Les lauréats de la première édition du concours J. de Romilly de la nouvelle, organisé par SEL, ont été désignés par le jury.
Premier prix :
- catégorie CPGE : Mathilde Gourrat (Lycée Barthou, Pau, professeur : E. Picco), 'Vanités'.
- catégorie lycée : Jeanne Magherini (Cours Saint-Dominique, Brignoles, professeur : Sœur Jeanne-Françoise), 'Le conteur de l'Antiquité'.
Sont récompensés aussi :
- catégorie CPGE :
Habib El Mamouni (Lycée Montaigne, Bordeaux, professeur : V. Dessert), 'Boadicée' ;
Sébastien Viron (Lycée Chaptal, Paris, professeur : I. Mimouni), 'Tore' ;
Killian Huaulmé (Lycée Descartes, Tours, professeur : N. Cros), 'Pétrone, a priori' ;
Déborah Mayot-Roger (Lycée C. Jullian, Bordeaux, professeur : A. Bouscharain), 'Goldfinger'.
- catégorie lycée :
Eloïse Pailleux, Pauline Roure et Nelly Catheland (Lycée Jean-Puy, Roanne, professeur : M. François), 'L'apple de la discorde' ;
Antoine Fabre (Lycée des Graves, Gradignan, professeur : J.-C. Malavialle), 'Le labyrinthe de Rio' ;
Mathilda Salières (Lycée La Pérouse-Kérichen, Brest, professeur : C. Le Gall), 'Hygie' ;
Florianne Martinez (Lycée Saint-Gatien, Joue-les-Tours, professeur : Mme Bretaudeau), 'Jeux de miroirs' ;
Charlotte Pocard (Lycée Saint-Michel-de-Picpus, Paris, professeur : Mme Ollivier), 'Chimère'.
Ces onze élèves seront invités à la remise des prix qui aura lieu le 12 juin 2015 à l'Institut de France à Paris.
Le jury tient à remercier et féliciter l'ensemble des participants. Il adresse une mention spéciale à quelques nouvelles qui ont été remarquées, même si elles n'ont pas reçu tous les suffrages :
- catégorie CPGE :
Elisa Cros (Lycée Louis-le-Grand, Paris, professeur : H. Aupetit), 'Les yeux noirs' ;
Nicolas Kinosky (Lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg, professeur : I. Didier), 'Apicius Ecstasy' ;
Rémi Soulé (Lycée Barthou, Pau, professeur : P. Voisin), 'Mémoires d'un conservateur'.
- catégorie lycée :
Pauline Artayet (Lycée Cassin, Bayonne, professeur : M. Achour), 'AOE' ;
Mathilde Tassel (Lycée Curie, Neufchâteau, Y. Leroy), 'Hector' ;
Clarisse Thellier (Ecole alsacienne, Paris, professeur : P. Duault), 'Myron' ;
Josépha Attal (Ecole alsacienne, Paris, professeur : P. Duault), 'La bonne nouvelle' ;
Sharleen Fort (Lycée Faure, Beauvais, professeur : Mme Bouchet), 'César ou le tragique caprice' ;
Marie Goetz (Lycée Charle de Gaulle, Caen, professeur : M. Michaut), 'Ce que révèlent les inscriptions à ceux qui savent les lire' ;
Nathan Minvielle-Larrousse (Lycée des Graves, Gradignan, professeur : J.-C. Malavialle), 'Epilogicus'.
Nouvelle classée 1ère (CPGE) : 'Vanités', par Mathilde Gourrat.
La lumière fuit, l'obscurité se répand. Jamais le soleil ne se couche aussi vite, mais qu'importe : jamais les êtres de marbre qui dorment dans la grande salle vide ne verront le soleil. Ils ne voient que la lune, filtrée par des vitres un peu sales, que le temps et l'inattention ont rendues presque opaques. Ils ignorent la lumière, trop forte, trop aveuglante, du jour des humains. Et lorsqu'ils s'éveillent, c'est pour contempler le monde endormi, par-delà la nuit, par-delà les grandes vitres, par-delà le temps qui ne les affecte pas. Ils ont connu, parfois, dix pays différents, plus de deux millénaires, dix religions et quarante millions de mains sur leurs corps froids. Des centaines de gouvernements, des propriétaires jaloux, une vingtaine de musées, la restauration, la curiosité, l'indifférence, inévitable, puis ce grenier pitoyable où ils sont entassés, attendant leur tour, qu'on les demande ailleurs, qu'on les envoie en-bas, sous les projecteurs. Sans grand espoir. Ils sont les pièces oubliées qui se souviennent de tout et qu'on n'écoutera plus.
Narcisse, le premier, ouvre les yeux sur son reflet imaginaire. Lui, il n'est qu'un 'inspiré de', un faux, il le sait, que des classiques à court d'imagination ont sculpté il y a peu. Mais son sujet est noble et mérite d'être conté.
- Qui l'écouterait ? se lamente Narcisse. Qui veut encore savoir, qui veut encore entendre, comprendre, apprendre du pauvre Narcisse et de la belle Écho ?
Il n'a pas vu, recroquevillée à ses pieds, la petite fille qui dort. Ou dormait, jusqu'à présent. Elle le regarde, de ses deux yeux qui tremblent. Dans son regard brillant, la belle statue voit pour la première fois son reflet.
- C'était donc ça, c'était donc moi, mon amour, ma beauté ? Que n'ai-je pas plus tôt contemplé cette figure-là...
La petite fille n'ose pas bouger, n'ose pas parler, de peur de briser le charme. Elle voudrait savoir, pourtant, interroger l'être de marbre qui se noie doucement dans son regard.
-Il s'est perdu.
Voilà Écho qui s'éveille, juste derrière lui, dans un coin d'ombre tout au fond de la pièce, à des années-lumières. Et se met, doucement, à parler.
- Il fut un temps où je me serais approchée. Où, encore invisible à ses yeux, je lui aurais parlé avec malice, et me serais délectée de la surprise sur son visage. J'aurais chéri l'amour dans ses yeux, espérant qu'un jour il me soit destiné. Folle que j'étais ! J'ai laissé agir cet enfant. Désormais, il est trop tard.
La petite fille entend la tristesse dans la voix de la nymphe, et comprend que cette douleur, elle la traîne avec elle depuis des millénaires. Elle voudrait dire quelque chose et la consoler. Mais la nymphe n'entend pas, elle n'écoute pas. Elle est seule avec elle-même, loin dans ses souvenirs, revit un passé trop lointain pour la petite fille. Elle ne bouge pas. Les forces lui manquent. Elle tremble par avance face à son impuissance. S'approcher. Observer ce corps torturé, contempler sa défaite dans le regard hagard de Narcisse, contempler le vide, la mort, l'espoir perdu. Elle reste dans l'ombre, barrière infranchissable, et regarde périr celui qu'elle a chéri. Et les yeux fixés sur son dos de marbre, compte les sanglots qui le secouent. Et les yeux fixés sur ce corps jadis tant aimé, pleure avec lui. Ses larmes, dans l'ombre du grenier, disparaissent, et seul leur goût amer se fait sentir sur les lèvres de marbre. Mais les perles salées de Narcisse, elles, brillent sous la lune comme des billes argentées qui gouttent sur les joues de la petite fille. C'est impuissante qu’Écho assiste à la scène. Narcisse n'est plus Narcisse. Perdu dans les yeux humides de la petite fille, il n'est plus qu'un reflet, le reflet d'une statue. Il n'est presque plus rien.
-Écho ! Eh, Écho ! Oui, toi ma belle, vient là !
Le charme est rompu par la voix grotesque d'un...
-C'est un satyre, explique Narcisse, revenu à lui, sauvé in extremis de la fatale noyade.
-C'est un satyre, confirme Écho.
-Ton frère, rectifie la créature avec un sourire.
La créature a les oreilles et la queue d'un bouc. Pour le reste, elle semble humaine. Simplement, quelque chose en elle la rend à la fois drôle et effrayante.
-Reste loin de lui, conseille Écho. Il est capable des pires horreurs.
Le satyre rit joyeusement.
Il s'approche, d'un pas sautillant, de la fenêtre la plus proche et, d'un geste malicieux de la tête, désigne l'extérieur.
- Pire que ce qu'il se passe dehors ? Tu le crois vraiment ?
Sous le regard interrogateur de la petite fille, le satyre se met à danser furieusement.
- Oh ! Laissez-moi lui dire ! Laissez-moi lui raconter !
- Pourquoi lui dire le présent quand elle vient chercher le passé ?
Le satyre ne cesse de danser, son regard est fiévreux, son sourire n'a plus rien d'heureux – ou bien c'est une joie démoniaque et morbide, qui s'amuse de la peur et se rit de la morale.
- Passé, présent, quelle différence ? Les mêmes âmes reviennent sans cesse ! Les meilleures sont déjà parties, il ne reste ici bas que les moins méritantes !
Sa voix se radoucit soudain, se fait plus grave et plus caverneuse. Mais le sourire reste, toujours plus inquiétant.
-Écoute, petite...
Il s'approche à pas lents de la fillette, qui recule à peine, colle presque son visage contre le sien, et murmure, détachant chaque syllabe avec soin.
- ... trompeurs, persifleurs, violeurs, tueurs, chanteurs, malfaiteurs, hypocrites, hystériques, démons, patrons, pauvres troubadours et faibles observateurs, voilà ton monde, voilà le mien.
Il recule d'un bond. La petite fille sursaute.
-Tu vois ces deux gus ?
Il montre Narcisse et Écho de ses doigts griffus.
- L'amour n'existe pas. Un jour, un homme viendra te voir, te susurrera que le soleil ne peut égaler ta beauté, que ta grâce n'a pas son pareil, même parmi les nymphes, que s'il avait eu la pomme, c'est à toi qu'il l'aurait offerte. Tu l'écouteras, car ton cœur est faible, puis tu découvriras qu'il n'est qu'un satyre parmi les autres ! Un malheureux satyre, tu m'entends ?
La fillette le regarde, un peu perdue mais fascinée, comme hypnotisée.
-Cela suffit, maudite créature !
La voix est proche. Celui qui a parlé se situe juste derrière la fillette.
Un voile sombre passe dans les yeux du satyre qui lance, un peu amère.
-J'amuse, pour sûr ! Mais dès qu'il s'agit des réalités...
Pourtant, il s'incline grossièrement et s'éloigne, retourne dans l'ombre, sifflant une mélodie aigre entre ses dents aiguisées.
-Tourne-toi, petite fille, je ne peux malheureusement plus bouger...
C'est un buste qui vient de lui parler. La figure est celle d'un homme, qu'elle ne reconnaît pas. Son nez est droit, son œil droit brisé, le gauche grand ouvert, la bouche éraflée s'est ouverte pour sourire péniblement. Sur son crâne légèrement dégarni, la marque d'un coup qui a effrité la pierre sans la briser. Le haut d'une toge habille les épaules et couvre le haut d'un torse que l'on devine vieillissant mais robuste.
La tête a été séparée du cou, puis ressoudée. Le buste lui-même a été séparé du corps. Jamais il ne lui a été retourné.
- J'ai trop vécu, je tombe en ruines. On ne prend même plus la peine de m'entretenir. Mon nom a été effacé du registre : on ne sait plus qui je suis, et je serais bien incapable de les éclairer sur ce point.
Une larme naît dans l’œil droit de la fillette : cet œil s'apprête, lui aussi, à périr.
- Il y a une chose que je peut te dire cependant. Pour avoir connu les hommes, avoir assisté à leur plus grande intimité, quand eux oubliaient notre présence, je t'assure qu'il y a du bon dans ton monde, comme il y en avait dans le mien, et dans tous ceux qui les ont liés.
'Quoi ?' interroge le regard muet de la fillette.
- Approche, je vais te le dire.
Elle s'approche du vieux buste, posé sur son piédestal poussiéreux, entouré d'autres ruines poussiéreuses qui écoutent avec attention.
Alors il murmure, à son oreille toute proche :
- Sentiments, amants, magie, rêveries, envie, ennui, amis, vie...
Elle connaît tous ces mots, mais prend plaisir à les écouter. Leur résonance est plus douce à ses oreille que la liste du satyre. Pourtant, il lui laisse la même impression désagréable d'abandon, de perte. Elle sent les mots mais ne les comprend pas, ce ne sont que de belles abstractions, qui évoquent de belles images.
Un instant de silence et la salle, à l'unisson, s'esclaffe.
-Trêve de plaisanteries vieillard !
-Tu ne sais plus ce que tu dis !
- Ne l'écoute donc pas, petite, les naïfs n'ont jamais bien fini.
- Tu crois vraiment que le monde peut encore croire à de pareilles niaiseries, vieil homme ?
- Regarde dehors : ils ont attrapé un garçon et le rouent de coups. Tiens, celui-là vient de sortir un couteau ! Le groupe d'hier ? Non, ce n'est pas le même encore un autre, encore un nouveau. Et ce couple qui passe et n'aide même pas... Ils ont tourné la tête avant de n'avoir plus d'autre choix que de voir. On ne peut pas leur en vouloir, j'aurais fait pareil, on aurait tous fait pareil. Appelez la police au moins, peut-être... Ils ont de ces engins, ils ne s'en servent même pas. Ah, voilà qu'ils s'en vont. Le gamin gît. J'aime assez ce verbe, gésir. C'est imprévu, ça claque. Lui non plus n'avait pas prévu d'être claqué je suppose. Peut-être que quelqu'un viendra.
- Ça rappelle le bon vieux temps... César, cher César, et cher Brutus !
- César n'était pas innocent...
- Qui l'est ? Pas même ce garçon, j'en donnerai à casser la moitié de mon marbre !
Le vieillard a fermé son unique œil. Dort-il ? La fillette ne le sait. Elle cherche vainement un peu d'ordre dans cette mêlée antique. Écho se lamente, Narcisse est replié sur lui-même. Le satyre regarde par la fenêtre, sa queue s'agite par moments. Il chante toujours. Tous les autres débattent en vain, mélangent les souvenirs passés, les constats présents, les regrets, les légendes. Il faudrait les écouter, un à un, reconstruire leur histoire, voir comme ils ont vu, entendre comme ils ont entendu. C'est impossible. Le grenier est trop étroit, la résonance trop forte. Les sons se brouillent, se perdent ; le jour finira par se lever.
-Chaque vie s'éteint lentement. Moi, j'ai voulu vivre pour toujours...
Le vieux buste, à nouveau, qui s'est réveillé et désespère.
-Rentre, rentre chez toi ! Ne viens plus chercher les oubliés, ne viens plus écouter les morts.
La fillette recule doucement, puis tourne le dos aux êtres de pierre. Elle court, enfin, virevolte avec grâce sans même lancer un dernier regard au beau Narcisse, à la pauvre Écho, au triste Satyre et au vieil écorché. Son jupon, éclairé par un dernier éclat de lune, projette comme un voile d'ombre sur les statues qui murmurent encore dans leur débat insensé.
Elle descend les marches, sautillante, rejoint le premier étage, où l'attendent ses sœurs, où la regardent avec une bienveillance fière, d'autres statues, plus neuves, plus lisses ou plus tortueuses.
Sans un mot, la petite danseuse rejoint son piédestal. Le jour, immanquablement, finira par arriver, et apportera avec lui des centaines, des milliers de visiteurs, des millions de mains. Et tous les jours à venir apporteront, eux aussi, les siècles prochains, les curieux, les oublieux, le savoir, l'indifférence. Et un jour, le grenier.
Nouvelle classée 1ère (lycée) : 'Le conteur de l'Antiquité', par Jeanne Magherini.
Il régnait une paix dans l'air, invisible aux yeux des hommes mais présente dans leurs cœurs. En cette année 1915, les soldats de Verdun écoutaient les nouvelles de leur France mutilée, de leur famille séparée, de leurs amis disparus, de leurs foyers détruits, et pourtant un calme souverain étendait ses ailes au-dessus de leurs têtes fatiguées et de leurs fronts soucieux. Non loin du groupe de soldats qui écoutaient la radio, quelques jeunes garçons de vingt ans travaillaient avec acharnement dans leurs forts en creusant des tranchées. Quelquefois, l'un d'eux se redressait et essuyant son front ruisselant avec sont avant bras, il buvait en silence de longues et rafraichissantes gorgées d'eau, puis il tendait la gourde à l'un de ses compagnons et reprenait son travail interrompu.
A cent mètres d'eux, d'autres soldats astiquaient les armes en conversant avec un sous-officier ou en sifflotant un air de radio apporté par le vent. Enfin, quand le soleil s'éteignait à l'horizon et que le crépuscule donnait des allures fantastiques à tous leurs objets familiers, ils rentraient dans le fort... et dans le soleil couchant, leurs éclats de rire se perdaient dans le clapotis des eaux de la Meuse.
Le soir, la nature inondait les hommes de sa douceur et de sa paix. Après les travaux de la journée, ils restaient là, heureux d'être ensemble. Tirant des bouffées de cigarettes ou esquissant au rythme de l'harmonica, un pas de danse avec leurs lourdes godillots trempés de boue. C'était un moment sacré, un moment de fraternité pendant lequel les soldats conversaient naturellement avec leurs supérieurs. Puis venait le moment tant attendu de la distribution des lettres et des colis. Le plus ancien se plaçait au centre de la plus grande pièce, la pyramide de courrier à ses côtés. Chaussant ensuite les petites lunettes cerclées de fer qui soulageaient ses yeux de presbyte, il se raclait la gorge et énonçait, un par un, les noms à qui étaient destinés ses mots d'amour et d'amitié. L'heureux interpellé alors, venait prendre son bien et se retirait dans un coin plus intime pour savourer et goûter la tendresse des mots couchés sur le papier. Et c'était alors dans le vieux fort, des rires étouffés, des sourires cachés ou des larmes réprimées.
Thomas était là depuis six mois. Originaire du Nord, ses yeux avait la profondeur des abîmes sous-marins, et ses cheveux blonds viraient au blanc tant la houle marine associée aux rayons du soleil les avait blanchis. Un nez retroussé, une bouche rieuse, une allure fière, mais une attitude modeste, un rire clair, un caractère enjoué, des petites fossettes creusées par un sourire ; c'était Thomas Gaudeville. Trop jeune pour se rendre compte du drame de la France, trop dynamique pour goûter le calme des soirées, trop enthousiaste pour garder le silence, il passait de l'un à l'autre pour s'informer, plaisanter, questionner ou regarder. Voilà pourquoi il avait des amis dans tout le fort sans en avoir véritablement.Quand il passait dans les tranchées humides l'on murmurait : 'Voilà Thomas du Nord...' si bien qu'il finit par avoir une petite popularité liée à son surnom !
Les gars de Paris : Claude, Yves et Ernest, qui étaient ses conscrits, se rapprochèrent rapidement de ce fils de la mer.
En cet hiver glacial, les hommes aux doigts endoloris de froid, travaillaient dehors dans le blizzard et sous cette pluie qui traversaient les corps et glaçaient les poitrines. Alors, pour éviter les pneumonies et préserver les santés, ordre était donné de rentrer à 17h30.
Les soirées étaient longues, longues à n'en plus finir... Les officiers installés devant une carte de France jaunie par l’humidité et la moisissure suivaient attentivement la progression des troupes allemandes sur le front nord. De robustes soldats aplatissaient des jeux de cartes sur une table de fortune, faite de cagettes empilées. Et lorsque l'un d'eux se prenait une écharde dans la chair, c'était alors une série de jurons noyée dans les éclats de rire des autres joueurs. Dans un autre coin, quelques-uns écrivaient à leurs proches, ils donnaient des nouvelles du quotidien tout en s'empressant de poser des questions sur la santé des enfants, la coiffure de leurs filles, la première quenotte de leurs fils, les mots balbutiés du nouveau-né et tous les autres petits riens qui font la joie du père de famille.
'Thomas du Nord' ne recevait pas de lettre et par conséquent, n'en écrivait jamais... Il ne semblait pas s'en soucier et gardait constante la bonne humeur qui irradiait son visage et rayonnait autour de lui. Alors qu'un jour le courrier avait été distribué et qu'il n'avait, comme de coutume rien reçu, les trois gars de Paris décidèrent de le questionner à ce sujet, non par curiosité mais poussés par cette vertu qui rapproche les cœurs et éloigne les soucis : la charité. Ils vinrent s'asseoir à sa table où, seul, il lisait un gros pavé dont le titre en lettres entremêlées d'or était : 'Tout savoir sur l'antiquité'.
Ernest, petit gars freluquet au visage saupoudré de taches de rousseur, vif d'esprit et à la parole facile, chaussa ses petites lunettes et commença à lire tout haut le courrier maternel. Puis il se tourna vers Yves dont la finesse et la douceur des traits évoquait l'ange de l'annonciation de Fra Angelico et lui dit: 'Eh toi Yves, que te disent tes sœurs?' A ce dernier mot, Thomas sursauta et délaissa un moment son ouvrage pour se concentrer sur la lecture de son ami. Quand le jeune homme eut fini, ce fut au tour de Claude, le don-juan de la campagne parisienne, de lire les nouvelles que lui communiquaient Louise, sa petite fiancée qu'il adorait. Lecture faite et à l'arrivée des tous derniers mots de tendresse qui closaient sa lettre, il se tut au nom de l'intimité et leva la tête... Il y eut alors un long silence. Puis, ensemble, les trois regards convergèrent vers le gars du nord, pour la même muette question : 'Et toi ?...'
Thomas alors, rapprocha son tabouret de la table et se penchant vers les figures amies, il se mit à se confier... Il parla de sa maisonnette aux pierres grises et aux volets anis. Il parla du vent, du grand vent du nord, celui qui glace les mains et sèche le linge propre, celui qui décoiffe les arbres, chasse les oiseaux et arrache les embruns argentés à la mer, ce vent qui fait voler les chapeaux des filles ! Il parle des bateaux, de la pêche et des plages qui s'étendent à perte de vue, des soirées au coin de l'âtre. Il parla de sa famille : Jacqueline, sa mère, François, son père et Jeanne sa sœur. Jacqueline était, disait-il, l'âme de la maison, le cœur du foyer et l'esprit de la demeure, c'était la reine du domaine au front creusé de rides, aux mains polies par le travail. François était un rude paysan, aux épaules carrées comme un bœuf, à la moustache énorme et noir-ébène, à la trempe virile et vigoureuse du paterfamilias. Mais c'est surtout de Jeanne que Thomas parla le plus ce soir-là : ses boucles blondes, la fraicheur de son tempérament, ses bêtises, ses progrès en lecture... tout y passait !... et Thomas continuait de parler, de raconter et de décrire les yeux dans le vague, mais loin, très loin, au delà des murs pierreux de la pièce, par delà les rives humides de la Meuse. Au plus profond de lui-même, son cœur accélérait sa cadence sous sa capote défraichie de soldat, et au dessus de lui, trois paires d'yeux ensommeillés, le fixaient, l'écoutaient, croyant rêver.
Trois jours plus tard, la voiture du vaguemestre fit entendre son ronflement grinçant, si doux aux oreilles des soldats. Ce fut lui, pour une fois qui distribua la correspondance en criant le nom des hommes. Thomas Gaudeville fut le dernier appelé. Il se leva, sans trembler, sans sourire, sans rien dire et presque, sans respirer. Il prit l'enveloppe que lui tendait le vaguemestre et il s'éloigna comme un loup qui aurait peur qu'un maraudeur lui dérobe son os à moelle. Il resta seul pendant une heure et les autres se couchèrent sans pouvoir lui souhaiter la bonne nuit. Le lendemain matin,Ernest,Yves et Claude le trouvèrent assis devant son café, rasé de frais et tout souriant. Ils se dirent tout bas que rien de grave ne s'était passé, mais quand ils virent ses yeux rougis et fatigués, ils comprirent qu'il avait passé la nuit à pleurer. Par respect, ils ne posèrent aucune question et le reste de la journée se passa comme de coutume...
Le soir, Thomas demanda à ses amis de l'aider à écrire une lettre pour sa petite sœur Jeanne. Chez lui, il avait l'habitude de venir la voir dans son lit et de lui raconter des histoires sur la mythologie ou l'antiquité dont tous deux étaient passionnés. Jeanne s'endormait alors au son de sa voix. Ce soir, il voulait leur avis sur l'histoire. Ils s'assirent tous trois à part sur des tabourets... Thomas se mit au milieu d'eux et il commença à raconter les histoires de la guerre de Troie, les combats sanglants, les morts héroïques, les pleurs des femmes sur les remparts... et pendant qu'il parlait, son visage se transformait, sa voix prenait des accents multiples, ses gestes appuyaient son récit. Il mourrait avec les héros, pleurait avec les femmes, il priait avec les vieillards, il s’énervait avec les dieux et pâlissait avec les enfants. Autour de lui, tout semblait flou : Yves ne voyait que des visages épouvantés et des corps mutilés, Ernest n'entendait que les voix des hommes et le crépitement du feu, et ce n'était plus que les cris d'assaut des Grecs et la fournaise de l'incendie de Troie, Claude était transporté là-bas, c'était lui que l'on blessait, lui que l'on tuait, lui que l'on pleurait, lui que l'on étreignait. Et les quatre jeunes gens n'étaient plus qu'une seule âme qui vibrait éperdue, fuyant le carnage de sa cité démolie, gémissant sous les remparts du palais puni. Quand Thomas eut prononcé sa phrase finale, ils restèrent sans voix, la gorge serrée, les yeux humides, les mains moites, ils se contentaient de le fixer avec admiration, surprise et gratitude. Le soir suivant, Thomas demanda à ses trois amis d'écouter l'histoire qu'il raconterait à sa Jeanne chérie dans sa prochaine lettre. Les trois jeunes garçons acquiescèrent, à la condition que Thomas accepte d'en inviter d'autres. Ils voulaient en effet que tous partagent leur joie et leur enthousiasme dans cet interlude de bonheur. Quand l’assistance fut enfin installée, Thomas du nord se mit à son aise, et d'une voix basse, presque chuchotée, il commença à conter l'histoire ailée de la mythologie grecque, puis de crescendo en crescendo, il racontait, mimait, transportait les cœurs, les corps et les esprits sur l'Olympe sacré puis au fin fond des Enfers où Ulysse retrouva sa mère défunte. Quand Héraclès fut contraint d'effectuer ses douze travaux, les rires gras des soldats fusèrent de toutes parts, lorsque Iphigénie, sacrifiée par Agamemnon son père, se métamorphosa en une gracieuse biche enveloppée de nuées, les bouches restèrent entrouvertes sans un son. Quand Thomas aborda le récit d'Ulysse et des sirènes charmeuses, les soldats qui venaient juste de se rapprocher ne purent s'empêcher de dire de grossières plaisanteries, mais des coups de coudes bien sentis de voisins attentifs les firent se taire jusqu'au terme du récit. Enfin, quand Thomas, rayonnant et transfiguré termina par l'histoire de Pégase, le cheval ailé fabuleux sorti du sang de la méduse, que les dieux placèrent parmi les constellations, il y eut un tonnerre d'applaudissement, de cris, de remerciements et de félicitations. Les soldats se pressaient de toutes parts pour le voir de plus près et lui serrer la main, certains même se laissèrent aller à quelques embrassades ! Ce dernier, rouge de bonheur, ne cessait de répéter: 'Vous pensez que ça lui plaira ?...vous estimez que c'est une jolie histoire pour une fillette?'...
Cette nuit-là, avant de se coucher, on vit de nombreux soldats aux fenêtres, la tête dans les étoiles, cherchant la constellation brillante d'un cheval divin.
Les nouvelles de l'armée allemande victorieuse un peu partout en France ne cessaient de parvenir aux oreilles des poilus de Verdun. Le jour, ils travaillaient comme des animaux, se tuant à la tâche, à réparer, construire et reconstruire... c'était harassant et la plupart ne pouvait plus se tenir debout quand le soir arrivait. Ils mangeaient en silence et râclaient leurs écuelles bruyamment de leur mauvaises cuillères en inox. Après la distribution du courrier, pendant que les hommes ouvraient leurs colis tout pleins de café, de gâteries maisons, de lainages, de bonbons, surtout de cigarettes, et de galettes dorées à la croute cuite au feu de bois, Thomas du nord se levait, c'était alors le signal ! Ses compagnons d'infortune s'accroupissaient autour de lui, certains s'asseyaient sur des tabourets d'autres restaient accoudés à la table, la tête dans les mains, d'autres encore restaient debout appuyant leurs dos contre le mur. Les seuls qui restaient à l'écart étaient vite interpellés par tous: 'Paul, Martin, Jules, Lefranc!...venez, venez...venez vite!'. Alors avec une bougonnerie mal feinte et une flamme de joie mal dissimulée, ils ronchonnaient et se joignaient à tous: 'Si je viens écouter... c'est pour donner mon avis pour la petite !...' ou encore: 'C'est pour Jeanne que je viens !...' et aussi : 'Si c'était pas pour la Jeannette, j'irais me coucher!..'. Mais plus bon gré que mal gré, ils finissaient par rejoindre cet auditoire insolite de critiques qui, tel un gamin, attendait bouche ouverte qu'on le rassasie d'histoires... Et les soirées passaient... et les nuits passaient... et les jours passaient, et Thomas contait jour après jour sans jamais se lasser. En le regardant, les soldats le transformaient tantôt en muse, tantôt en Mars le dieu de la guerre, tantôt en Horace s’apprêtant à combattre un Curiace, tantôt en un drôle de satyre sautant dans une forêt verdoyante.
Mais après ces douces soirées de l'hiver 1915, on leur annonça que des combats sanglants allaient s'engager dans le région, des combats décisifs pour la France. En effet, dès Février 1916, débuta l’héroïque ténacité des hommes de Verdun face aux violentes attaques ennemies sur les deux rives de la Meuse. C'est à ce moment-là, que les hommes avaient plus que jamais besoin des contes, des histoires et des légendes de Thomas du nord pour s'évader un instant de l'atrocité, de la noirceur et de la tragédie de la guerre, pour reprendre des forces et se reposer dans le jardin des Hespérides ou dans les bois sacrés, frais et ombragés des divinités de la mythologie grecque. Ces instants étaient des moments de paix, de repos et de profonde amitié. Les rudes paysans qui venaient auparavent écouter les histoires uniquement pour la petite Jeanne, accouraient désormais de leur propre chef ! Cette amitié, née des soirées où tous s'unissaient pour écouter la lettre destinée à la petite Jeanne, était pour Thomas, la plus belle des récompenses, il le disait souvent en souriant à ses compagnons Yves, Claude et Ernest...
Un jour que les combats avaient été particulièrement meurtriers, Ernest retrouva le corps de Thomas sans vie dans un pré, transpercé d'une balle, tous le pleurèrent comme on pleure un frère. Ernest qui l'avait trouvé, dut aller signer l'acte de décès du petit gars du nord 'Thomas Gaudeville', dans le bureau du commandant. A sa sortie, après un bref instant, ses amis virent qu'il pleurait doucement... 'qu'y a t-il Ernest ?...dis-nous... qu'est ce qu'il se passe ?...' Alors, enlevant ses lunettes embuées de son nez parsemé de tâches de rousseur, il dit simplement : 'Sur l'acte de décès de leur famille, j'ai lu que sa petite sœur Jeanne était morte l'automne dernier, ce qui correspond à ce fameux jour où il reçut son unique lettre !' et comme les autres le regardaient sans comprendre, il ajouta: 'Les histoires ne furent jamais destinées à la petite jeannette... c'était pour nous et seulement pour nous qu'il les racontait.'
Et le silence qui tomba fut un hommage à ce conteur si discret qui les avait fait rêver.