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Assemblée générale 2003

Paul Demont, président

Chers amis,

Quels sont les objectifs de notre Association ? Nous souhaitons développer les études classiques, c'est-à-dire en particulier l'étude des langues et civilisations de l'Antiquité gréco-latine, pour contribuer à la formation de l'homme et du citoyen, et pour améliorer l'apprentissage de la langue et de la littérature françaises dans notre système d'enseignement. Il ne s'agit pas seulement de "développer" et d'"améliorer", nous le savons bien, mais aussi d'empêcher un processus d'érosion et de dégradation.

De quels moyens disposons-nous ? Je mettrai au premier rang, bien sûr, notre principal atout, à savoir notre Présidente fondatrice, Jacqueline de Romilly : je la remercie très vivement d'avoir accepté de prendre la parole dans notre Assemblée, et de continuer à se battre avec une ténacité et une lucidité exemplaires. Grâce à vous aussi, Madame, se trouve à la tête de notre Association un conseil d'administration prestigieux et influent, qui est notre second atout. Notre moyen d'action le plus efficace est la résultante de ces deux composantes et d'une troisième qui est, si j'ose dire, une certaine force de frappe médiatique, grâce à tous nos membres, que notre Assemblée représente aujourd'hui : je vous remercie très chaleureusement de votre soutien et de votre fidélité.

Examinons la situation, qui reste en grande partie indécise. Rien ne change vraiment, pour l'instant, du côté de l'enseignement du français, mais, et c'est très important, la prise de conscience de la gravité de la crise se généralise: il faut donc agir. Nous réclamons une impulsion beaucoup plus vigoureuse cette année, dès l'école primaire, qu'il s'agisse des horaires ou des méthodes. Du côté des langues anciennes, dont je parlerai surtout, il y a toujours environ un élève sur quatre ou cinq qui commence le latin en Cinquième, et il n'y a, je crois, jamais eu autant d'hellénistes débutants en Troisième que cette année : ils sont presque aussi nombreux que le total des hellénistes des collèges il y a vingt ans, quand on faisait du grec dès la Quatrième. Donc, une situation satisfaisante, et même très satisfaisante, dans les collèges. C'est bien pourquoi certains échos nous ont inquiétés et même stupéfiés. Il serait question de faire prendre en charge le latin et le grec pour tous "à travers l'héritage patrimonial": une formule immédiatement commentée par la phrase suivante : "un héritage qui peut être pris en charge par les lettres et les autres disciplines". Quel est le sens de cette formule, à laquelle est liée l'idée, je cite, d'une "remise en cause douloureuse" ? S'agit-il de revenir sur le système des options, à propos duquel, après tant d'années de conflits souvent pénibles, nous pensions être arrivés à un consensus ? Nous tenons à redire notre profond attachement à l'initiation optionnelle au latin en classe de Cinquième et au grec en classe de Troisième. Si l'ouverture à la civilisation gréco-latine est indispensable pour tous les élèves par le biais des autres matières de l'enseignement général, il est évident que cette perspective ne doit en aucun cas supprimer les deux options de langues anciennes. Même pour les élèves qui les abandonnent à l'entrée au lycée, le choix de ces options est, et doit rester, un élément important de leur formation, tant du point de vue de la culture générale que de celui de la maîtrise du français. L'utilité du latin et, dans une moindre mesure, du grec, pour la maîtrise du français, est parfois discutée : ce serait, dit-on, un argument éculé, qu'on répète en vain de siècle en siècle. Nous ne le croyons absolument pas. Et il ne s'agit pas d'une simple croyance, mais d'une vérité en quelque sorte expérimentale. On m'a signalé qu'une enquête dans l'Académie de Créteil aboutit à la conclusion que les élèves ayant choisi le latin augmentent sensiblement leurs notes en français par rapport à leurs condisciples qui ne l'ont pas choisi. Le mot de "culture générale" n'est pas un mot creux. Une enseignante dans un collège classé en "zone d'éducation prioritaire" m'a dit combien fut important, et intégrant, pour ses élèves, en majorité maghrébins, le cours de latin, où ils ont pu étudier la statuaire antique, en préparant un voyage scolaire... Ces enfants qui refusaient auparavant tout travail sur l'autoportrait en arts plastiques ont pu librement appréhender l'étude du corps humain, à travers le nu antique. La même classe était très heureuse et fière de pouvoir donner aussi un sens aux restes archéologiques, au passé romain, du pays de leurs parents. La ZEP me conduit, presque naturellement, à Sciences Po, maintenant qu'une voie spécifique conduit de l'une à l'autre : à cette autre extrêmité culturelle, en effet, on reconnaît aussi l'utilité des langues anciennes, puisque la direction de cet établissement prestigieux a ouvert un enseignement optionnel de latin et de grec qui concerne environ 70 élèves, ce qui est considérable. Je viens d'ailleurs d'écrire à M. Richard Descoing pour lui faire part de notre reconnaissance, et évoquer la possibilité d'introduire, comme cela se fait dans certaines écoles de commerce, une épreuve optionnelle de langues anciennes à l'entrée dans son établissement.

Revenons à l'enseignement secondaire. L'entrée au lycée est un cap très difficile pour les langues anciennes, car elles n'interviennent à titre de matière obligatoire que dans une partie de la série littéraire. Or la série L ne va pas bien, et certains projets qui envisagent de la réorganiser autour de l'histoire et de la philosophie ne nous paraissent pas propres à la sortir de l'ornière. De plus, beaucoup d'établissements tiennent compte, pour l'ouverture des classes, uniquement des élèves qui choisissent les langues anciennes en option dite "de détermination", et déconseillent explicitement un tel choix à ceux qui n'envisagent pas ce débouché littéraire classique. Cela aboutit souvent à ne pas ouvrir de classes, alors que les élèves d'option "facultative", qui se destinent à d'autres orientations, sont là, sont volontaires, et profiteraient beaucoup de cet enseignement. Comme je viens de le dire, les concours des écoles de commerce et des écoles scientifiques font souvent une place non négligeable ou bien aux langues anciennes, ou bien à une épreuve de français qui comporte des textes antiques. Cet important, et regrettable, élément de blocage sera malheureusement, l'an prochain, aggravé considérablement par les difficultés de la conjoncture: des mesures d'économie prévoient en effet la fermeture d'un grand nombre de classes dites à petits effectifs dans les lycées, et le latin, et surtout le grec vont beaucoup en pâtir, comme aussi un grand nombre de langues vivantes autres que l'anglais.

Sur ces deux points, les options en collège et les fermetures de classes en lycée, nous avons alerté les Ministres, M. Luc Ferry et M. Xavier Darcos, et prenons divers contacts. M. Luc Ferry a manifesté son intérêt pour les perspectives européennes de l'enseignement des langues anciennes en renouvelant la mission que M. Jack Lang avait confiée sur ce point à M. Heinz Wizmann, à l'occasion du colloque de la Sorbonne dont nous vous avions parlé l'an dernier. Nous sommes extrêmement sensibles à cette marque d'intérêt, qui se concrétise en ce moment-même, puisqu' a lieu près de Lyon une rencontre intitulée "Les Etudes classiques face aux exigences des enseignements secondaire et supérieur". Cette réunion, à laquelle nous avons participé, prépare une rencontre européenne à Berlin au mois de septembre en vue de définir une sorte de tronc commun de la culture européenne.* Nous approuvons bien sûr le choix d'une perspective européenne. Nous sommes membres d'une association, Eurosophia, qui se situe précisément dans cette perspective, et qui agit principalement auprès du Conseil de l'Europe. Les réunions de Lyon et de Berlin ont pour ambition une action sur la Commission européenne, en cette période où l'Europe est à la recherche d'une définition culturelle, et c'est là une ambition indispensable et utile. Un troisième levier est important aussi. Nous avons écrit à M. Giscard d'Estaing, Président de la Convention pour l'avenir de l'Europe, pour attirer son attention sur l'importance, dans la future Constitution européenne, d'une référence à l'héritage de la culture antique que partagent les Européens d'aujourd'hui. La définition de l'Europe n'est pas chose aisée, chacun le sait, mais c'est pourtant une nécessité, et nous avons, estimons-nous, un rôle à jouer dans cette définition, et ce que j'ai dit à l'instant des ruines romaines en Afrique du Nord montre que notre rôle n'est pas de nous refermer sur une conception étroite de l'Europe : le monde antique couvrait l'ensemble du bassin méditerranéen.

L'Europe est donc une perspective incontournable. En ce qui concerne le grec, en particulier, c'est bien sûr d'ores et déjà une réalité concrète. La participation de la Grèce à l'Union européenne est pour le grec un atout important, et la Grèce est disposée, d'ailleurs, à soutenir l'enseignement du grec ancien en France, surtout lorsqu'il laisse une place à la Grèce moderne, ce qui est évidemment tout à fait légitime et souhaitable. En voici un exemple concret. Après plusieurs autres pays européens, (Danemark, Espagne, Belgique, Autriche, Russie, Pays-Bas, région de Bavière, Irlande), la France, et en particulier la Sorbonne, a été sollicitée pour participer à deux programmes du Centre Culturel Européen de Delphes, organisme sans but lucratif patronné par le Ministère grec de la Culture et par le Conseil de l'Europe. A titre d'essai, et dans une première étape, j'ai pu organiser, avec le soutien de M. Xavier Darcos et l'aide très efficace de l'Inspection générale des Lettres, un concours pour les élèves de grec de classes terminales de la région Ile-de-France, sur la base du volontariat, bien sûr. Il permettra à l'un de ces élèves, et à son professeur, de gagner un voyage d'une semaine en Grèce, avec les lauréats des autres pays de l'Europe. Nous avons décidé d'offrir aussi, au nom de notre Association, à chacun des 100 concurrents, un exemplaire du livre magnifique que les éditions Bayard viennent de faire paraître sous la direction de Jacqueline de Romilly, La Grèce antique : les plus beaux textes d'Homère à Origène. A ce concours, appelé Pythia, s'ajoute l'an prochain la perspective d'un stage de quinze jours à Delphes, offert par la Grèce à une trentaine de professeurs de grec d'Ile-de-France et appelé Amphictyona. Cette coopération entre l'Université et l'Enseignement secondaire, entre la Grèce et la France, doit nous inciter, malgré les difficultés, à l'optimisme et à l'action. On voit par cet exemple que l'Europe peut offrir un renouvellement des perspectives pour les langues anciennes. Mais il faut prendre garde à un point, par lequel je terminerai. L'attachement des Français à leur langue, et le lien entre le français et ses origines latines, sont deux caractéristiques qui n'ont pas véritablement d'équivalent chez certains de nos principaux voisins, je pense en particulier à la Grande-Bretagne et à l'Allemagne. L'harmonisation européenne présenterait pour nous le risque de couper les langues anciennes du français. Notre langue peut-elle être enseignée de façon approfondie par des professeurs qui ne connaissent pas le latin ? Expliquer à des élèves le sens de "via" ou de "viatique", ou la différence entre "dévisager" et "défigurer", ou la nuance qui distingue "docile" et "obéissant" sans passer par le latin est une perte de temps et d'énergie ; or pour ce faire, il faut l'avoir étudié. Les auditeurs de France-Inter connaissent bien les chroniques d'Alain Rey sur le vocabulaire français : chacune est une leçon sur le cheminement qui mène du latin au français. Nous défendons donc vigoureusement l'idée que le latin devrait être obligatoire pour tous les professeurs de français des collèges et des lycées. Ce point tient particulièrement à cœur à Jacqueline de Romilly.