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Conférence

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T. Mann et la vie de l'antiquité, P. Demont

Le sujet de la nouvelle de Thomas Mann, qu’il publia en 1912, est très simple : un grand écrivain, Gustav Aschenbach, ou plutôt von Aschenbach, car il a été anobli, est pris brusquement du désir de quitter pour un moment sa vie de travail acharné, et de partir à Venise. Il séjourne dans un hôtel luxueux du Lido, où il croise un jeune garçon, Tadzio, dont il tombe éperdument amoureux, tandis qu’une épidémie de choléra envahit la lagune et finit par l’emporter dans la mort. Si vous avez en mémoire le très beau film qu’en a tiré Visconti, vous vous demandez peut-être comment il est possible de mettre en rapport Mort à Venise avec l'antiquité. Pourtant la nouvelle de Mann, à la différence du film de Visconti, multiplie les références, explicites ou implicites, à l’antiquité. Il se dit même particulièrement satisfait, dans une lettre à son frère Heinrich, de l’un des chapitres, un « chapitre antiquisant ». Ces références sont si nombreuses et variées que je ne pourrai pas les aborder toutes, loin de là. Je vais d'abord en prendre trois exemples que je trouve caractéristiques, avant de brosser un tableau plus général de la référence à Platon dans la nouvelle, et enfin de situer tout cela, plus largement, dans l’Allemagne intellectuelle du début du vingtième siècle.

Trois exemples de références plus ou moins déguisées à l’antiquité

1. Aschenbach est pris d’une impulsion soudaine de partir, « was ihn da eben so spät und plötzlich angewandelt » (« cette impulsion si tardive et si soudaine ») (32). À cette envie, après la résistance initiale de sa raison et de sa discipline, il a cédé. Il n'aurait dû s'agir que d'une halte provisoire, en quelque sorte hygiénique, imposée « dem Fortschwingen des produzierenden Triebwerkes in seinem Innern, jenem 'motus animi continuus', worin nach Cicero das Wesen der Beredsamkeit besteht » (« à la poussée intérieure de ce mécanisme producteur, au motus animi continuus qui forme d'après Cicéron l'essence de l'éloquence ») (20). Pourquoi Thomas Mann décrit-il la vie de travail de l’écrivain par une citation de Cicéron sur l’éloquence, en identifiant cette vie à « un mouvement continu de l’âme » ? Est-ce d’ailleurs Mann, ou est-ce Aschenbach, qui fait la citation ? L’écriture de la nouvelle nous laisse le plus souvent dans l’incertitude sur l’origine de l’énoncé, l’auteur semblant souvent s’identifier au personnage. En tout cas, c’est en partie une pseudo-citation de Cicéron (il n’emploie jamais l’expression sous cette forme précise), que Mann emprunte, semble-t-il, à Flaubert : dans une lettre à Louise Colet de 1853, Flaubert oppose au pâle Leconte de Lisle la force de la vie dans le lyrisme, « cette qualité primordiale, ce motus animi continuus [vibration, mouvement naturel de l'esprit, définition de l'éloquence par Cicéron] qui donne la concision, le relief, les tournures, les élans, le rythme, la diversité ». Thomas Mann en a lu une traduction allemande datant de 1904 et il l’a en partie recopiée dans ses notes, qui fournissent une documentation exceptionnelle sur la genèse de la nouvelle. Il projetait même de mettre cette citation en exergue d’une étude sur Geist und Kunst (L’Esprit et l’Art). Il s'agit donc pour lui, en l'employant ici, de quelque chose de plus que de montrer en Aschenbach un bon connaisseur de l'antiquité : la citation pose implicitement un problème de fond de sa nouvelle. Relisons Cicéron lui-même : le « mouvement de l'esprit » est, écrit-il, « une activité de l’esprit qui ne cesse jamais », agitatio mentis quae numquam acquiescit (De officiis, I, 19). Il doit suivre la nature pour ne pas se tromper : quam si sequemur ducem, numquam aberrabimus (ibid.). Selon Cicéron, cela suppose que, par loi de nature, l'une des deux parties de l'âme, la ratio, commande, et que l'autre, les appetitus (« qui entraînent l’homme en tous sens », quae hominem huc et illuc rapit), obéisse, pour éviter les perturbations, pour respecter « le convenable » et faire son devoir. La rupture de cette continuité vertueuse du mouvement de l'âme mène au désordre de l'âme, mais aussi du corps (ibid. I, 100-102, cf. 131). Quand le motus animi continuus qui règle le travail d’Aschenbach doit s'interrompre, il semble d'abord que ce soit pour un instant de repos, et cela est autorisé, voire nécessaire. Mais cet arrêt va très vite se transformer en errance, conduire au trouble de l'âme et du corps. Il y a plus grave encore. La continuité du travail artistique ne respecte pas, en vérité, la belle morale qui est à l'arrière-plan de la conception cicéronienne. La nature de l'artiste est de s'interdire la frontière entre ratio et appetitus : c’est ce à quoi le lecteur assistera dans la nouvelle, quand Aschenbach tout en se laissant aller à sa passion se remettra, au sein même de son voyage à Venise, au travail intellectuel, pour décrire et vivre sa passion. Cette première citation, telle une première énigme, dissimule donc à mon sens un enjeu essentiel : l'impulsion tardive, qui semble brutalement interrompre le motus animi, est en fait dans la logique de toute une vie d’artiste, de « Künstler ». Au cours du séjour à Venise, l'artiste travaillera, en se laissant aller à l'ivresse de la passion dans une activité intellectuelle et dionysiaque à la fois. À l'occasion de la rupture du motus animi vertueux auquel prétendait le Maître, on va comprendre la réalité du motus animi propre à l'artiste.

2. Deuxième exemple de référence antique, quand Aschenbach découvre Tadzio. Il observe le baiser échangé entre Tadzio et son compagnon de jeu Jaschu, et il adresse alors, à voix basse, à Jaschu une étrange mise en garde : « 'Dir aber rat' ich, Kritoboulos', dachte er lächelnd, 'geh ein Jahr auf Reisen! Denn soviel brauchst du mindestens Zeit zur Genesung' » (« Mais à toi, Critobule, je donne ce conseil : pars voyager pendant un an ! Car c'est au moins le temps qu'il te faudra pour guérir ») (121). Nouvelle citation, encore plus énigmatique : pourquoi appelle-t-il Jashu Critobule ? qui est ce Critobule ? Au lecteur de reconnaître que Mann fait allusion aux Mémorables de Xénophon (I, 3, 12) ! Socrate y dialogue avec Xénophon et un certain Critobule, dont la beauté séduit Xénophon, et il dit à celui-ci, au terme de la discussion : « Ne sais-tu pas que cet animal qu'on appelle un beau garçon, un aimable garçon, est bien plus dangereux que la tarentule ? Celle-ci blesse quand elle touche ; mais l'autre, on n'a qu'à le regarder sans même le toucher, pour qu'il vous lance, même de très loin, un venin qui vous rend fou [...]. Je te conseille à toi, Xénophon, quand tu apercevras un beau garçon, de t'enfuir tout droit devant toi, et à toi, Critobule, de t'exiler pour une année : c'est à peine sans doute si ce temps suffira à guérir ta morsure ! ». Analysons la transformation que fait subir Thomas Mann à la situation initiale. Dans Mort à Venise, Aschenbach, au moment-même où il prétend, en nouveau Socrate, donner le même conseil que lui, est en fait dans la situation non pas de Socrate, mais de Xénophon, en contemplation devant Tadzio comme Xénophon contemple Critobule, et il est bien loin de s'enfuir, lui. C’est lui qui est mordu au cœur au moment où il croit reconnaître en autrui la morsure. Le conseil d'ascétisme trahit donc en fait « ein gefährlich-lieblicher Weg (...), wahrhaft ein Irr- und Sündenweg, der mit Notwendigkeit in die Irre leitet » (« un chemin charmant et dangereux, un chemin aboutissant bel et bien à l'erreur et au péché, et qui égare nécessairement ») (253).

3. Troisième référence masquée. Tadzio est absolument beau, et donc, pour Aschenbach, beau comme l'antique : le visage, les cheveux, le nez, la bouche évoquent pour lui « griechische Bildwerke aus edelster Zeit » (« les statues grecques des temps les plus nobles ») (96) et atteignent ainsi, explique Thomas Mann avec un vocabulaire platonicien, au « plus pur accomplissement de la Forme », dépassant ainsi à la fois la nature et l'art. Le portrait est ensuite précisé, par une opposition entre le jeune garçon et ses sœurs. « Man hatte sich gehütet, die Schere an sein schönes Haar zu legen; wie beim Dornauszieher lockte es sich in die Stirn, über die Ohren und tiefer noch in den Nacken » (« On s'était gardé de porter les ciseaux sur ses beaux cheveux; comme chez le Tireur d'épines, ils faisaient des boucles sur son front, au-dessus de ses oreilles et plus bas encore dans son cou ») (98). La référence au Tireur d’épines est à nouveau énigmatique. Il s’agit du type sculptural dit du Spinario, ou Tireur d'épines, dont Thomas Mann suppose qu’il est bien connu de son lecteur. Je vous fais passer la reproduction de la statue la plus célèbre de ce type, qui est à Rome, et que Mann connaissait certainement. Vous avez donc sous les yeux le vrai Tadzio (et vous pourrez désormais aussi deviner dans le Tadzio de Visconti les traits du Tireur d’épines). L’allusion à cette statue décrit très bien le point de vue artiste sous lequel Aschenbach se dissimule à lui-même l'effet que produit sur lui le jeune garçon, mais elle est elle aussi à déchiffrer. Un spécialiste de la sculpture grecque décrit la statue comme « éclectique », car c’est une statue du premier siècle de notre ère, mais imitant l’archaïsme grec. La tête en particulier copie exactement des représentations d’Éros, le dieu de l’Amour, souvent représenté en jeune homme, appartenant au style sévère. Thomas Mann, un peu plus loin dans la nouvelle, évoque justement la tête de Tadzio, qui se détache d'un vêtement dont le col, dit-il, n'est guère accordé au costume, comme une fleur, « die Blüte des Hauptes in unvergleichlichem Liebreiz, — das Haupt des Eros, vom gelblichen Schmelze parischen Marmors » (« comme une fleur épanouie, la tête au charme incomparable, — la tête d'Éros, avec l'éclat doré du marbre de Paros ») (110). Ainsi, la mention du Tireur d'épines est loin d’être anecdotique. Aschenbach et Thomas Mann les artistes tentent de reconstruire, de loin, de très loin, un Tireur d'épines avec le style « sévère » des origines, et en procédant, comme le sculpteur tardif, à des collages. Le Tireur d'épines originel, je cite encore Werner Fuchs, allie l'imitation des origines à une pose gracieuse et naturelle, et joue sur le contraste. Il en va de même des jeux de Thomas Mann entre la statue antique de style sévère et les gestes et postures du garçon sur la plage. Ajoutons aussi qu'il existe du Tireur d'épines des imitations parodiques ou grotesques dès l'antiquité (dont l’une est au Louvre), et d'autre part que Thomas Mann donne à ce parfait jeune garçon un teint presque souffrant (98-100 NC), puis une dentition imparfaite, « kränklich » (« maladive », 126 NC).

Thomas Mann sait qu’il pastiche le jeu de la sculpture par l'écriture. On en a la preuve dans le portrait suivant de Tadzio : Aschenbach croit rivaliser avec la création divine en libérant « aus der Marmormasse der Sprache die schlanke Form [...], die er im Geiste geschaut und die er als Standbild und Spiegel geistiger Schönheit den Menschen darstellte » (« à partir de la masse marmoréenne du langage […] la forme élancée qu’il avait en vue en esprit et qu’il présentait aux hommes, tels un modèle et un miroir de la beauté spirituelle », 158). Sur un plan plus théorique, l'essai Geist und Kunst qu’il avait en tête devait aborder aussi la question de la Plastik et de son union avec la Kritik. Ainsi, bien tard, surgit et est sculptée verbalement, en Tadzio, la Forme antique et sévère de la Beauté, mais comme plaquée, non sans disparate, dans le monde moderne. Et si elle est reconnaissable seulement pour l'initié, pour celui qui est appelé ironiquement « der Enthusias¬mierte » (« celui qui est saisi par l’enthousiasme, par la divinité », 160), elle est d'emblée, malgré tout, décrite par lui comme « maladive ».

Thomas Mann et Platon

La phrase que je viens de citer conduit immédiatement à des citations effectivement enthousiastes, au sens banal du terme, de Platon et de Plutarque, toujours sans nom d’auteur, et qui sont présentées ainsi : « Sein Geist kreißte, seine Bildung geriet ins Wallen, sein Gedächtnis warf uralte, seiner Jugend überlieferte und bis dahin niemals von eigenem Feuer belebte Gedanken auf » (« Son esprit enfanta, sa culture se mit à bouillonner, sa mémoire exhuma des pensées très anciennes, transmises à sa jeunesse et qui, jusque-là, n'avaient jamais été animées par leur propre feu », 160). Ainsi, grâce à l'apparition d'un être qui fait revivre le style sévère de l’archaïsme grec dans le monde moderne, et dont il s'éprend, Aschenbach pense vivre enfin la renaissance d'une tradition « très ancienne » transmise par l'éducation et qui jusqu'à présent n'avait jamais été vivante pour lui. Faute de temps, je me limiterai ici à une ébauche d’analyse de l’imprégnation platonicienne de Mort à Venise. Une ébauche, car le sujet est complexe, a été déjà beaucoup et bien étudié : vous trouverez des indications à ce sujet, si cela vous intéresse, dans un article que j’ai publié dans la revue Études germaniques en 2009.

Ce sont le Banquet et le Phèdre entremêlés, lus parfois à travers Plutarque, qui sont principalement à l’arrière-plan. À la poursuite de ce Tadzio à tête d’Éros, Aschenbach est « sur les traces du bel enfant » (« auf den Spuren des Schönen », 248), mais en même temps, en écrivain, à la recherche de la Beauté elle-même, dans la rédaction d’un nouveau chef d’œuvre. Déjà atteint du choléra, il s’adresse à lui sans lui parler, dans une sorte de rêve éveillé, en l’appelant « Phèdre » : « Tu dois savoir que nous autres poètes nous ne pouvons suivre le chemin de la beauté (den Weg des Schönheit) sans qu’Éros se joigne à nous et s’érige en guide » (254). L’enfantement du Beau qui est pour le Platon du Banquet le plus extraordinaire accomplissement humain, Aschenbach est-il en train de le vivre grâce à Tadzio, de vivre cette ascension vers la Beauté idéale, vers l’océan du Beau, à laquelle appelle le Banquet ? C’est aussi celle que décrivit à nouveau l’Erotikos de Plutarque, dont Thomas Mann a recopié de nombreuses phrases dans ses carnets préparatoires : « L’enthousiasme de l’amant n’est pas concevable sans un dieu qui le dirige et qui tient les rênes » (759 D). Mais l’échelle mystique, telle que Plotin lisant Platon, la décrivit à son tour — et Thomas Mann connaît aussi l’Ennéade I, 6, au moins, on le verra, par l’intermédiaire de Rudolf Kassner, dont Thomas Mann lit les traductions de Platon —, disparaît de Mort à Venise. Le rêve, voire le cauchemar, la remplacent. Le dialogue platonicien conduit aux Formes intelligibles, seules vérités de l’Être, tandis que la méditation et le rêve d’Aschenbach ne créent de la beauté que dans l’illusion, la solitude, le désordre.

Thomas Mann utilise le Phèdre pour faire ressortir cet aspect. Dans une première évocation qui lui vient à l’esprit en contemplant Tadzio, une évocation en apparence pleine de la sérénité qui se dégage de la fameuse introduction du dialogue, Aschenbach imagine Socrate, sous « le vieux platane, non loin des murs d’Athènes » (160), instruisant Phèdre « sur le désir et la vertu » (« über Sehnsucht und Tugend », 161) : « la beauté, mon cher Phèdre, elle seule est aimable et visible à la fois : elle est, prends-y bien garde, la seule forme du spirituel que nous puissions « accueillir avec nos sens, supporter avec nos sens » (« sinnlich empfangen, sinnlich ertragen können », 162). C’est une citation déformée du Phèdre (250 d « mais la beauté, et elle seule, a obtenu ce lot, d’être à la fois la plus visible et la plus désirable »). Thomas Mann l’a recopiée plusieurs fois dans la traduction Kassner et l’a peu à peu glosée comme on le voit dans cette note préalable : « Nur die Schönheit ist zugleich sichtbar (sinnlich wahrnehmbar, sinnlich [wahr] auszuhalten) und liebenswürdig, d. h. ein Teil des Göttlichen, der ewigen Harmonie » (« Seule la beauté est à la fois visible [saisissable par les sens, reconnaissable [comme vraie] par les sens] et aimable, c’est-à-dire une part du divin, de l’harmonie éternelle »). Cette beauté, continue-t-il, n’est qu’un moyen, « nur der Weg, ein Mittel nur, kleiner Phaidros » (« seulement le chemin, un moyen seulement, mon petit Phèdre », 164), pour conduire à l’Esprit, à la Forme. En fait, Aschenbach expérimente en lui-même ce chemin, au moment où « il donne forme, d’après la beauté de Tadzio (nach Tadzio’s Schonheit), à son petit traité » (166). Mais cette expérience crée en lui une fatigue étrange, comparable à l’effet d’une « débauche ». Plus tard, une fois que la maladie a fait son effet, il est pris d’un cauchemar épouvantable, où la débauche, de fait, se déploie dans des termes que Thomas Mann emprunte à la description du dionysisme par l’helléniste Erwin Rohde, ami de Nietzsche. Et c’est pour revenir, une fois réveillé, au Phèdre, pour reprendre le rôle de Socrate, mais cette fois il n’y a plus de doute, le locuteur est un faux Socrate, il est pris dans les rets de l’amour qu’il prétend analyser, et dans ceux du mauvais amour, de l’attelage qui conduit à la démesure et à la violence : le chemin, c’est un chemin vers l’abîme. Aschenbach/Socrate s’exprime à nouveau dans un pseudo-dialogue, alors qu’il ne parle qu'à lui-même et à l'idole qu'il a installée en lui. Platon oppose dans le Phèdre deux attitudes : celle du débauché qui s'abandonne au plaisir comme une bête sans reculer même devant « le plaisir contre nature », et celle de l'amoureux véritable qui est peu à peu initié, dans le respect propre à l'état amoureux, à la Beauté en soi. Thomas Mann, lui, oppose l'artiste au reste du monde. Voici la première rédaction de cette page, qui reprend à nouveau la citation du Phèdre que j’ai déjà mentionnée : « Elle [la beauté] est la seule chose ‘aimable’, qui soit visible, perceptible par les sens, supportable par les sens. Le reste, si nos sens le percevaient, nous réduirait au néant, comme Sémélé. Aussi la beauté est-elle le chemin de l'homme sensuel [der Weg des sinnlichen Menschen], de l'artiste, vers ‘l'aimable’, le divin, l'éternel, l'harmonieux, l'intelligible, le pur, l'idéal, le moral : le seul chemin et — un chemin dangereux, qui conduit presque nécessairement à la faute, au désordre. L'amour de la beauté conduit à ce qui est moral, c'est-à-dire au refus de la sympathie pour l'abîme (...), pour la psychologie, pour l'analyse ; il conduit à la simplicité, à la grandeur, à la belle rigueur, à la naïveté retrouvée, à la forme, mais alors en même temps aussi de nouveau à l'abîme. Qu'est-ce qui est moral ? L'analyse ? (La négation de la passion ?). Elle n'a pas de force, elle sait, elle comprend, elle pardonne, sans tenue ni forme. Elle a de la sympathie pour l'abîme (elle est l'abîme). Ou la forme ? L'amour de la beauté ? Mais elle conduit à l'ivresse, à l'avidité et donc également à l'abîme ». Le texte définitif qui est issu de ces interrogations que Mann s’adresse à lui-même laisse encore place à une alternative. Voici ce que la note préparatoire est devenue dans la nouvelle : « Car la beauté, Phèdre, prends-y bien garde, seule la beauté est à la fois divine et sensible et c'est pourquoi elle est le chemin de l'homme sensuel, elle est, petit Phèdre, le chemin de l'artiste vers l'esprit. Mais crois-tu maintenant, mon cher, que celui-là puisse jamais atteindre à la sagesse et à la véritable dignité d'homme, pour qui le chemin du spirituel passe par les sens ? Ou bien ne crois-tu pas plutôt, je te laisse libre de décider, que c'est là un chemin charmant et dangereux, un chemin aboutissant bel et bien à l'erreur et au péché, et qui égare nécessairement » (253). Entre les deux termes de l’alternative, la nouvelle choisit à certains égards le second, avec la mort finale d’Aschenbach. Mais la dernière page décrit le moment-même de la mort comme celui où Aschenbach voit Tadzio tel une apparition, sur la plage, l’invitant comme Hermès psychopompe à le rejoindre « vers l’immensité prometteuse » (ins Verheißungvol-Ungeheure », 262), et ce finale conserve une ambiguïté magnifique, puisqu’il reprend à nouveau l’imagerie du Banquet, dont je cite les pages 210 D et suivantes, dans la traduction de P. Vicaire : « Qu’il se tourne vers l’océan du beau, qu’il le contemple, et il enfantera de beaux discours sans nombre (…) il atteindra le terme suprême de l’amour (…). Quand à partir de ce qui est ici-bas, on s’élève grâce à l’amour bien compris des jeunes gens, et qu’on commence à apercevoir cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but ».

Thomas Mann et l’Allemagne intellectuelle du début du vingtième siècle

Ce faisant, Thomas Mann prend, en romancier, une position originale, que je voudrais en troisième lieu préciser, dans des débats de son temps sur la transmission de la culture grecque antique en Allemagne. La question de la culture et de l'éducation classiques au moment où Thomas Mann écrit compte pour lui : dans ses notes encore, on saisit en particulier quels sont, par delà Platon ou Plutarque, ses interlocuteurs intellectuels.

Il y a d’abord, à travers le personnage d'Aschenbach, l'imitation plus ou moins parodique du mouvement « néo-classique » allemand des années 1900-1910. Le représentant principal en est Paul Ernst, dont le Der Weg zur Form (Le Chemin vers la Forme) de 1906 réclame le retour à la Forme classique en des termes fort proches de la présentation de l'œuvre d'Aschenbach au début de la nouvelle ; et le titre lui-même pourrait correspondre au programme de Mort à Venise, à la recherche de la Forme de la beauté. L’influence du critique autrichien Rudolf Kassner que j’ai déjà mentionné, est manifeste de deux façons. Par ses traductions de Platon : la traduction du Banquet parue en 1903 a été achetée en 1904 par Thomas Mann, qui y a souligné plusieurs passages ; c’est aussi sa traduction du Phèdre qu’il a utilisée. Surtout, Thomas Mann a lu Platon à travers l’interprétation qu’il en a proposée. Rudolf Kassner a publié en 1900, Die Mystik, die Künstler und das Leben (La mystique, les artistes et la vie), qui commence par un essai intitulé « Der Dichter und der Platoniker. Aus einer Rede über den “Kritiker” », « Le poète et le Platonicien. Extrait d'une conférence sur le “critique” ». Il fait d'abord figurer en exergue de l'ensemble du volume deux citations, l'une, en grec, du philosophe néoplatonicien Plotin, que l'on peut traduire ainsi : « Jamais un œil qui ne serait pas devenu semblable au soleil n'aurait pu voir le soleil », l'autre de Nietzsche (Par delà le bien et le mal, VII, 225) sur la contradiction interne de l’âme humaine. D'un côté, un Platon néoplatonicien, vu dans la perspective ouverte par certaines pages du Banquet et du Phèdre, et développée par Plotin. De l'autre côté de la page, il y a Nietzsche, et sa critique : l'être humain est pris entre l'appel d'une créativité menant à la divinité ou à la divinisation, et le non-sens de son être matériel. L'essai proprement dit commence aussi par une citation en grec, donnée sans source cette fois : « Toute l'âme veille sur ce qui est sans âme », ce qui est un passage du Phèdre (246 B) dans la conclusion du mythe de l'attelage ailé identifiant l'âme à l'union d'un cocher et de deux chevaux, l'un rétif, l'autre soumis : l'attelage, dans ces conditions, peut monter vers les cieux, ou tomber très bas. À une époque où toutes les hiérarchies se dissolvent, où poésie et prose se mêlent, le critique, intermédiaire sans nom entre la foule et l'artiste, occupe une position clef. Kassner veut en faire un portrait idéal, comme « l'homme de désir (der sehnsüchtige Mann) », une réincarnation « amorale » du « Platonicien antique ». D’une façon assez confuse, il cite cite en grec le passage du Banquet (206 B) qui reparaît dans Mort à Venise (124-125) sur « l'enfantement au moyen de la beauté, dans le corps ou dans l'âme ». C’est une esthétique qui se veut à la fois moderne et classique, inspirée par les Symbolistes français, à l’époque où se forme autour du poète Stephan George un cercle ésotérique, néo-platonicien et nietzschéen à la fois, avec le rôle étrange qu’y joua le culte du jeune Maximin. L'essai de Kassner, lui, célèbre la figure d'un Wolfram von Eschenbach moderne (du nom d’un important poète médiéval qui a inspiré Wagner), « platonicien » qui resterait toujours sur la rive, incapable de manier les rames qui donneraient accès à la haute mer, à « l'océan du beau », mais travaillant sa prose et s'entraînant à perdre ses repères rationnels pour approcher, au contact de la Beauté, l'amour et la musique, rejoignant enfin l'artiste dans la Forme. Est-on si loin du von Aschenbach de Mort à Venise ? Ou du moins du premier état d'Aschenbach, contemplatif et lyrique devant la forme parfaite de Tadzio au Lido. Mais dans Aschenbach, et non Eschenbach, il y a aussi Aschen, « cendres ».

C’est que Thomas Mann connaît mieux encore la reprise de l’essai de Kassner par Georg von Lukács, dont il a lu à l'automne 1911 au moins un essai dans son livre L'Ame et les Formes : « Sehnsucht und Form », « Le désir et la forme » (trad. Rainer Rochlitz), ou « L'aspiration et la forme » (trad. Guy Haarscher). Lukács, lui, qui n’était pas du tout marxiste à cette époque de sa vie, propose une autre interprétation du platonisme. Il reprend à Kassner l’éloge de la forme courte qu’est « l’essai » où le critique rejoint le poète : « C'est l'instant mystique de la conciliation de l'extérieur et de l'intérieur, de l'âme et de la forme » (L'Ame et les Formes, 21). Le critique a même cette supériorité sur le poète qu'il ne vit pas, lui, dans les images : « Socrate parle à Phèdre des poètes sur un ton railleur et méprisant, eux qui n'ont jamais célébré dignement la véritable vie de l'âme [...] ‘Car le grand être [...] est sans couleurs, sans figure et insaisissable’ » (17). Débarrassé par la philosophie critique kantienne de « l'illusion de la vérité » (25), mais non de la recherche d'une vérité, Lukács évoque la vie de Socrate comme « Sehnsucht » : « L'aspiration est l'aspiration pure et simple et la forme en laquelle elle se manifeste n'est que la tentative de penser l'essence de l'aspiration » (28). Socrate aime ses disciples, mais sans autre espoir que d'éveiller leur amour et de le tromper, pour qu'à leur tour, aimant sans espoir, leur désir « s'élance au delà de lui-même », vers Éros, principe cosmique. Mais, ajoute Lukács, « une telle envolée restera toujours refusée aux hommes et aux poètes. L'objet de leur désir a un poids propre et une vie qui se veut elle-même. Leur envolée est toujours une tragédie [...]. Dans la vie, l'aspiration doit rester amour (Im Leben muß die Sehnsucht Liebe bleiben) : c'est son bonheur et sa tragédie » (158). C’est ce passage de L'Ame et les Formes qui a été recopié et médité par Thomas Mann pendant qu'il écrivait Mort à Venise dans une note de travail très remarquable, dont voici une traduction.
Relations entre le chapitre II [décrivant le génie, le travail et l’œuvre d’Aschenbach] et le chapitre V [sa maladie et sa mort].
Des ancêtres, brave et fidèle au poste
Amour de la gloire et aptitude à la gloire.
Endurance. Discipline. Service militaire. Sous la pression d'une grande œuvre. Le malgré tout.
Ascension d'un état problématique jusqu'à la dignité. Et alors ! Le conflit est : De la ‘dignité’, de l'hostilité envers la connaissance et de la naïveté retrouvée, en raison d'un état anti-analytique, il tombe dans cette passion. La forme est le péché. La surface est l'abîme. À quel point l'art devient encore une fois un problème pour l'artiste devenu digne ! Éros est (pour l'artiste) le guide vers l'intellectuel, vers la beauté spirituelle, le chemin vers le sommet passe pour lui par les sens. Mais c'est un chemin dangereusement aimable, un chemin d'erreur et de péché, bien qu'il n'y en ait pas d'autre. ‘Une telle envolée restera toujours refusée aux poètes. Leur envolée est toujours une tragédie ... Dans la vie (et l'artiste est l'homme de la vie), l'aspiration doit rester amour : c'est leur bonheur et leur tragédie.’ Observation que l'artiste ne peut pas être digne, (qu'il s'engage nécessairement dans la faute,) qu'il reste bohémien, (tsigane, libertin), éternel aventurier du sentiment. La retenue de son style lui apparaît comme un mensonge et une folie, les décorations, les honneurs, la noblesse comme hautement risibles. La dignité, seule la mort la sauve (la ‘tragédie’, la ‘mer’) — qui est conseil, (issue) et refuge de tout amour supérieur. La gloire de l'artiste : une farce ; la confiance des foules n'est que sottise ; l'éducation par l'art une entreprise risquée, à proscrire. Ironie, que les enfants le lisent. Ironie du statut officiel, de l'anoblissement. À la fin : État d'amollissement efféminé, perte du sens moral.

Le platonisme de Kassner est, on le voit, détourné, à l’aide Lukács, dans un sens tragique. L'envol de l'âme est impossible. Le génie d’Aschenbach, la reconnaissance qu’il suscite, apparaissent tragiquement mensongers, ironiques.

Un dernier aspect des débats allemands apparaît à travers le personnage d'Aschenbach. Je rappelle l’une des phrases qui précèdent les citations de Platon : « Son esprit enfanta, sa culture se mit à bouillonner, sa mémoire exhuma des pensées très anciennes, transmises à sa jeunesse et qui, jusque-là, n'avaient jamais été animées par leur propre feu » (160). La question de la vie de l’Antiquité dans le monde contemporain divisait profondément les élites allemandes. Pour Aschenbach, il s’agit de transformer l’éducation classique qu’il a reçue en principe vital, de rendre la tradition féconde. C’est en relation avec la traduction Kassner que Mann utilise : l’éditeur voulait qu’elle fût « nicht philologisch, sondern künstlerisch » (« non pas philologique, mais artistique »). Ulrich von Wilamowitz-Möllendorf, le maître des études grecques en Allemagne, le philologue par excellence, avait refusé la proposition. Cette opposition entre deux rapports à l’antiquité renvoie à un débat extrêmement vif, que met par exemple en scène un essai du poète Rudolf Borchardt, Das Gespräch über Formen und Platons Lysis Deutsch, paru en 1905, sur lequel le professeur Ernst A. Schmidt a attiré, il y a bien longtemps, mon attention. Cet essai sur le Lysis de Platon est constitué, comme son titre l'indique, de la traduction du Lysis, précédée d'un dialogue entre deux personnages contemporains, Harry et Arnold, dont le second, plus âgé, termine la traduction du dialogue. Les prénoms sont anglais, et ce n'est pas sans raison : les interlocuteurs évoquent avec nostalgie l'atmosphère d'Oxford, et plus particulièrement du collège de Brasenose, ainsi que Walter Pater, qui en était « Fellow », et ses Greek Studies posthumes. Walter Pater est l'auteur de Plato and Platonism (1893), un recueil de conférences dans lequel il propose une lecture de Platon qui fasse avant tout droit à la Forme du dialogue et au rôle qu'y jouent l'éducation et l'amour. Pour Pater, il faut vivifier le rapport à Platon, et il cite Novalis : « philosophieren, says Novalis, ist dephlegmatisieren, vivifizieren » (« philosopher, pour Novalis, c’est déflegmatiser, vivifier »). Or, en Allemagne, la tradition de l'éducation classique, selon les personnages mis en scène par Borchardt, n'est plus vivante, elle est devenue affaire d'antiquaires. Il faut donc réinventer la philologie. Quand Arnold se dit « philologue, et fier de l'être » (p. 21), sa philologie n'a rien à voir, explique-t-il avec une ironie sarcastique, avec celle d'un Wilamowitz ni avec sa traduction de l'Orestie (de 1896). Il n'estime pas nécessaire, lui, d'adopter une posture éthique ni de parler avec des trémolos dans la voix ou un « Pathos » auquel personne ne croit plus (p. 24) ; surtout, il ne traduit pas pour les philologues. Le refus de la philologie objective à la façon de Wilamowitz et le refus de la philologie comme destinatrice de ce travail philologique-là signifient au moins deux choses. Cela signifie d'abord qu'on ne devrait pas confondre les « Œuvres d’art », dont font bien sûr partie, à ses yeux, les œuvres quasiment poétiques de Platon, avec les Euclide, Galien ou Héron d'Alexandrie, « au moyen desquels une orientation intellectuelle pervertie qui accompagne les derniers instants avant la catastrophe finale prétend aujourd’hui faire grandir la jeunesse » (p. 20). Le Griechisches Lesebuch de Wilamowitz, si influent à partir de sa parution en 1902, et qui élargissait considérablement le champ des textes proposés aux élèves en leur faisant étudier notamment de nombreux textes scientifiques et techniques, n'est pas explicitement cité ici, mais il est très probablement visé. La catastrophe annoncée tient, selon notre auteur, au nivellement des « œuvres d'art » par leur mélange avec des œuvres scientifiques et techniques étudiées uniquement dans une perspective historique. La véritable philologie, en revanche, est une philologie de l'art. En second lieu, cela signifie que la traduction, faute de pouvoir rendre l'original, doit du moins viser à la « Forme », pour tâcher de rendre le caractère « incommensurable » de ces chefs-d’œuvres (p. 27), au lieu de privilégier « l'objet », que la « science » pense devoir étudier seul dans tous les textes quels qu'ils soient. La science de l'antiquité a certes fait des progrès, mais, ironise Borchardt, « O ja, bis in die Sterne weit ! » (« ah oui ! jusque dans les étoiles », p. 25), si bien qu'aujourd'hui, dit-il, « die klassische Philologie wird heute weder geliebt noch gehaßt, sie wird einfach ignoriert » (« la philologie classique n’est plus aujourd’hui ni aimé, ni haï, elle est simplement ignorée », p. 24). Elle prétend expliquer toute chose et toute œuvre, « sans style » (p. 16), car elle prétend même offrir un sens « plus clair » que l'original (p. 34). De fait, c’est ce que, dans le deuxième tome de ses Griechische Tragödien, Wilamowitz va jusqu’à écrire (II, p. 3). Et Borchardt ridiculise le lecteur des traductions de Wilamowitz, qui les lit en mangeant, au lit, n'importe où, et se dit après avoir fermé le livre en bâillant : « Ja, die Griechen ! Merkwürdig, wie modern sie doch eigentlich waren ! » (« Ah, ces Grecs ! Incroyable comme ils étaient pourtant vraiment modernes ! », p. 28). À l'inverse, la véritable traduction, comme celle d'un Hölderlin (qui pourtant ne savait pas assez de grec pour tout comprendre, p. 26), cherchera à atteindre le niveau, y compris le niveau d'obscurité, de l'œuvre originale, suscitera la « distance » nécessaire entre elle et le lecteur pour que le lecteur éprouve sensuellement le désir et l'appel vital à la création : elle sera efficace et féconde comme le beau Lysis l'était pour Socrate et son entourage. La lutte contre Wilamowitz et ce qu'il représente peut sembler presque inutile. Mais, si pour Wilamowitz et les siens, la position de Borchardt est celle de « décadents gavés de culture » (« bildungssatten Dekadents », p. 35), aux yeux des interlocuteurs du dialogue de Borchardt, ils sont au contraire « in den Anfängen einer neuen Kultur, eines neuen Lebens, einer neuen Kunst » (au commencement d’une nouvelle culture, d’une nouvelle vie, d’un nouvel art », p. 36).

On retrouve exactement les mêmes attaques contre Wilamowitz, en 1910 justement, dans un article d'un jeune helléniste membre du « Cercle de George », Kurt Hildebrandt, qu'il publie dans le premier numéro du Jahrbuch für die geistige Bewegung (Journal pour le mouvement de l’Esprit), sous le titre « Hellas und Wilamowitz », deux ans avant de faire paraître sa propre traduction du Banquet de Platon. Rappelons ici que la traduction allemande du motus animi continuus que Thomas Mann place au début de sa nouvelle est, dans l'ouvrage qu'il a utilisé, « Bewegung des Geistes », ce qui est très proche de « geistige Bewegung », c'est-à-dire ce titre du journal du George-Kreis : une façon, assurément, de comprendre mieux encore l'énigme de cette citation initiale que j’ai commentée pour commencer. Le paradoxe du tableau nietzschéen de Platon que George et le cercle de George mettent sur la place publique a été fort bien étudié. Le Phèdre et le Banquet étaient évidemment les deux dialogues privilégiés dans cette perspective : c'est l'expérience de l'amour, l'ivresse et la folie de l'amour, et non l'objectivité scientiste, qui y conduisent à la sagesse. Il est clair à mes yeux que la mise en scène antiquisante de Der Tod in Venedig obéit dans une large mesure aux recommandations issues de Borchardt, de George et du cercle de George. Le contact d'Aschenbach avec l'antiquité y est peint comme un contact enfin vivant, bien différent du contact livresque de l'éducation traditionnelle, bien différent aussi de la version « scientifique » qu'en propose un Wilamowitz. En présence de Tadzio, les citations de Platon et de Plutarque qui semblent surgir d'elles-mêmes insistent sur la fécondité spirituelle de l'ivresse amoureuse devant une incarnation de la Beauté. Et surtout, le mélange progressif entre le platonisme érotico-mystique et le dionysisme sauvage emprunté aux descriptions de Rohde et de Nietzsche correspond parfaitement à l'ivresse recherchée à tout prix par le cercle de George autour du culte de Maximin, puis dans le recours à Platon.

En 1907 paraît un essai du grand romancier Gerhart Hauptmann intitulé Printemps grec, à propos duquel Thomas Mann se livre à une réflexion ironique : « Voici Hauptman devenu soudainement grec ! ». La réflexion vaut pour Thomas Mann et pour Aschenbach, son personnage. L’antiquité est quasiment absente des Buddenbrooks, et absente aussi des travaux que Mann attribue à Aschenbach, qui ne laissent nullement prévoir cette débauche de références grecques. Mais, au début du vingtième siècle, Thomas Mann, se passionne pour les mouvements proposant le renouvellement de la référence à l’antiquité grecque, passionné et sceptique à la fois, avec une ambiguïté qu’il faut pour finir souligner. La jeunesse, le renouveau de l'éducation dialogale et amoureuse d'après Platon, revendiqués à l’époque comme une sorte de Printemps grec plein de santé et de vigueur, sont incarnés dans Der Tod in Venedig par un vieillard emporté tardivement dans une passion maladive le conduisant à la mort et incapable d'engager un dialogue véritablement vivant avec le jeune Tadzio.

Thomas Mann reconnaît autour de lui, il l’écrit dans une note, une « nouvelle génération », cultivant avant tout « la santé », obéissant à un « Nietzsche triumphans » Mais cette exaltation du dialogue vivant et sa reproduction dans les essais des nouveaux « Platoniciens » aboutissent dans Der Tod in Venedig à un soliloque pathétique : quelle issue au triomphant « mouvement de l'esprit » des nouveaux platoniciens pleins de santé ! Ainsi Thomas Mann peut à la fois être très satisfait de la réussite de sa nouvelle, car c'est tout un courant contemporain qu'il décrit ainsi avec autant de sympathie passionnée que d'ironie, et en même temps juger que sa nouvelle, c’est lui-même qui l’écrit, est « à moitié cultivée, et fausse ». Mort à Venise est-il alors une apologie de la revitalisation de l’antiquité, ou l’inscription du Spinario dans une sorte de vanité, comme celle du peintre Peter Claesz, au 17e siècle, que j’ai découverte la semaine dernière à Amsterdam, mais une vanité moderne, après Nietzsche et Freud ? Je crois que Mann lui-même a hésité entre les deux.

Au-delà de Thomas Mann, peut-on tirer une conclusion de cette étude ? Trois choses. Elle montre d’abord qu’une sérieuse connaissance des textes antiques est indispensable pour comprendre bon nombre de textes importants de la littérature moderne : c’est une évidence, mais malheureusement trop souvent oubliée. Ensuite, que l’influence de l’antiquité est à la fois directe — Thomas Mann a lu et médité Platon par lui-même, s’est interrogé sur lui-même à partir de sa lecture de Platon —, et médiatisée : comme lui, nous nous imprégnons de l’antiquité à travers de multiples filtres, dont il est important de reconstituer l’histoire. Enfin, et surtout, la leçon principale que j’en tire est la suivante : il ne faut pas renoncer à l’exigence de donner vie aux œuvres antiques que nous lisons ou faisons lire, avec les risques que cela comporte, et dont il faut être conscient. Les expériences des professeurs qui ont apporté aujourd’hui leur témoignage avant ma conférence le montrent bien.

NB : Cette conférence est issue de travaux qui ont conduit à deux articles déjà publiés, dont le dernier, aisément accessible dans la revue Études germaniques, t. 64, 2009, p. 541-558, fournit compléments et indications bibliographiques. Mort à Venise est cité, sauf indications contraires, dans l’édition bilingue d'Axel Nesme et Edoardo Costadura, Paris : Le Livre de Poche, 1989, qui reproduit le texte allemand de la remarquable édition allemande procurée par Terence James REED : Der Tod in Venedig. Text, Materialien, Kommentar, München : Carl Hanser Verlag, 1983 (= Oxford, 1971), à laquelle je dois beaucoup (d’autres dettes importantes sont mentionnées dans l’article ci-dessus).

Paul Demont, Université de Paris-Sorbonne