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2021/11/14 - Texte des nouvelles primées au Concours J. de Romilly (éd. 2021)

Nous publions ci-dessous le texte des lauréats du concours de la nouvelle, édition 2021, en renouvelant nos félicitations à l'ensemble des candidats et en espérant recevoir de nombreux textes pour l'édition 2022 !

Catégorie Enseignement supérieur :

1er prix ex-aequo : Bouamrane Derrar Meftah, Université Bordeaux Montaigne
Titre de la nouvelle : La Métamorphose d'Ovide

Après une nuit de songes agités, Publius Ovidius Naso se réveilla en découvrant qu’il était devenu trop grand pour son lit. En une nuit, le sexagénaire avait grandi d'un pied.

-Une poussée de croissance ?
Comme aucun des locaux n’était assez docte pour le soigner, il avait fait venir un médecin étranger nommé Paramedos, qui, par chance, était arrivé à Tomis ce jour-même, après avoir remonté les eaux boueuses de l’Éa et traversé l’hostile mer noire.
-Oui, et il ne s’agit que de l’anomalie la plus récente. Tout a commencé il y a environ deux semaines. Je me suis levé un matin avec la vitalité d'un jeune de vingt ans. Une énergie longtemps disparue avait ranimé mon regard, redressé mon dos, et restauré mes muscles, si bien que j'ai bondi hors du lit. C'était comme une renaissance.
« Etait-ce une crise de démence sénile ? Etais-je encore en plein rêve? Ou bien était-ce un cadeau des dieux, qui, avant que les ciseaux de la Parque Morta ne me séparent du vivant, auraient décidé de m’accorder un ultime sursaut de jeunesse ?
« Les réponses à ces questions ne m'importaient guère. Et aux sombres méditations sur ma fin imminente s’est substituée l’insouciance adolescente qui allait de pair avec cette éruption de jouvence, dont je comptais m’enivrer. Ainsi, j'ai passé la journée dans la nature à chasser les porcs sauvages, courir dans les collines où fleurissaient des colchiques, grimper sur des arbres colonisés par des caméléons, qui s’écartaient pour me laisser en cueillir les fruits… Après une décennie de lamentations, je découvrais enfin la nature splendide qui avait tout ce temps entouré ce lieu que je considérais comme ma prison.
« J’ai passé la soirée au bord d’une falaise si haute qu’elle aurait percé les nuages, si le ciel n’en avait pas été dévêtu ce soir-là ; il n’y avait en effet aucun voile pour empêcher la lune de m’oindre de sa lueur éclatante, et de projeter son image cornue sur cette mer qui avait recueilli tant de mes larmes.
« Je m'attendais pourtant à la mort. A vrai dire, je me considérais déjà comme mort, et pensais que ma vie s'était terminée dix ans auparavant, quand l'empereur m'avait exilé et forcé à vivre loin des amis, de l'épouse et de la patrie que je chérissais tant. Pendant longtemps, j'ai cru que mes mots pourraient me délivrer, me ramener à Rome, me rendre la vie… Mais j'ai fini par poser ma plume et cesser de nier mon décès social, pour faire face à mon décès charnel et accepter Tomis comme ma tombe. Mais cette vie, dont je n’attendais plus rien, m’accordait subitement un nouvel avatar.
-Donc, vous vous seriez réveillé subitement rajeuni, et deux semaines plus tard, vous auriez grandi d’un pied ? Aussi inhabituelle puisse-t-elle être, votre situation me semble bénéfique. Pourquoi m’avoir fait venir ?
Le regard du vieillard s'assombrit.
-Après cette journée d’escapades, j’ai fait une série de rêves étranges, et le lendemain une intense brûlure à l’estomac m’a réveillé.
-Cela pourrait être causé par les baies sauvages, ou les colchiques, qui sont réputés pour leur toxicité.
-Cela ne vient ni des fruits, ni des fleurs, j’en suis certain. Ma brûlure persiste encore aujourd’hui, et je n’ai cessé de me réveiller avec de nouvelles mutations. Trois jours après celle-ci, mes cheveux, mes poils, mes ongles se sont détachés de ma peau. Encore trois jours et c'est cette même peau qui a décidé de me fuir en pelant : regardez mes bras, Paramedos, et mon cou, et mes jambes ! Si j’ôtais ma tunique, vous verriez dans son entièreté l’immonde mosaïque de squames blanchâtres qui me recouvre ! Et, trois jours avant ma poussée de croissance, je me suis levé bossu, affligé d’une douleur intense au niveau des épaules, comme si c'était désormais mes propres bras qui voulaient quitter ce corps maudit, en lui transperçant le dos. Et qui pourrait les blâmer ? Je suis devenu un monstre, et pas seulement au physique. Ces rêves étranges, je les ai faits chaque nuit. Chaque nuit, les mêmes songes teintés de ténèbres et de sang, chaque nuit, les mêmes parents démembrés, les mêmes vierges immolées, les mêmes enfants embrochés. Chaque nuit, mes doigts parcourent leurs chairs tièdes et humides, chaque nuit, mes oreilles accueillent leurs pleurs et leurs implorations. Chaque nuit, je commets ces mêmes meurtres et chaque nuit, j’y retrouve la même jouissance.
Il agrippa le poignet du médecin.
-Aidez-moi, implora-t-il, aidez-moi à éteindre ce feu avant qu’il ne me consume entièrement.
Embarrassé, Paramedos libéra son bras, prescrivit au patient un remède pour les colchiques et le laissa.

Plus tard, après une promenade nocturne, Ovide s’apprêtait à rentrer chez lui. Ses esclaves s’étaient couchés depuis un moment déjà, tout comme le soleil, qui avait cédé la place à une lune pleine et indiscrète. Il crut entendre des bêlements au loin, mais n’y porta pas plus d’attention et continua d’avancer. Cependant, dès qu’il eut franchi le seuil de sa chambre, il sentit son corps s’alourdir ; et chaque nouveau pas intensifiait encore plus ses douleurs, ses démangeaisons et sa brûlure, si bien qu’il s’écroula une fois arrivé près de son lit.
-Ô Dieux, suis-je en train de mourir ?
-Non, vous ne mourez pas ; vous vous métamorphosez. Je vous croyais plus renseigné sur le sujet.
Il leva les yeux et vit une femme aux boucles noires, et, aux pieds de celle-ci, un agneau à la toison blafarde.
-Vous êtes déjà bien lourd ! constata-t-elle en tirant le malade vers le centre de la pièce.
-Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
-Vous ne me reconnaissez pas ? Vous qui m'avez chantée tant de fois ?
-Je ne comprends pas…
-Je suis Médée.
Le poète, stupéfait, fut pris d’un hoquet brûlant.
-Vous pensiez que j’étais une légende ? J’en suis surprise, vous aviez pourtant l’air de me connaître personnellement.
Sa douleur était telle qu’il n’arrivait plus à bouger, c’était à peine s’il pouvait encore remuer ses lèvres, mais il parvint à nier de la tête. Elle poussa un soupir et commença à raconter.
-J'étais en voyage à Rome pour quelque manigance magique, quand j'ai eu vent de cette nouvelle tragédie sur moi. J'ai dû faire couler autant de sang que d'encre, donc autant vous dire que je n’ai ni lu ni vu toutes les œuvres que j’ai inspirées. Mais quand l'occasion se présente, j'aime bien jeter un œil, voire une oreille s’il s’agit de théâtre. Je m’attendais à un divertissement sans trop de substance, mais votre pièce m’a tout simplement bouleversée. Je me suis ensuite emparée des Héroïdes et des Métamorphoses, et cela a confirmé mes impressions. Certes, tout n’est pas parfaitement fidèle – j’aime beaucoup l’idée que je puisse invoquer des dragons à ma guise, comme dans les Métamorphoses, mais ce n’est malheureusement qu’un fantasme ; vous avez toutefois réussi à me cerner avec tant de précision… Certains passages retranscrivent même mot pour mot ce que j’ai pu dire ou penser. Et, au lieu de me présenter comme le monstre que je suis, votre œuvre m’a accordé un respect inédit, et pour la première fois, j’ai eu l’impression qu’un auteur me traitait comme… une humaine.
Les yeux d’Ovide s'emplirent de larmes. Que ses poèmes aient pu produire pareil effet était un si grand accomplissement. Mais le visage de la femme s’assombrit, et la laine de l’agneau sembla pâlir davantage.
-Vous n’avez pas l’air d’avoir compris la fatalité de votre erreur. J'ai vu tant de dramaturges déployer leurs artifices pour ne produire qu’une parodie, tant de comédiens aux masques grotesques essayer vainement de singer mon ressenti. Avant votre pièce, personne n'avait réussi à représenter ne serait-ce que l’ombre de ce que je suis vraiment. Alors, je vous le demande : qui êtes-vous ? Qui vous a permis de vous approprier mes tourments les plus intimes, de les dévoiler ainsi au grand public, en en faisant une esthétique ? D’ailleurs, qui vous a donné autant de détails sur ma vie ? Etait-ce l'inspiration d'une muse que j'aurais offensée ? Le fantôme vengeur de Jason vous a-t-il parlé en songe ? Etes-vous, vous-mêmes, poète sorcier, puisant vos vers dans le passé par quelque maléfice ? Après-tout, je vous ai lu et entendu parler ; vos œuvres pullulent de rythmes ternaires. C’est à se demander si vous n’invoquez pas Hécate à chaque clausule !
L’agneau, terrifié, tenta de s'évader ; Médée ferma la porte d'un revers de main. Elle s'approcha ensuite d'Ovide et lui releva le menton, pour le fixer droit dans les yeux. Ils étaient inexpressifs.
-Vous ne pouvez déjà plus répondre ? C'est assez embarrassant. J'aurais dû vous interroger plus tôt. Peu importe.
Elle laissa sa tête retomber et se mit à agiter les bras au dessus de lui. L’agneau bêlait.
-Publius Ovidius Naso, maudit-elle, pour avoir profané mon humanité par vos vers, je confisque la vôtre par mes sorts, et vous condamne à une éternité de servitude.
Le tonnerre retentit. L’agneau hurla. Le crâne, les doigts et tous les os d’Ovide commencèrent à s’allonger ; la bosse de son dos se mit à palpiter et rougir, telle un furoncle que des mains négligentes tenteraient de percer ; des ongles géants émergèrent de toutes parts, déchirant dans leur croissance la peau et l’habit du poète déchu.
-Vous jeter ce sort n'a pas été facile, reprit-elle. Il me fallait d'abord vous couper de tous vos liens affectifs. L’isolement me semblait être une solution efficace – c'est d’ailleurs après avoir bu l’une de mes potions que l’empereur vous a exilé, vous n'aviez commis aucune faute grave – mais vous vous êtes tellement accroché ! A cause de toutes vos lettres, j’ai dû redoubler de tours à Rome pour qu’Auguste ne se laisse attendrir par vos mots, et pour que vos proches oublient jusqu’à votre nom. Vous devriez être fier : je n'avais jamais fait tant d'efforts pour réussir une métamorphose. Votre persévérance avait pourtant ses limites, contrairement à ma patience. Un jour, vous avez abandonné votre stylet, brisant ainsi l’ultime chaîne qui vous retenait à la terre. Vous étiez prêt.
Tout en parlant, Médée tournait lentement autour de sa victime et versait du sel de la main gauche.
-Que disiez-vous dans vos Pontiques? "Que ne puis-je atteler les dragons dont Médée se servit pour fuir, ô Corinthe, loin de ta citadelle ?" Quelle ironie !
Dès qu’elle eut fait trois tours, une paire d’ailes déchira le dos de sa victime, et des flammes jaillirent de sa gueule, flammes qui, contenues dans le cercle tracé par la sorcière, se retournèrent contre leur source et l’embrasèrent. L’agneau grattait la porte, cognait, implorait qu’elle s’ouvrît, tandis que la pièce se remplissait de fumée et du rire perçant de Médée.
La combustion achevée, la magicienne fit se dissiper le nuage gris qui l’empêchait de contempler son œuvre : un dragon aux écailles noires comme la poix. Il s’avança vers elle et baissa la tête en signe d’allégeance.
-Tu es magnifique, murmura-t-elle en flattant de la main les ailes de sa création. Toi et moi allons réduire le monde en cendres, en commençant par les exemplaires de ton odieuse tragédie.
Elle se dirigea ensuite vers l’agneau, et l’étrangla avant même qu’il pût tenter de se débattre. Puis elle porta l’ovidé jusqu’au lit, jeta sur lui une couverture et monta sur son reptile ailé pour s’envoler vers la lune, dont l’orbe noircissait à mesure qu’elle en approchait.

Le lendemain, un esclave d'Ovide découvrit le corps inerte de son maître. En voyant sa couverture froissée et le filet de salive séchée près de lui, il conclut qu’il avait cédé à un ultime délire nocturne.

1er prix ex-aequo : Jeanne Liaudat, Université de Neuchâtel
Titre de la nouvelle : Pro lingua latina

C’est d’abord des pages de manuel bien agencées, des rectangles pastels qui répertorient rosa, rosae, et quelques mots de vocabulaire. La Guerre des Gaules, et une page de civilisation par chapitre où l’on apprend que les Romains écrivaient sur des espèces de livres de cire.
Assez vite, ça devient des images. Des dessins des grands thermes de Dioclétien. Reconstitution 3D. Photos des merveilleux tubuli qui me plairaient bien pour chauffer les murs de ma salle de bain. Sur la couverture du bouquin, la fresque rouge de la femme au stylet de Pompéi. Rouge, c’est beau. L’archéologie nous étonne : les formes, les tailles, mais les couleurs surtout.
Viennent les voyages. Toucher du doigt par-dessus les cordons de sécurité. Pas bien. Trop bien ! Les mains de Cicéron étaient affichées là. Combien d’hommes morts au milieu de ces gradins ? Combien de mains antiques ont effleuré cette cannelure de colonne ?
Sous terre, des tombes aux fleurs multicolores. Dans les vitrines, des couronnes en pétales d’or. Nos périples nous emmènent à l’Est. L’Antiquité conquiert la Méditerranée. Des visages émaciés nous regardent. Des portraits cartonnés sur des sarcophages. Une mèche de cheveux de trois mille ans.
On sort de la ville. Quitte la foule. On se perd. Là où vivaient les petites gens, il y a moins de panneaux indicateurs. Une grille qu’on ouvre. Une colline qu’on gravit. Simultané : la mer, la mer, les arbres secs de mer Égée, un morceau de rempart clair qui plonge. Entre les feuilles, la mer joue, se cache et revient. Le rempart tourne, s’estompe, disparaît. Il n’y a pas de panneaux indicateurs pour les petits budgets. Le chemin de cailloux s’ombrage et s’infléchit. Sur un flanc de talus, une petite maison. Quatre pièces, un escalier, bien moins d’un demi-mètre de murs. Là, tu vois, j’aurais pu vivre.
Grandiose, le Colisée. Intense, le Parthénon. Grandes envolées.
Paisible, la main côtière de Chalcidique. Dans ce petit village qui croule, un homme est né il y a près de vingt-quatre siècles. Un homme immense, grandiose, aux envolées plurimillénaires. Un homme dont l’ombre s’étend sur toute l’Antiquité, le Moyen Âge, la philosophie, la botanique, le théâtre classique, Corneille, Racine, Molière, Thomas d’Aquin, Arendt, l’éternellement jeune colosse conquérant du monde antique dans toute sa fougue. Mais les mots s’arrachent au temps en monuments plus modestes que les armes.
Nous redescendons la colline pour aller voir sa statue. Petite mais sur un piédestal, au milieu d’une placette, blanche. Désert. La plage nous appelle, entre la colonne de marbre et la colline inébranlable. Le ciel, si bleu, la mer, si vaste, nos rires, si présents.
Aristote, pardonne-moi, je sais si peu de toi. Un jour je te lirai, je sais, parce que j’aime ton monde et que tu l’ombrages d’une hauteur incommensurable. Mais là, les pieds dans l’eau, je regarde le lieu qui t’a vu naître. J’essaie de me représenter la course du temps dans le ciel. Les changements du monde dans les ondulations des branches vertes sous le vent. Quelle pouvait être ta vie, Aristote ?
Les gens ne comprennent pas pourquoi on s’intéresse à ces choses-là. C’est souvent dur à expliquer. Si je pouvais, je le mettrais en bouquet ainsi :
Les mots, les pierres, les couleurs, et les idées.
Aristote, une maison à quatre pièces, le bleu de la mer tranchant sur le vert maquis, le vertige du temps.
Quousque tandem abutere, Catilina, patientam nostram ? L’impossibilité d’embrasser d’un regard la coupole du Panthéon ; le jaune vif d’une taberna des bas-quartiers de Pompéi ; l’injustice des peuples vaincus qu’on regarde depuis les textes des vainqueurs.
Ô mon prince africain, sais-tu tout mon chagrin pour ce qui est perdu ?
L’érosion nous gagne par le temps, par l’oubli, par la bêtise, par nos choix, par nos biais. Ô peuple qui confiait sa mémoire aux arbres, quelles histoires colorées as-tu données à tes oublieux enfants ? Combien d’adieux d’Hector à Andromaque ? Combien de sonnets à Hélène pour les dieux des nomades ? Enfants oublieux, ne croyez pas que les textes aient l’apanage de la richesse.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi ouvrir ce livre et se farcir des heures de petits tableaux pastel ?
Parce que ce monde, petit frère, absurdement loin, indécidablement différent ou similaire, c’est une porte d’entrée.
Une porte pour goûter les briques derrière les mots comme l’ingénieur voit les poutres du pont. Jouer avec ta langue, ton expression. Armer ta pensée, aiguiser tes effets, et frapper fort. Faire des mots tes alliés, à jamais. O tempora.
Une porte pour observer le monde et grandir de ce que l’on voit. Pour comprendre ces vieux bouts de murs qui traînent, ces traces grises qu’on met sous verre et qu’on perfuse de nos impôts. Pour chercher la pensée dans la matérialité. Pour réinterroger nos habitudes, nos formes, nos agencements, nos facilités.
Une porte pour s’étonner. Pour mesurer le temps. Les regarder de loin, les croire idiots, fous, païens, traditionnels. Se surprendre à les comprendre. Leur ressembler. Se voir depuis chez eux. Apprendre le sens du mot réflexif.
Comprendre que nous ne sommes qu’une part. Que ça ne veut pas dire peu ou pas important, mais perspective. Découvrir la porte, ses contours, ses dessins, toucher la poignée, trouver la curiosité.
Ouvrir.
Et là, tout voir : la postérité, titanesque. Les noms de nos constellations, nos poètes, nos romanciers, nos jeux vidéo, nos héros, nos modèles, en littérature, en philosophie, en société. Les mensonges et les erreurs, omniprésents. L’histoire écrite par les vainqueurs, encore. La diversité et l’immensité du monde. Les peuples à tradition orale. Les femmes, dans les maisons. Les esclaves, légion taciturne.
Le chemin est long, multiple, trop foulé ou vierge. Devant toi, des milliers de portes.
Il y a longtemps, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Dans un passé qui me paraît loin, on m’a demandé pourquoi je faisais des études.
Encore une fois ? Pourquoi le latin, pourquoi le grec, pourquoi pas l’anglais ou l’économie ?
Tout le monde te le dira : tu feras des progrès en grammaire, en français mais aussi dans n’importe quelle autre langue que tu apprendras, tu vas enrichir ton vocabulaire, et la mythologie c’est rigolo. Mais je peux te dire que si un jour, comme moi, tu te mets aux verbes irréguliers en grec, tu ne comprendras plus rien. Et tu douteras de tout. De ton utilité, de ta légitimité. Tu prendras peur : mais à quoi je passe mon temps ?
D’autres te diront : tu es un passeur de savoir. Ce patrimoine, ce passé précieux, doit se transmettre de mémoires en mémoires pour survivre. Y a-t-il de quoi rendre le latin obligatoire pour un petit gars comme toi qui aimes surtout les maths ?
Pour une fois, l’impertinent qui nous interrogeait m’a donné une réponse qui m’a plu. Ce professeur, il y a des années, nous l’a dit comme ça : on étudie… parce qu’on a des questions.
Je n’ai pas trouvé plus vrai depuis.
Les Grecs et les Romains se posaient tellement de questions. Sur la nature, sur leurs prédécesseurs, et sur eux-mêmes. Ils étaient curieux de tout, cherchaient des explications à chaque phénomène, chaque sentiment. Ils voulaient tout classer, ordonner : la pensée, la matière, la création du monde.
Ils voulaient donner un sens à tout.
Il y a une chanson d’une artiste que j’aime beaucoup, où elle dit « donnez-lui la passion ». C’est une prière à Dieu. La femme de la chanson a une enfant, une petite fille, et elle demande à Dieu, si jamais elle, la maman, devait mourir, d’au moins donner la passion à sa fille. Parce que la vie n’a pas de sens, et que l’aimer, ce n’est pas donné. Une maman, ça t’apprend ses joies du quotidien, ses préceptes moraux, ses attentes. Ça te donne de l’amour quand il n’y plus rien d’autre - mais si tu enlèves ça, alors… Alors tu es seul.
Et comment fais-tu pour te relever ? Pourquoi te relever ?
Si tu as la passion, tu te relèves. Si tu as la curiosité d’en voir encore un peu. Si tu te poses des questions, tout sera plus facile. Les longues années d’école obligatoire. Rester six heures à l’arrière d’une voiture. Les gens qui aiment pas les mêmes films que toi. Le voisin qui écoute de la musique étrangère.
Je ne peux pas te dire à quoi ça va te servir d’apprendre le latin. Je peux te parler des compétences que tu vas développer. Je peux te raconter les myriades de références et de conséquences dans notre monde présent que tu auras l’opportunité de comprendre. Mais je peux surtout te peindre mon expérience à moi : un chemin d’écolière qui devient un paysage à perte de vue. J’ai le sentiment de pouvoir tout faire, maintenant. J’ai le sentiment que je pourrais devenir astrophysicienne comme comédienne. Je vois un peu d’où l’on vient, un peu où l’on est, très peu où l’on va. Mais j’ai la sensation d’un horizon merveilleusement ouvert, d’une vie comme un terrain de jeu où tout est à découvrir.
J’aimerais tellement te prendre la main et t’emmener, te faire voir. J’essaie, en tout cas.
Voilà, voilà, c’est ce que je voulais te dire. À peu près. Il y aurait tellement encore.
Si ce n’est pas ça, ton truc, tu trouveras autre chose. Mais sois curieux. C’est ça, ce qu’il faut retenir de tout ce blabla. Sois curieux, surtout. Essaie des trucs inattendus. Perds-toi dans une bibliothèque ou sur Wikipédia.
Le bagage de latiniste, disons que c’est comme un kit pratique du curieux. Tu pourrais faire plus d’exploration avec.
J’arrête, j’arrête. Tu as raison, j’abuse.
Non, attends ! Assieds-toi encore deux minutes.
Je voulais juste te lire le prologue de l’Odyssée. Si, si, c’est tellement beau ! Juste le début.
Promis, après, j’arrête.
Sauf si tu as envie que je te raconte la suite, bien sûr. Je ne suis pas pressée.

Catégorie Enseignement secondaire

1er prix ex-aequo : Leïla Berlier, Lycée Claude Lebois, Saint-Chamond
Titre de la nouvelle : Ce n'était pourtant qu'un nuage

27 avril 1986
11h - Son père est en déplacement, sa mère et son petit frère sont chez ses grands-parents. Seule à son domicile avec son chien, elle travaille ses cours. La radio grésille, des enfants jouent dans la rue.
24 octobre 79
9h - Son maître est un homme riche et influent qui l’a choisi pour sa docile intelligence, sur le marché aux esclaves. Il note, compte et déduit pour son maître depuis l’aube. Les oiseaux chantent au dehors, l’air est doux pour un mois d’octobre.
27 avril 1986
14h - C’est la panique ! Depuis le message diffusé à la radio, les gens crient, courent et se précipitent. « Attention, attention » disait l’enregistrement, « accident survenu à la centrale nucléaire… il est nécessaire d’évacuer temporairement la ville… à partir de 14h… prendre avec vous vos papiers d’identité et le strict minimum… fermer les fenêtres, couper l’électricité et le gaz… ». Pourtant, elle reste hésitante. L’incendie de la centrale nucléaire ne l’inquiète pas beaucoup. Les décisionnaires veulent couvrir leurs arrières en évacuant les populations, c’est normal, mais le risque n’est pas si important. Face au feu, on a le temps de fuir. Cependant, elle ne voit pas de feu, juste un nuage lointain… Son père s’inquiéterait de ne pas la voir quand il rentrera.
Elle va rester jusqu’au retour de son père le lendemain au matin. Ils décideront ensemble de partir ou de demeurer.
24 octobre 79
11h30 – Le sol tremble sous ses pieds. Les vases vibrent sur les meubles. C’est déjà la troisième fois en moins d’une heure. Son maître est sorti, il est donc impuissant. Quelqu’un a provoqué la colère des dieux. Il le sent, quelque chose de terrible est en train de se passer. Heureusement qu’il n’a rien à se reprocher. Son maître est lui aussi un homme bon, il n’a pas de remords à avoir. Il est donc tranquille. Les dieux ne s’en prendront pas à lui. Peut-être qu’avec un peu de chance, ils en ont après ce magistrat qui l’a frappé sur le marché, ou bien à ce marchand qui vole son maître depuis des mois, qui sait ? Mais lui, il est tranquille.
28 avril 1986
16h - Le calme de la ville est inhabituel. Le chien pleure, l’ambiance est lourde. Son père devrait être de retour mais elle ne l’a pas revu. De la fenêtre de la cuisine, elle voit le nuage de l’incendie au dessus de la centrale. Des convois s’activent, tournent. Des hélicoptères semblent mobilisés aussi. Elle ne sait plus quoi penser. La ville ne semble pas en danger immédiat, et les autorités ont parlé d’un retour sous les deux ou trois jours. Elle attendra, elle ne fuira que si elle en ressent le besoin.
24 octobre 79
13h30 - Son maître est rentré préoccupé. Il lui a montré depuis le perron la montagne qui domine la ville. De la fumée en sortait. Un nuage énorme montait vers le ciel. « Je ne pense pas que les dieux en aient après nous », lui a-t-il glissé. Ils sont en sécurité, la maison est protégée et ils n’ont rien à craindre de cette colère divine qui n’est pas dirigée contre eux. Il a beau se le répéter, il en est de moins en moins convaincu. La vie de quelques mortels n’est peut-être si chère aux yeux des dieux…
14h30 - Il est esclave, certes, mais un esclave instruit. Une montagne qui crache un nuage de fumée s’appelle volcan or la vision qu’il a depuis la porte d’entrée y ressemble grandement. La connexion est faite dans son cerveau et son instinct prend les commandes. Il faut fuir !
28 avril 1986
20h - Elle a fait une erreur ! Une erreur qui pourrait lui coûter la vie. Son père n’est toujours pas en vue. Il n’a pas appelé, certainement persuadé qu’elle a été évacuée avec les autres. Elle s’est plongée dans les livres de son père, voulant tromper l’ennui et faire taire son inquiétude. Il gardait dans ses étagères des ouvrages entiers sur le nucléaire et ce que l’on sait de cette science atomique. Ce qu’elle a lu lui a donné la chair de poule. Cette utilisation de la matière est d’un génie improbable mais les risques en cas d’accident… Des mots tournent dans sa tête, insistants : irradiations, radioactivité, réactions en chaîne… Son corps est tendu à l’extrême et tout son être lui crie de courir, vite et loin. Mais comment partir ? Même les troupes mobilisées pour la garde de la ville ont déserté. La nuit tombe. « Évacuation temporaire », « retour sous deux ou trois jours ». Les paroles du message radio du début d’après-midi lui permettent de contenir le réflexe animal qui la pousse à quitter les lieux sur le champ. Les accidents sont rares, cet incendie est sans doute insignifiant. Pourtant, elle prépare un sac à dos. Elle partira demain.
24 octobre 79
15h - Le panache de fumée vient de heurter un plafond invisible et s’étend maintenant au dessus des habitations. Le maître l’a décidé, il n’y a pas de danger. Ils ne partiront pas. Le soleil disparaît. L’obscurité tombe. L’atmosphère se refroidit. La montagne rugit. Le sol tremble.
16h – Si la pluie est souvent d’une douceur bienfaisante, celle qui s’abat sur la ville n’est que douloureuse. Des blocs de pierre tombent sur les toits. Les habitants fuient ou se cachent. Ils se mettent à couvert dans la maison, son maître et lui, puis se rapatrient dans la cave. Alors commence l’attente.
29 avril 1986
6h30 - Son ennemi est invisible. D’après les livres, le nuage radioactif envahit les alentours en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Chaque parcelle de son corps semble la brûler. Sa respiration est hachée, elle tente de respirer le moins possible. Son chien la suit, docile et grave. Un mal de tête la prend. Est-ce l’effet des particules radioactives ou bien est-ce dû à la peur qui la ronge et au manque d’oxygène ? Elle a quitté la ville dès le petit jour. Toujours pas de nouvelles de son père. Elle va tenter de rejoindre la centrale. Là-bas elle trouvera bien un convoi qui la portera à Kiev là où le reste de la ville à été évacué. La tête lui tourne, la nausée lui brouille les idées. Elle doit trouver quelqu’un. Pour sa survie. Pour son chien.
24 octobre 79
20h - Cela fait quatre heures qu’ils sont enfermés dans la cave. Son maître est sorti il y a deux heures. « On ne bouge pas, ça tombe toujours » a-t-il annoncé en revenant. Il y a un peu de nourriture stockée dans le fond de la pièce. Ils en ont mangé un partie et attendent à nouveau.
23h - Il ne parvient pas à dormir. Le sol tremble toujours, à intervalles irréguliers. Son maître dors. Il entend les maisons des voisins s’effondrer. Il a peur.
29 avril 1986
7h30 - Des hommes sont là. Ils portent des combinaisons et des masques. Ils lui hurlent des mots qui résonnent dans sa tête « irresponsable… consignes… danger… ». Un fourgon la transportera à Kiev mais le chien doit rester. Elle ne veut pas l’abandonner ! Pourtant sa petite tête et ses yeux tristes s’éloignent déjà dans les rétroviseurs.
24 octobre 79
Minuit - L’air manque. Il s’est levé pour pousser la porte pour faire entrer de l’oxygène. Bloquée.
15 janvier 1996
12h - Le médecin a été clair. Les symptômes et les analyses révèlent une leucémie. Elle espérait pouvoir échapper aux conséquences de son erreur 10 ans auparavant mais le diagnostique est formel : il ne lui reste que quelques mois à vivre.
25 octobre 79
00h05 - Il suffoque. Son maître s’est réveillé. Leur respiration est saccadée. Assis contre une jarre, le maître de maison réalise qu’il va mourir. « Pardonne moi… » murmure-t-il à son esclave qui vient se blottir contre lui. Jamais il n’aurait osé mais, à l’article de la mort, l’Homme a besoin de cette chaleur que produit un corps en vie. « Pardonne moi… » répète-t-il dans un souffle. Son corps se détend alors dans les bras de celui dont il a toujours pris soin malgré son statut. Il balaie d’un revers de main la larme qui roule sur la joue du mort. Sa tête est lourde. Son corps s’abandonne. Alors je vais mourir songe-t-il, avant de sombrer. Le nuage de cendres destructeur s’abat toujours sur la ville.
26 avril 1996
1h23 - Ses yeux sont lourds mais ce n’est pas la fatigue. Son corps ne répond plus. Elle ne sent plus la douleur. Elle se sent partir. Elle jette un regard au radio-réveil : 1h23. Il y a 10 ans exactement, le réacteur 4 de la centrale nucléaire échappait au contrôle des techniciens se dit-elle avant de quitter le monde des vivants.

Deux êtres unis malgré eux par leur destin. Anciens habitants de villes toutes deux aujourd’hui connues sous le nom de « ville-morte ». Victimes d’événements qui dépassent les capacités de l’Homme.

1er prix ex-aequo : Justine Gouillart, Lycée Thiers, Marseille
Titre de la nouvelle : Ma flamme fut jadis par Hector allumée

La cité n'étais plus, par le bûcher rageur, grand incendie cruel et violent destructeur. Ecrasée sous le poids d'une chute imposée, elle pleurait sans bruit en son âme brisée. Les victoires avaient fui, se changeant en traîtres. Les Achéens étaient dès lors les grands maîtres. Que peut-on bien tenter quand un héros succombe, et emporte avec lui la ville dans la tombe ? On avait imploré Zeus, Arès et Pallas ! Sous les flammes des Grecs, Ilion brûlaient, hélas ! Femme de Ménélas, Hélène l'infidèle, avait sans le vouloir déclenché la querelle. Les quelques survivants, perdus parmi les morts, levaient les yeux au ciel et priaient pour leur sort. Mais loin sur les sommets veillait Discorde, obscure, décidée en secret à ce que rien ne dure, secrète déité, cachée en ses moyens, dès lors si fatale pour les héros troyens. Priam destitué, Cassandre torturée, Hector assassiné, Hécube capturée ; tous étaient écrasés et réduits au néant, ils étaient ou captifs ou enterrés céans. Achille avec sa force, Ménélas son courage, Ulysse par sa ruse, tourmentés par la rage, en une seule armée dont brillait le renom, avaient triomphé par les vœux d'Agamemnon. La grande Troie gisait sous les pieds de la Grèce, mais quelques survivants avaient fui la détresse.

Au loin sur son bateau, ses membres fatigués,Énée, voiles dehors, tristement naviguait. Loin de la ville aimée en cendres effacée, il l'entendait pourtant en son âme glacée. L'océan infini à bâbord, à tribord n'offrait à sa vision que son immense corps. Toujours les cris d'Ilion sifflaient à son oreille. Il n'aurait pour repos que les bruits de la veille. Il ne pouvait rien faire car le cri déchirant venait du fond de l'être comme un regret navrant. Perdu sous la grand voile, en son cœur affaibli, Énée pleurait sans fin le tourment de l'oubli.

Il s'éloignait toujours poussé par le destin et observait les siens dans le petit matin. Une plume bleutée déposée par la brise fascinait par son vol le jeune aux pieds d'Anchise. Ascagne encore enfant, fils d’Énée le pieux, amusait en riant le Troyen déjà vieux. Son père surveillait ce spectacle attendri mais entendait toujours Ilion périr sans cri. Où que le vent le porte, il pourrait percevoir la fin de sa cité, qu'il ne pouvait plus voir.

Les jours s'écoulaient, triste navigation, quand Énée aperçut une pâle vision. Par delà la marée, là-bas sur le rivage, une femme pleurait, elle semblait sans âge. Au bord d'une tombe fabriquée par ses mains, elle offrait des sanglots et soupirait en vain. Ses longs cheveux défaits en faisait une reine,
et ses larmes brillaient en ornements de peine. La douleur, les regrets, les chagrins, les remords semblaient lui conférer les charmes de la mort. La terre du tombeau, soumise aux vents d’Éole, pour la femme formait une blanche auréole. Le navire vira et Énée découvrit que c'était une sœur qu'à Troie on avait pris : la princesse Andromaque, joyau de la cité. Son cri de désespoir jusqu'à bord fut porté ; Andromaque d'Ilion, veuve du fort Hector, prononça un serment qui vola jusqu'à bord :

« Aide moi en ce jour, ô mon beau disparu,
Car aujourd'hui Pyrrhus vient réclamer son dû.
Oubliant son carnage il veut me faire reine
Ou ton fils Astyanax envoyer à Mycènes.
Te volerais-je un fils en lui donnant la mort ?
Resterais-je fidèle à un tombeau qui dort ?
Pour ultime serment j'ai juré sa survie
Mais j'ai besoin de toi qui lui donna la vie.
Que choisirais-je encor, l'hymen m'est oppression,
Que choisirais-je alors, de Butroth ou d'Ilion ?
Ordonne-moi « Aimée reste-moi donc fidèle »,
Ou maudis moi « traitresse offre lui un modèle ».
J'aimerais mieux mourir. Voilà ! Et tu verras,
La seule solution qui me délivrera.
De vermeil habillée en beau bûcher de Troie,
Le cachant à Pyrrhus aveuglé par la joie,
J'irai jusqu'à l'autel faire un serment fatal
Et couverte de sang haïr le lit nuptial.
Je tremble ! Je me perds ! Faut-il tuer la mère
Pour sauver son enfant ? Oui je dois bien le faire.
Les ans s'écouleront et sans moi ni les miens,
Sous la terre cachés dans leurs tombeaux éteints.
Astyanax élevé et sans père et sans mère
Par Céphise amené à venger ma colère
Priam, Polyxène, Cassandre et Hélénos,
Béniront des Enfers ce descendant d'Ilos
Notre fils Astyanax par Pyrrhus protégé
Mais en son âme prêt à voir son roi vengé.
Il grandira bien seul, haï des Achéens
Qu'ils soient nés d'Athènes, ou Lacédémoniens.
Fier descendant de Troie, rescapé du carnage,
Il ne me verra plus que comme un doux présage.
Tu tueras donc mon fils, et vengeras Ilion !
Et par la mort d'un seul, pour celle de millions,
En renversant Pyrrhus, le fils maudit d'Achille,
Tu ne tromperas point celle qui fut ta ville.
Et si tu subissais du destin un revers
Je t'encouragerais du fond de mes Enfers ... »

(ASCAGNE)
Le temps glissa sur nous emportant le serment, mais mon père est toujours saisi fort violemment lorsque jusqu’au Latium résonne la promesse. Il me dit « Ascagne, mon fils et ma faiblesse, n’oublie jamais Ilion et reste son héros », et m’entraînant au port, récite les échos qu’il entendit jadis. Il n’oubliera jamais. Moi, seul, je l’observe mais ses yeux sont fermés, déjà il ne voit plus et ce n’est plus Énée, son âme a survolé la Méditerranée, elle a fui l’Italie et dépassé les mers, seule au-dessus de Troie elle prie les Enfers de lui donner à voir le spectre d’Andromaque et sans cesse implorant et revivant l'attaque, il cherche en son esprit les pieux mots du serment et n'aperçoit jamais les cieux du firmament. Ma jeunesse, l'amour, mes craintes, ma hardiesse m'empêchent de sentir le cœur de la promesse, ce qui fait de mon roi un homme qu'on dit fort grave, silencieux, las, mais dont je sais l'effort, un homme droit et pieux, un père de légende mais à demi mortel et dont la peine est grande.

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