu ! » Elle accepta et pinçant les cordes de sa lyre dorée, elle déclama de sa voix chantante :
« Il y a bien longtemps, lorsque Zeus, assembleur de nuées ayant vaincu les Titans,
Distribua les différents royaumes entre les dieux et les hommes,
Les dieux, vivant dans l’Éther bienveillant,
Et les hommes sur la Terre nourricière,
Un dieu, parmi tous, fut oublié.
Il ne reçut ni domaine, ni reconnaissance.
Son nom ne pouvant être honoré, il ne fut visible aux yeux d'aucun.
Un halo blafard marquait sa présence en un lieu.
Zeus, à la voix puissante, voulut réparer son erreur,
Appelant Apollon, il lui demanda,
Lui qui darde au loin ses rayons, s'il connaissait ce dieu.
Mais Apollon, archer glorieux, ne put répondre à la question du roi des dieux,
La peau de du Dieu Inconnu n'avait jamais connu la douce caresse dorée de son astre sacré.
Zeus appela alors sa sœur, Artémis à l'arc d'or.
Mais la réponse de la Chasseresse ne fut pas différente de celle de son jumeau.
Zeus à la nuée noire demanda alors à Gaïa, la Terre Mère, qui était ce dieu.
Mais Gaïa ne put répondre à la requête du maître des Cieux.
Jamais les pieds de cet être divin n'avaient foulé la poussière des sols.
Zeus l'Olympien invita alors toutes les divinités à apporter une réponse à l'énigme.
Mais Hermès à la baguette d'or, en portant les messages des dieux,
N'avait jamais aperçu le dieu.
Athéna aux yeux pers ne le connaissait pas plus
Qu’Aphrodite anadyomède ou Arès, assailleur de rempart.
L'Ébranleur du sol était ignorant comme son frère, le sombre Hadès.
Alors le souverain des cieux entreprit de se renseigner près de Mnémosyne qui sait tout,
Mais la Mémoire elle-même n'avait nul souvenir de ce dieu.
Zeus à la voix puissante, voyant l'ignorance de tous,
Décida alors de le surnommer du nom d' Ἄγνωστος Θεός.
Depuis ce jour, les Hommes se mirent à honorer le Dieu Inconnu. »
Je ne pus m’empêcher de l'interrompre : « Pourtant, divine Calliope, ce dieu a bien un nom. Regarde comme les lettres d'or étincellent !» La Muse ne se vexa pas de mon impatience, elle fit glisser ses longs doigts fins sur son instrument divin, et reprit de sa voix agréable :
«Sache que l'histoire ne s'arrête pas là.
Car ce dieu, s'il était maintenant reconnu,
N'avait pas de nom propre, ni d'apparence.
Se sentant lésé par rapport aux autres dieux,
Ne recevant que peu de sacrifices,
N'ayant nulle fête en son honneur,
Ne pouvant participer aux affaires humaines,
Encouragé par la perfide Phtonos
Sentit poindre en lui une jalousie dévorante.
Alors qu'il tentait de l'oublier, elle ne fit que grandir,
Rongeant son foie et ses reins,
Grignotant ses poumons et son cœur,
Il ne put l'ignorer davantage !
Tout son être lui criait sa rage et son envie ;
Tout son être n'était que convoitise pure.
Son âme se révolta et il alla voir Zeus tout puissant
« Ô Zeus, dit-il, père des hommes comme des dieux,
Souverain dans les cieux comme sur la terre,
Je viens te trouver pour mettre fin à une injustice. »
L’Olympien à qui rien n'échappait,
Lui demanda tout de même la raison de sa venue.
Le Dieu Inconnu, d'une voix rendue rauque par son courroux, reprit :
« Je veux mettre fin à l'outrage qui m'est fait.
Dieu juste, comprends mon désespoir !
Je suis dieu, et par là même, égal aux autres dieux
Pourtant mes sacrifices sont moindres,
Mes autels ne fument pas comme ceux des autres,
Je n'ai pas de reconnaissance,
Pas de nom, pas d'enveloppe.
Père de nombreux enfants, Zeus aux multiples apparences,
Tu dois comprendre ma douleur.
Je ne puis avoir de descendance :
Nulle déesse, nulle nymphe et nulle mortelle ne peut m'aimer,
Je ne puis ni participer aux guerres, ni participer aux banquets olympiens.
Les Muses respectables ne peuvent chanter mes louanges. »
Zeus, ému par sa souffrance, prit à son tour la parole :
« Je comprends ton tourment.
Que souhaites-tu de moi ? »
Aussitôt, il répondit :
« Permets, ô mon roi, que par mes actes, je puisse me faire un nom. »
Le dieu tout puissant accorda son vœu à l'implorant.
Aussitôt, l'être céleste se précipita sur la Terre,
Là où les hommes subissent encore la divine punition
Quand le maître des nuages punit Prométhée et leurs ancêtres,
Leur faisant goûter le labeur et la fatigue,
Et que se réchauffant à la chaleur des flammes,
Ils se rappellent à jamais la cause de leur affliction.
Foulant le sol de la puissante Athènes, il découvrit le monde des hommes.
Athéna, fille de Zeus porte-égide, vint à sa rencontre :
« Toi, dieu oublié de tous, hormis des Athéniens qui t'ont construit cet autel de marbre,
Afin de t'honorer dès que tu fus reconnu des autres dieux,
Tu foules le sol pour trouver un nom.
Permets-moi de te venir en aide si cela t'est nécessaire. »
Il la salua avec respect, et elle disparut.
Un autre dieu apparut,
Il reconnut alors Hermès aux pieds ailés,
Celui-ci le salua avec considération,
Et lui tendant un vêtement finement travaillé, dit :
« Accepte mon présent, cette cape à l'étoffe charmante,
Plusieurs dieux se sont mis à l'ouvrage.
Athéna, tout juste partie, a elle-même tissé les fils de métal,
Ces fils, nul autre que l'illustre forgeron, Héphaïstos, les a forgés
A partir de rayons de Soleil et de Lune mêlés, offerts par les divins Jumeaux.
Bénie par Poséidon, je te l'apporte moi-même. »
Le dieu prit la cape qui lui était tendue et s'en enveloppa.
Aussitôt, sa lumière prit peu à peu forme,
Des contours se dessinèrent autour de lui.
Les dieux n'auraient été dupes de la supercherie,
Néanmoins, les hommes aux yeux corrompus,
Verraient désormais une silhouette distincte qui semblait onduler telle une onde marine.
Le dieu le remercia et Hermès disparut dans les cieux.
La déité put alors reprendre sa quête.
Il comprit, grâce à ce don divin, l'importance d'un corps,
Il se mit à la recherche de l'homme qui pourrait lui en confectionner un.
Le plus beau afin de rivaliser avec l'imberbe Apollon.
Le plus fort afin de rivaliser avec le terrible Arès.
Le plus adroit afin de rivaliser avec l'illustre Héphaïstos.
Le plus impressionnant afin d'égaler Zeus, assembleur de nuages,
Ou Poséidon, maître des océans.
La privation lui faisait oublier toute prudence,
Et ses attentes n'avaient plus de limites.
Bientôt, il se rappela l’œuvre du grand Pygmalion,
Le sculpteur qui avait su ciseler la parfaite Galatée.
Il appela alors Iris, la déesse aux pieds légers.
La déesse ne tarda pas et entreprit de connaître la raison de sa venue :
« Ô toi, dieu inconnu, que veux-tu à la messagère d'Héra, la reine des cieux aux bras blancs ? »
Le dieu ne la fit pas attendre et assouvit sa curiosité :
« Ô Iris, pardonne ce cri d'espoir,
C'est un implorant qui t'appelle, dit-il. »
La bienveillante Iris lui demanda alors l'objet de sa requête.
« Je souhaite que tu me permettes d'emprunter la même route que toi,
Grâce à tes arcs-en-ciel que tu m'amènes vélocement sur l'île de Chypre,
Dans la demeure de l'habile Pygmalion. »
A ses mots, la déesse fit apparaître une courbe colorée,
et le dieu l'emprunta sans attendre.
Frappant à la porte de l'artisan,
Celui-ci fut stupéfait de la présence de cet être
Qu'il pouvait distinguer mais non détailler.
« Ô créature étrange, pourquoi viens-tu en ma demeure ? »
« Calme ta terreur, Pygmalion le sculpteur,
Si je suis ici c'est pour te demander une faveur.
Je suis le Dieu Inconnu, sans nom et sans corps,
Si tu peux me voir, c'est grâce aux dieux qui,
Dans cette cape ont associé leur pouvoir.
Toi qui a créé la perfection,
Qui a su donner vie à la bienheureuse Galatée,
Accomplit de nouveau ce prodige
Produis un corps qui me représenterait,
Un corps qui me permettrait d'avoir un nom. »
L'artisan l'écouta et fier qu'un dieu lui demande son aide,
Accepta sans hésiter et se mit à l’œuvre.
Il prit un bloc de marbre blanc comme de l'albâtre,
Il façonna un corps qu'aucun athlète n'aurait renié,
Un visage aux traits fins apparut sous ses coups de maillet,
Narcisse lui-même aurait détourné les yeux de son reflet pour admirer ce profil.
Le dieu impatient regardait avec appréhension la silhouette prendre forme.
L'artiste ne s'arrêta pas à la nuit tombée,
Et Séléné put traverser le ciel dans son char argenté,
Pygmalion ne leva pas les yeux de son ouvrage.
Ce ne fut que lorsque Hélios s’éleva dans les cieux,
Que le mortel baissa son ciseau.
Le corps était proche de la perfection,
Et aurait été parfait si Apollon, froissé,
N'avait fait déraper le ciseau de l'artiste épuisé,
Un morceau de marbre s'était détaché,
Un morceau de marbre en trop,
Un morceau de doigt en moins,
Pygmalion, horrifié, voulu recommencer,
Mais le Dieu Inconnu refusa !
Il observa son corps parfait à l'exception de la main droite,
Ce bout d'auriculaire ne lui manquerait pas.
Il vêtit la statue de sa cape,
La pierre et sa lumière ne firent qu'un.
Aussitôt, la peau se réchauffa
Et s'assouplit doucement,
Le blanc de la pierre prit une teinte plus chaude,
Et ce Dieu Inconnu pu expérimenter la sensation d'un corps.
Qu'il était lourd !
Qu'il était maladroit !
Qu'il était parfait !
Le dieu remercia Pygmalion de son travail,
Et appela Athéna aux yeux pers.
« Ô déesse la plus sage, j'implore ton aide ! »
La fille de Métis lui demanda sa requête.
« Comment puis-je avoir un nom ? »
Athéna réfléchit et déclara :
« Héraclès a vaincu des monstres cruels,
Thésée a vaincu le Minotaure,
Persée a vaincu la Gorgone mortelle,
Ulysse a vaincu Troie,
Achille a vaincu Hector,
Jason a vaincu le dragon de Colchide,
Orphée est descendu dans les Enfers,
Qu'en déduis-tu ? »
« Seul un acte de bravoure pourra me conférer la renommée que je cherche. »
La fille de Zeus acquiesça et disparut,
Dans une gerbe de lumière.
Le Dieu Inconnu se mit en route,
Cherchant un combat auquel prendre part.
Bientôt, il trouva une guerre,
Deux rois voulaient le trône,
L'un, héritier légitime du pouvoir,
L'autre, oncle renégat, usurpateur.
Choisissant le côté du juste,
Il se battit auprès des valeureux guerriers,
Qui, dans un cri vaillant, défendaient leur maître,
L'honorable fils du roi défunt.
La bataille fit rage,
Le sang noir coulait des blessures mortelles,
Le crissement des lames qui se croisaient,
Couvrait les hurlements des féroces soldats.
Le Dieu Inconnu vit au loin,
Le terrible Arès, épée au clair,
Le regard fou, rire sardoniquement,
La sauvage Enyo retenant les chevaux enragés,
Tandis que Deimos, la Terreur, et son frère, Phobos, la Peur panique,
Se tenaient à ses côtés.
Le Dieu Inconnu combattait,
le cœur vaillant et la main ferme.
Son corps tout entier s'irisait
De cette lumière divine qui révélait sa céleste naissance!
C'est à lui que revint la tâche glorieuse
De terrasser l'oncle félon.
Alors qu'il levait son épée,
Exposant sa main droite,
Un archer fidèle au renégat,
Banda son arc, encocha une flèche.
La flèche vola, cherchant à atteindre son but.
Le trait devait toucher sa main,
Trancher ses doigts, sauver l'usurpateur,
Mais la jalousie d'Apollon le sauva,
D'une blessure si funeste.
La flèche manqua sa cible, filant droit sur sa main
Mais au niveau du doigt manquant.
La flèche ricocha et la divinité acheva sa mission meurtrière.
Les guerriers l'acclamèrent,
L'héritier vint à lui :
« Dieu inconnu, que puis-je faire pour te remercier ? »
Le dieu lui répondit :
« Mes exploits guerriers m'ont valu l'ovation de tes soldats,
Mais entends leurs voix,
Ils ne savent quel nom crier.
Tu m'honorerais, estimable roi,
Si tu me nommais ! »
L'héritier hocha la tête,
Et accepta la demande de ce dieu méritant. »
La voix de la Muse s'éteignit lentement et, de mes yeux rêveurs encore, je relus les lettres d'or qui constituaient le nom durement gagné de ce dieu: ὁ ὀνομάσθεις, celui qui a été nommé.
Premier prix, catégorie lycée : Nathan Cividin (lycée La Nativité, Aix-en-Provence), 'La Vérité de l'Antiquité'.
Qu'est-ce que l'Antiquité ? Une ère lointaine, séparée de nous par le temps ? Ce qui s'y est passé ne se reproduira pas ? Après tout, ce n'est que du passé. Iphigénie ? Ou Andromaque ? Ce ne sont que des histoires d'une époque révolue, oubliée. C'est en tout cas ce que les humains pensent, enfin les humains de cette année là, de l'an de grâce 2519.
N en faisait partie. Âgé de 15 ans, il vivait seul avec son oncle en insulae dans la périphérie d'Aix-en Provence. Jusqu'à ses oreilles comme jusqu'à d'autres, les écumes des jours latins et grecs n'étaient jamais parvenues. Identique à ses semblables, il n'en connaissait ni les origines, ni le contenu, ni même l'existence. Comme tous les matins, N partit au lycée en movere, une sorte de bus lévitant sur le sol pour avancer. C'était un Jupidies, le quatrième jour de la semaine. Chaque Juipidies les élèves de seconde, dont N, avaient cours de maths, d'informatique, de graphisme, de physique, celles-là étaient les matières obligatoires. Puis ils terminaient par un cours d'option. A partir de la classe de troisième les élèves pouvaient en choisir une. L'une d'entre elles était « Langue Universelle », une matière où la grammaire de la langue universelle était enseignée (la L.U) ; il arrivait même que certains élèvent étudient des textes datant du vingt-troisième siècle. C'est cette option que N avait choisie. Ce jour-là N disposait d'un programme très chargé sur son videre, une tablette holographique sur laquelle les cours de la journée apparaissaient sous la forme de vidéos interactives. Le réalisateur de celles de L.U n'est autre que l'oncle de N. Le midi N avait pour habitude de manger avec ses amis, ou alors avec une fille de Terminale que N appréciait beaucoup. Pour être tout à fait exact N éprouvait même un sentiment plus profond envers elle, envers A. Malheureusement, N savait pertinemment qu'il ne pourrait jamais lui révéler de quels feux il brûlait pour elle, elle avait trois ans de plus. Bien que N fût plutôt timide, il était doté d'une certaine bravoure pour avouer ses sentiments. Mais cette fois N en était conscient, c'était un amour impossible. Pourtant A semblait avoir toutes les qualités, elle était valeureuse, n'hésitant jamais à braver n'importe quel danger pour une cause qu'elle estimait juste, elle était belle, et surtout elle possédait un esprit d'une fine sagesse. Il suffisait à N de l'apercevoir pour sentir son cœur se serrer, et sa gorge se contracter. Chaque jour N percevait une douleur très profonde dans la poitrine, comme si un pic lacérait son cœur. Car il aimait tendrement A et ne pouvait rien déclarer. Une sorte de culpabilité le rongeait quotidiennement. Jusqu'à présent cette journée paraissait semblable à la plupart des autres, ou du moins elle l'était jusqu’au cours de L.U. Laissez-moi vous raconter, comment cette histoire débuta réellement. Lorsque les chronoi sonnèrent le quatrième coups de l’après-midi, le visionnage du cours de L.U commença. Pour la première fois depuis plusieurs calendes, c'était un cours de civilisation ! Sur la partie droite de l'écran apparut la tabula, la zone interactive. Sur cette tabula se trouvaient plusieurs textes, que N pouvait surligner, ainsi qu'un dictionnaire français-L.U. Je viens de me rendre compte que j'ai oublié d'expliquer ce qu'était le français, je suppose que la plupart d'entre vous ignore de quoi il s'agit. Pour simplifier avant l'apparition de la L.U (vers 2200), chaque région de l'Atlas avait sa propre langue, et dans celle de N c'était le français. Donc un dictionnaire français-L.U était positionné sur la tabula. N se demanda pourquoi ce dictionnaire était nécessaire, jusqu'ici les textes avaient toujours été écrits en L.U. L'oncle de N venait de commencer son cours, lorsqu'il parla d'un coffret qu'il était enfin parvenu à acquérir. C'était un coffret avec plusieurs livres écrits en français. C'était la première fois que N voyait un livre ! N pensait que les textes étaient presque toujours parus en hologramme ! Le professeur expliquait que ces éditions dataient de deux siècles avant la L.U et leur parution d'il y a plus de mille ans (il supposa aux alentours de 1500). Ainsi selon lui, ces textes allaient aider à comprendre l’apparition de la L.U. Le coffret de la vidéo sembla tout à coup familier à N. Où aurait-il pu l'avoir vu ? Étrangement cette boîte mystérieuse éveilla une lueur de curiosité dans l'esprit de N. Ce n'est qu'en rentrant à son insula deux heures plus tard, que N se souvint. Cette boîte revint tel un flash dans sa tête, ce coffret était le colis que son oncle avait reçu la veille au soir. Les livres lui suscitant un désir de connaissance de plus en plus inexplicable, de plus en plus fort , N décida d'entrer dans la chambre de son oncle et de chercher cette boîte étrange, mystérieuse. Durant un instant N redouta que son oncle pût lui reprocher d’ouvrir cette boîte. Puis, N se sentit ridicule « Mon oncle ne me blâmerait pas, cette boîte ne contient pas tous les malheurs et les péchés de l'humanité ». Lorsqu'il l'eut trouvée, N l'ouvrit. L'ouverture du coffret avait un son vraiment magnifique, cela grinçait certes, mais ce bruit donnait l'impression d’insuffler une nouvelle forme de vie, il était riche et puissant. Quant à la texture du coffre, elle était indescriptible, le bois chatouillait les doigts de N. Enfin, à l'instant même où N regarda à l'intérieur, il fut traversé de différents transports immenses . La simple vue de différents livres datant de cinq siècles le remplit d'allégresse. L'odeur de vieux papier froissé lui fit ressentir des sortes de regrets, ceux de n'avoir jamais connu de livres auparavant. Enfin il sentit « tout son corps et transir et brûler » lorsqu'il ouvrit le premier livre. Il était intitulé Phèdre. N remarqua une organisation étrange à l'intérieur du livre : les pages de gauche n'étaient pas dans la même langue que celle des pages de droite, semblant avoir été écrites en français. Grâce à son module d'analyse, N découvrit que la première langue était du latin, dont il n'avait alors jamais entendu parler. Presque ébloui par tant d'ancienneté, N lut le français grâce à son module de traduction. Phèdre, que ce nom sonnait doux, agréable et chaleureux. N lut les cinquante premières pages en dix minutes. Puis, grâce à un phénomène étrange, N revécut un partie de sa vie durant l'avancée de sa lecture. Il revoyait sa rencontre avec A, ce coup de foudre qu'il avait ressenti immédiatement. Il pensait bien sûr à tous ses rendez-vous avec elle. En moins de trente minutes N avait fini. Il devint chancelant tant l'histoire de cette princesse maudite l'avait marqué. Replongeant dans le coffre, N aperçut un livre écrit en L.U, il était de son oncle. Dans la seconde où N termina de le dévorer, il ne revit plus sa vie de la même manière, son sens était bouleversé. Son oncle détaillait les avancées de ses recherches sur la L.U, le français, le latin et le grec. Tant de mystères gravitaient autour de ces langues. Tout d'abord son oncle expliquait ce qu'étaient le latin et le grec. Toutes les deux étaient des langues « antiques ». Elles se nommaient « antiques » car elles dateraient d'une époque lointaine, oubliée. On ne sait même pas la situer dans le temps. Selon son oncle, le français comme beaucoup de langues du deuxième millénaire étaient dérivées de ces deux langues antiques. D'ailleurs, ce deuxième millénaire aurait longtemps été marqué par des « guerres » (conflits à échelle mondiale) ; si l'on en croit les notes de l'oncle. Ce n'est que vers les années 2100 qu'une paix mondiale s'installa, faisant suite à un violent traumatisme humain, aujourd'hui toujours inconnu. Ensuite vers 2200, ce nouvel Atlas unifié avait besoin d'une langue universelle. En effet les relations entre certains « pays » (zone délimitée et indépendante) ne pouvaient pas être en harmonie : à cause des langues uniques à chaque pays. C'est pendant cette période que la L.U apparut. Mais les conséquences de cette L.U furent terribles. Voulant surtout renouveler, la L.U perdit toutes les origines grecques et latines des langues du deuxième millénaire, et avec elles, leurs écrits, leurs cultures, et leur histoire. C'est ainsi que déjà cent ans plus tard en 2300, l’histoire disparut, personne ne se souvint de la moindre date ni de la moindre culture antique. De ce fait, le « XXIVème siècle » (comme cela s'écrivait en chiffres romains) reproduit plusieurs erreurs faites dans le passé. Le dixième gouverneur international fut un dictateur mégalomane, ayant fini assassiné. Le onzième laissait le pouvoir à son peuple ou plutôt à ceux qu'il jugeait dignes d'être « citoyens », il dut résister à une révolte des « non-citoyens ». Cependant quelques rares œuvres subsistèrent à ce changement radical, et l'oncle de N affirmait avoir consacré sa vie entière à les retrouver. Enfin l'oncle finissait par une note interpellante : plusieurs expressions de la L.U semblaient provenir du latin et du grec. Or, il était légitime de se questionner sur les raisons de cela. L'oncle suggérait un message de la part des habitants du XXIIIème siècle dans le but de faire comprendre aux générations futures qu'il ne faut pas oublier ce qui avait été accompli dans d'autres époques. N suait à grosses gouttes. Il ne savait plus qui il était ni d'où il venait. Ce jeune garçon repensa également à Phèdre, s'interrogea un long moment dessus. Il songea au réel sens de cette œuvre. Elle datait du XVIIeme siècle, selon certaines notes. Elle venait d'une époque pendant laquelle on se souvenait de son passé. Il songea également à la morale de cette histoire. Même si Phèdre avait déclaré ses sentiments accidentellement, elle avait osé le faire ! Alors pourquoi avoir choisi un fin comme celle-là ? Elle fut vaillante mais pas récompensée. Et si Phèdre n'avait jamais dû avouer ce qu'elle ressentait ? Aurait-elle réellement été moins malheureuse ? Ou aurait-elle été rongée par le remords ? Et si son aveu était plutôt une libération, un soulagement? N réfléchit encore longtemps à ce que lui devait faire. Après tout Phèdre avait été courageuse, alors pourquoi ne devrait-il pas en faire autant ? Et puis « il n'en mourra pas moins, il mourra sans regrets ».
Voila la vérité de toute cette histoire. Une vérité intemporelle. C'est la vérité de mon neveu, l'un des premiers fondateurs du Néo LCA (langues et cultures de l'antiquité). Mon neveu grâce à qui nous redécouvrîmes nos origines. Mon neveu grâce à qui notre Atlas se porte mieux. Une vérité qui nous est parvenue également grâce à mes cinquante longues années de recherche. Même si le progrès n'est jamais mauvais. Nous ne devons jamais oublier nos racines, sans lesquelles rien ne serait possible. Et puis quoi qu'il en soit, les histoires ne sont pas que des histoires, à l'instar de mon neveu elles nous touchent, chacun de nous. Par là j'ose affirmer qu'elles ont toujours été modernes.