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Lettre à France 2

À propos du « dossier » consacré à la filière Lettres classiques de l'université de Rennes le jeudi 18 octobre 2012 dans le Journal télévisé de 20 heures.

Le dossier que votre rédaction a consacré à la disparition de la filière Lettres classiques de l'Université de Rennes nous a semblé superficiel et mal informé. La situation que vous mettez en évidence n'est pas le fruit d'une « bouderie » des étudiants, comme vous la présentez, mais le produit logique et implacable de plusieurs facteurs. Tout d'abord, le latin et le grec sont dans le secondaire des matières optionnelles. A ce titre, tous les élèves ne les étudient pas. Certains sont empêchés de le faire. En effet, les collèges et les lycées sont régis par des dotations horaires ministérielles globales étroites et en baisse constante, dont les matières optionnelles font souvent les frais : les établissements assurent en premier lieu les enseignements obligatoires, et ne financent le reste que dans la limite fixée par les rectorats, ce qui a entraîné la fermeture de beaucoup de sections de latin et de grec, alors que l'effectif de départ au collège frise le demi-million d'élèves. Certains départements n'ont plus qu'un seul lycée enseignant les langues anciennes. Comment recruter des étudiants dans de tels déserts ? La récente autonomie des universités a eu le même effet : au lieu de financer les filières selon des critères d'avenir, les besoins de l'enseignement (formation des professeurs du secondaire) et de la recherche (nationale et internationale), on les a dotées en fonction du nombre des étudiants présents. Le malthusianisme engendrant l'étranglement, le résultat est clair. Enfin, votre reportage semble entièrement ignorer l'issue des études de langues anciennes, ainsi que les dénominations des filières de l'enseignement. Les professeurs de français du secondaire sont issus de deux filières, soit les lettres modernes, soit les lettres classiques incluant également l'enseignement du latin et du grec. Fermer une filière de lettres classiques, c'est aussi condamner le recrutement de professeurs de français, en même temps qu'éteindre définitivement l'enseignement du latin et du grec. Actuellement, nombre d'établissements n'ont plus de professeurs de lettres classiques. Votre reportage passe de plus entièrement sous silence un facteur décisif dans l'effectif des étudiants se destinant au professorat : la récente mastérisation et la suppression totale de la formation des enseignants par le gouvernement précédent ont entraîné une chute des effectifs d'étudiants candidats aux concours de l'enseignement. Autrement dit, vous présentez comme inéluctable une situation résultant d'éléments conjoncturels et réversibles. Vous présentez par ailleurs comme une panacée les parcours interdisciplinaires choisis par de nombreuses universités pour pérenniser l'enseignement universitaire du latin et du grec. Pourquoi pas ? Mais il aurait fallu dans ce cas souligner la contradiction ou les errements, et rappeler que de nombreuses filières où les langues anciennes étaient nécessaires sinon indispensables ont supprimé le latin ou le grec de leurs formations, qui ne sont plus interdisciplinaires : il est difficile maintenant à un futur philosophe ou à un futur historien de faire du grec ou du latin, le latin est souvent absent des parcours de Lettres modernes, et a été supprimé dans les concours du professorat d'espagnol... Surtout, votre dossier présente comme une évidence indiscutable et intrinsèque que les études universitaires soient régies par les lois marchandes de l'offre et de la demande. C'est oublier que les disciplines scolaires et universitaires font partie de la vie intellectuelle d'un pays, et doivent être commandées par d'autres règles que la marchandisation. Pour éclairer vos téléspectateurs, il aurait fallu au contraire affirmer que les besoins de la recherche, nationale et internationale (les Anglais, les Allemands et les Belges, par exemple, ainsi que les Américains, ne négligent pas les langues anciennes ni la philologie ni l'archéologie), et de l'enseignement (les recrutements indispensables de professeurs du secondaire) devraient être comptabilisés et programmés par une volonté intellectuelle et politique qui ne doit relever en rien du caprice ou de l'envie. Autrement dit, vous traitez sous un mode émotionnel et affectif (un manque d'appétence) un problème qui demanderait au contraire de l'analyse et de la réflexion. Il aurait fallu d'ailleurs élargir la question : comment expliquer que les filières mathématiques elles aussi aient du mal à trouver des étudiants ? Vos journalistes auraient pu se demander également si les demandes d'études d'économie ou de gestion n'exprimaient pas une tendance utilitariste de notre société, et une désaffection générale pour la réflexion et l'abstraction. Il aurait fallu dans ce cas interroger les récentes réformes de l'enseignement, et le tort qu'elles portent à la formation du raisonnement.


AFPLA-CPL (Association Française des Professeurs de Langues Anciennes des Classes Préparatoires Littéraires) ; APL (Association des Professeurs de Lettres) ; APLAES (Association des Professeurs de Langues Anciennes de l’Enseignement Supérieur) ; CNARELA (Coordination Nationale des Associations Régionales des Enseignants de Langues Anciennes) ; SEL (Sauvegarde des Enseignements Littéraires) ; SLL (Sauver Les Lettres).