Témoignage de Paul Demont
Contribution à une brève histoire de S.E.L. (1992-2013)
L’association Sauvegarde des Enseignements littéraires (S.E.L.) a été fondée à l’initiative de Jacqueline de Romilly le 10 février 1992 pour tenter de limiter les effets catastrophiques de la réforme des lycées entreprise par Lionel Jospin, ministre de l’Education nationale (environ une baisse d’un tiers des effectifs de latinistes en un an), heureusement en partie corrigés plus tard sous le ministère de François Bayrou. On trouvera ci-joint les différents textes qui ont conduit à notre première Assemblée générale, en novembre 1992 et divers exemples des actions menées dans la presse. Marc Fumaroli a pris en novembre 1993 la présidence de l’Association, que Jacqueline de Romilly a continué de soutenir de toutes ses forces. Une seconde période particulièrement active fut la fin de 1998 et le début de 1999, avec les réformes du lycée introduites par le ministère de Claude Allègre. Rappelons en particulier la tribune signée par Jacqueline de Romilly et Jean-Pierre Vernant dans Le Monde du 20 février 1999 « Contre la mort programmée des études classiques », et la pétition lancée par nous avec d’autres associations, qui réunit 25000 signatures. Marc Fumaroli avait déjà écrit le 17 décembre 1998 une tribune d’une page dans Le Monde du 17 décembre 1998 sous le titre : « Non, Claude Allègre, l’Amérique n’est pas le modèle idéal ». À nouveau, un changement de ministre permit d’atténuer les effets délétères de la réforme. C’est en 2000 que Marc Fumaroli transmit sa charge de Président à Paul Demont, qui l’exerça jusqu’en 2013. A cette date, il y avait 551000 latinistes, privé et public confondus, en collège, grâce à l’introduction du latin en cinquième, dont un futur doyen de l’Inspection générale définissait avec bonheur ainsi le but :
Le latin est d'abord conçu comme un enseignement faisant partie de la formation générale d'un élève de collège (...). Il s'adresse donc à des élèves très divers. Il n'y a pas de raison de réserver cet enseignement aux meilleurs élèves. L'objectif n'est pas de reconstituer une filière, ni de faire un atelier ou un club (...). L'activité s'inscrit dans la progression et la continuité des apprentissages de la cinquième à la troisième.
Mais la situation dans les lycées était tout autre : si, en valeur absolue, il n'y avait jamais eu autant de lycéens étudiant les langues anciennes qu'en 1988-1989 (environ 180000), dix ans plus tard, il y en avait moins de la moitié. Nouvelle pétition et nouvelles prises de position dans la presse en 2004, devant les mesures d’économie aboutissant à la disparition de nombreuses sections de langues anciennes, avec notamment une tribune de Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde et une journée d’union, présidée par Jacqueline de Romilly, avec de nombreuses autres associations, à l’E.H.E.S.S., au mois de mai. Nous avons aussi constaté avec consternation l’aggravation de la situation du français dans notre enseignement. Voici un extrait du rapport de Paul Demont en 2004 :
Au cours d'un Conseil d'Administration récent, nous avons décidé de publier à nos frais un encart d'une demi-page, que vous avez peut-être lu, dans le journal Le Monde du jeudi 7 mars, sous le titre L'enseignement du français à la dérive. J'en cite deux phrases: "La maîtrise de la langue est désignée comme une priorité, mais, sans s'aviser d'une contradiction de fort calibre, on dégraisse la grammaire (...) Ce mépris pour la langue est un mépris pour les élèves, et tout particulièrement pour les plus modestes d'entre eux, qui ne trouveront pas dans leur famille les ressources nécessaires pour pallier les carences de l'école". Le verbe "dégraisser" est, notez-le bien, en caractères gras. C'est qu'à l'initiative de l'un des membres de notre conseil d'administration, le dessinateur Plantu a, avec une grande gentillesse, accepté de composer un dessin pour nous aider, et qu'il a choisi de le centrer sur ce thème du dégraissage, pour faire comprendre immédiatement notre propos. Ce dessin, qu'il nous a donné si généreusement, vous l'avez peut-être vu à l'entrée de notre amphithéâtre, sinon, regardez-le en sortant: il est extraordinaire ! Je tiens ici à renouveler publiquement à M. Plantu l'expression de notre très vive reconnaissance. (…) L'Express a interrogé Madame la Doyenne de l'Inspection générale des Lettres sur notre encart. Sa réaction est tellement remarquable que le journal l'a mise en légende de sa photo. Voici ce qu'elle déclare: "13% des élèves de sixième ne savent pas lire. Mais ils n'ont pas fini leurs études !" Je ne discuterai pas les chiffres, manifestement minorés, bien qu'un écart de quelques % corresponde à des dizaines de milliers d'enfants. Ce qui est plus inquiétant encore, c'est ce que sous-entend cette réaction: qu'une bonne partie de la population française va finir ses études en... continuant à apprendre à lire, sans qu'on sache pourquoi ni comment cet apprentissage prolongé obtiendra plus de succès au collège ou au lycée qu'à l'école primaire ou élémentaire.
En 2004-2005, il y avait encore en France 33892 hellénistes (dont 14937 au Lycée) et 533075 latinistes (dont 62484 au Lycée). Diverses mesures, que nous avons vivement encouragées, ont permis une certaine stabilisation des effectifs. Concernant l’apprentissage du français, de sa grammaire et de sa littérature, l’Association a aussi soutenu vigoureusement, notamment, le Professeur Alain Bentolila et l’un des membres prestigieux de notre Conseil Erik Orsenna, dans leur combat pour Le verbe contre la barbarie, pour reprendre le titre d’un de leurs ouvrages. Nous nous sommes associés fréquemment, et même institutionnellement (par la participation de Michel Buttet à notre Conseil), Sauver les Lettres dans cette perspective. Pendant cette période, une action tenace menée par notre Président avec Monique Trédé et l’appui de l’Inspection générale des Lettres a aussi contribué de façon décisive à l’introduction en classe de Première supérieure (hypokhâgne) d’un enseignement obligatoire de Langues et cultures antiques.
Extrait de l’allocution de Paul Demont à l’Assemblée générale du 4 avril 2011
Avec quelques membres du Bureau, je suis allé ce matin déposer des fleurs, en votre nom, sur la tombe de Jacqueline de Romilly, au cimetière du Montparnasse. Elle y fut enterrée, selon ses souhaits, dans la plus stricte intimité, sans aucune cérémonie ni aucun hommage publics, et n'y sont inscrits que son nom patronymique, Jacqueline David, sa date de naissance et la date de son décès. Respectons un instant de silence en sa mémoire.
Nous n'entendrons donc plus, sinon en esprit, ou bien, comme dans un moment, par la grâce d'un entretien enregistré, sa voix profonde et grave nous dire, année après année, avec l'humour qui la caractérisait, qu'à sa grande surprise, elle est encore en vie. Elle nous a quittés. Bien vieille, et après une grande et belle vie, et pourtant, comme toujours, trop tôt. J'ai lu avant-hier son très beau livre posthume, Jeanne, consacré à sa mère, Jeanne Malvoisin, ou, selon son nom de lettres, Jeanne Maxime-David, qu'elle a rejoint dans la tombe. Maxime David était le nom du père de Jacqueline de Romilly, mort au combat le jour même où il arrivait sur le front, dans la Somme, le 2 octobre 1914, alors que sa fille, née le 26 mars 1913, avait dix-neuf mois. Dans ce livre secret, écrit en 1977, notre Présidente fondatrice dit, avec une pudeur et une émotion extrêmes, combien elle regrette de ne pas avoir abordé avec "Jeanne", malgré les liens intenses qui les unissaient, telle ou telle question vitale. Je crois que nous tous, qui l'avons connue, partageons, certes à un bien moindre degré, de tels regrets à son égard à elle.
Contrairement à l'image d'Epinal que la presse en a parfois donnée, et que ce livre, justement, vient définitivement rectifier, elle avait une vie en dehors du grec. Une vie d'extrême attention, chaleureuse, ironique, tendre, à l'humanité, sous ses aspects si divers. Tous ceux qui ont lu son roman, Ouverture à cœur, ses nouvelles ou ses descriptions attentives de cette Provence qu'elle aimait tant, le savaient déjà. Et tous ceux qui ont participé à ses combats savent aussi combien elle aimait la lutte, la compétition, l'exploit, jusqu'à l'héroïsme: en cela elle revivait un idéal de la Grèce antique. Quant à sa passion pour l'enseignement, pour la direction intellectuelle exigeante et précise, pour l'explication vivante des textes, nous sommes nombreux ici à en avoir encore, et pour longtemps, la mémoire.
J'ai fait sa connaissance en 1969, comme jeune étudiant de la Sorbonne, alors que je cherchais un directeur pour un mémoire de maîtrise. Le choix a été vite fait: je souhaitais travailler sur Thucydide, et elle en était la meilleure spécialiste au monde. Je ne l'ai pas regretté. Elle avait l'art de nous conduire, à partir d'une phrase soigneusement analysée, d'un paragraphe dont la logique interne se révélait peu à peu, au centre de la pensée des grands auteurs (ou des grands textes, car tous les textes et tous les auteurs, pour elle, ne se valent pas), dans ce nœud complexe, infiniment divers, et pourtant orienté par une volonté, un style. Elle aussi avait une volonté, un style, je dirais même une autorité. Sa direction n'était pas toujours tendre: elle était rétive aux effets de mode, qui séduisaient tant, et redressait avec fermeté les écarts de la langue et de la pensée. J'ai fait beaucoup d'autres rencontres et subi beaucoup d'autres influences intellectuelles, mais ce fut mon premier attachement.
Thucydide peut paraître très cérébral. Sa langue si difficile, parfois si torturée, n'est pourtant pas celle d'un pur intellectuel. L'histoire dont il fait la chronique est elle-même torturée: ce sont les miracles de l'Athènes démocratique de Périclès, dont le souvenir, dit Périclès lui-même, restera, mais aussi, et de plus en plus au fur et à mesure qu'on avance dans son œuvre, la tyrannie, démocratique elle aussi, de l'impérialisme athénien, un impérialisme qui, disent les Athéniens, aura eu lieu et passera, inexorablement. Contre les lectures tragiques de Thucydide, Jacqueline de Romilly a défendu malgré tout la thèse de l'optimisme de l'historien, un optimisme de la raison, auquel l'avait initié son maître Louis Bodin. Je crois que cela correspond, non seulement à l'orientation de l'historien grec vers l'avenir, vers ce qui est "un acquis pour toujours", mais ausi à la force de vie qui l'animait, elle-même, fût-ce dans les situations les plus tragiques de cette Ere des Tyrannies (Elie Halévy, 1936) pendant laquelle elle a grandi et pendant laquelle elle travaillait à sa thèse. Il faut à cet égard lire sa description presque heureuse des années de guerre, pendant lesquelles elle fut interdite d'enseignement, toute pupille de guerre qu'elle était, et dut se cacher, d'un bout à l'autre de la France, pour éviter, parfois d'extrême justesse, les raffles du régime raciste qui dirigeait alors la France. Mais elle connaissait intimement, pour ainsi dire de naissance, la part tragique de l'humain.
Il est émouvant, à cet égard, de la voir se focaliser, après Thucydide, sur l'étude de "la crainte et l'angoisse" dans le théâtre d'Eschyle, puis du "pathétique" d'Eschyle à Euripide, dans deux ouvrages admirables. Je vais tout à l'heure assister à une représentation de L'Orestie d'Eschyle et j'ai tout naturellement relu la présentation qu'elle en a faite, assez récemment, pour un large public, chez Bayard, et qui reprend ces analyses de la terreur devant la monstruosité et les crimes. L'Orestie, malgré tout, se termine bien, grâce à Athèna et grâce à Athènes: la violence y est vaincue, une fois intégrée dans l'ordre politique juste. Tout cela dans un contexte social et religieux qui n'a rien à voir avec le nôtre: "C'était un autre temps", écrit-elle. Et pourtant, conclut-elle, relire, revoir ces pièces peut encore aider, dans "une époque où nous cherchons désespérément un remède". Désespérance et pourtant espoir raisonné, nourri par les textes grecs classiques: il y a là, je crois, ce qui a fondé sa décision de créer notre association.
Quand elle m'a proposé d'y participer, au début de 1992, j'ai découvert de près une autre facette, que je ne connaissais que de loin: son art de l'organisation, sa lucidité à la fois impitoyable et amusée sur les hommes, fussent-ils les plus célèbres, sa capacité à mobiliser les volontés dans ce qu'elles ont de meilleur. Elle constatait depuis longtemps, année après année, que les conditions de l'enseignement des langues anciennes se dégradaient. Le déclic est venu d'un projet ministériel menaçant de les exclure de l'enseignement du second degré. Il fallait agir, vite et fort. En quelques semaines, elle a réuni un nombre impressionnant de soutiens, venus de tous les horizons, qu'elle a fédérés avec le panache et la perspicacité qui la caractérisaient. Nous nous souvenons de ces réunions enthousiastes, dans la salle Louis Liard de la Sorbonne, débordant de monde, où elle avait grand peine à se frayer un chemin, ou bien à l'Académie, en plus petit comité, pour peser les termes d'un communiqué de presse qui allait lancer une riposte efficace, et jusqu'à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, où elle présida une réunion commune dont la présidente de la CNARELA (Coordination nationale des associations régionales des enseignants de langues anciennes) a récemment rappelé l'importance en des termes émouvants. J'évoquerai aussi, de façon plus personnelle, ses coups de téléphone, à la veille d'entretiens ministériels, pour mettre au point telle ou telle stratégie, voire un déjeuner sur la table de sa cuisine, préparé par elle-même, qui n'y voyait plus grand chose, et qui cependant tenait à tout faire sans mon aide. Et cela, sans quitter son humour malicieux: "Vous savez, M. X... (le ministre de l'époque), hier, a oublié son veston chez moi: c'est assez compromettant".
Dans les quelque vingt années pendant lesquelles elle a veillé, de près ou de loin, à la vie de notre association, elle a bien sûr évolué. Peu à peu, en recevant les lettres de nos membres, auxquelles elle répondait avec une rapidité, une efficacité et une précision que je suis très, très loin d'égaler, elle prit conscience d'une dégradation plus grave, celle de l'enseignement du français, dès l'école primaire et jusqu'au baccalauréat. S'il y a une chose dont elle peut être fière, je crois, là où elle est, c'est d'avoir beaucoup contribué à la prise de conscience du fait qu'il y a là une réalité (elle était très largement niée encore dans les années 2000, avec des moues dédaigneuses et sarcastiques; elle ne l'est plus désormais) et de cet autre fait que cette réalité est un obstacle majeur à la vie démocratique, à "l'élan démocratique", selon sa belle expression, de notre république (et cela aussi était nié, certains allant jusqu'à soutenir —et quelques-uns, de moins en moins nombreux, cependant, le font encore— qu'il faut jeter par dessus bord ce français correct qui ne serait qu'un français de classe, moyen suprême de domination sociale).
Chacun comprend ici qu'avoir eu Jacqueline de Romilly pour présidente fondatrice, est une chance et un honneur, et que cela nous fait un devoir de poursuivre son action dans la mesure de nos moyens.
Parmi les actions menées, mentionnons la publication, à notre initiative et principalement financée par nous, d’une lettre ouverte d’un grand nombre d’associations, dans quatre quotidiens nationaux, au moment de la campagne présidentielle de 2012 :
Lettre ouverte aux candidats à la Présidence de la République française
Les associations soussignées souhaitent attirer votre attention sur les points suivants, qu'elles jugent essentiels.
La réussite des jeunes passe par la maîtrise du français, qui doit être un objectif prioritaire de toute politique éducative. La pratique correcte de notre langue et la connaissance de sa littérature ne sont pas des signes de distinction, mais un moyen nécessaire de l'égalité et de la liberté de penser, qu'il appartient au Président de la République d'encourager.
Dans cette perspective, l'apprentissage des langues et cultures de l'antiquité gréco-latine doit être accessible dans tous les collèges et lycées et le travail accompli pour cet apprentissage doit être pris en compte au baccalauréat, quelles que soient les filières.
Nous souhaitons vivement que la campagne électorale vous permette de vous exprimer sur cette double orientation.
Nous ne nous dissimulions pas la difficulté de la tâche, dont un rapport de Jean-François Pradeau pour France-Stratégie soulignait crûment un aspect essentiel : « Il y a une part considérable d’illusion dans les chiffres très élevés de latinistes. Parce que le latin qu’un adolescent sur trois apprend, il ne l’apprend en réalité que très peu de temps ».
Il n’empêche que les effectifs des élèves de latin et de grec dans l’enseignement secondaire, malgré quelques périodes moins défavorables qui ont pu nous redonner de l’espoir, n’ont cessé de baisser, et que la place réservée à ces deux matières, devenues « Langues et cultures de l’Antiquité » en collège et proposées en lycée ou bien en option, ou bien sous la forme d’une spécialité « Littérature, langues et culture de l’Antiquité » qui n’attire qu’un nombre extrêmement faible d’élèves, est devenue de plus en plus marginale.
Terminons en saluant le rôle décisif joué depuis les origines par les secrétaires généraux et secrétaires générales de l’Association, Alain Etchegoyen, trop tôt disparu, Christiane Picard, décédée en 2008, Sabine Schneider-Jarrety, jusqu’en 2017, et désormais Marion Bellissime : rien n’aurait été possible sans elles.
Paul Demont