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Assemblée générale 2001

Paul Demont, président

Chers amis,

Vous vous souvenez sûrement des sentiments d'inquiétude, de révolte et de colère dans lesquels nous étions l'an dernier à la même date. Beaucoup de choses ont changé depuis. Avons-nous désormais retrouvé la sérénité ? Sommes-nous revenus à la confiance ?

Retraçons d'abord brièvement le chemin parcouru, dont nous vous avons tenu informés par nos lettres du mois de juin et du mois d'octobre. Je disais l'an dernier à notre Assemblée générale, évoquant le succès de la pétition lancée à l'initiative de notre Présidente d'honneur, Jacqueline de Romilly, et de Jean-Pierre Vernant: "Ce serait une erreur, et même une imprudence, de la part des autorités qui nous gouvernent, de tenir pour nuls et non avenus les sentiments que cette pétition traduit. Nous nous préparons à élargir encore notre action, en collaboration avec tous ceux qui veulent reconstruire une éducation nationale qui soit digne de son nom, reconstruire une école humaniste pour la France et l'Europe du vingt-et-unième siècle. Nous nous sommes fait entendre par nous-mêmes, il nous faut aussi ne pas rester isolés. C'est l'objectif que je vous propose et que je proposerai à notre Conseil". Un an plus tard, le paysage a changé, à la suite d'une véritable lame de fond, qui réalisait cet objectif au delà de toutes les attentes, et cela — c'est ce qui fut le plus étonnant et le plus révélateur — presque sans que nous ayons eu à intervenir. Sans être oubliée, la question des langues anciennes apparaît désormais indissociable, et de fait elle l'est, de la question générale de l'enseignement du français, lui aussi très menacé, et des autres disciplines littéraires, notamment l'histoire et la philosophie. Un vaste mouvement d'opinion s'est développé dans la presse, et jusque dans l'édition. Je ne citerai que deux titres. Vous connaissez, j'en suis sûr, vous avez lu, et vous avez offert à vos proches (ou bien vous allez le faire dès demain), le Pour l'amour du grec publié à l'initiative de Jacqueline de Romilly et Jean-Pierre Vernant par Bayard-Presse, et les Propositions pour les enseignements littéraires, ouvrage collectif dirigé par Michel Jarrety et publié grâce aux Presses Universitaires de France. Cette lame de fond a conduit à la nomination d'un nouveau ministre de l'éducation nationale, M. Jack Lang, qui dès son arrivée annonça son soutien au latin et au grec, "deux disciplines", déclara-t-il immédiatement, "nourricières en quelque sorte, dépositaires à elles seules de pans entiers de la mémoire de l'humanité"; le ministre indiqua en même temps, entre autres dispositions, un remodelage de l'enseignement du français, notamment en terminales. Les deux résultats les plus importants de cette nouvelle orientation pour les langues anciennes sont résumés dans une lettre qu'a bien voulu nous envoyer le 20 octobre le Recteur Jean-Paul de Gaudemar, directeur de l'enseignement scolaire au Ministère de l'éducation nationale: un arrêté du 28 juillet 2000, modifiant l'arrêté du 18 août 1999 relatif au Brevet des collèges, et publié à la fin de septembre, "permet de prendre en compte, dès la session 2001, les points supérieurs à la moyenne" en latin et en grec. Au lycée, "l'augmentation du nombre d'options pouvant être choisies par les élèves (deux au maximum contre une précédemment) devrait contribuer au développement de ces langues". Le directeur de l'enseignement scolaire ajoutait: "Je suis personnellement convaincu de l'importance de cet enseignement pour la formation culturelle des élèves de collège et de lycée. Il n'est donc pas dans mes intentions de limiter en quoi que ce soit la place de ces disciplines dans l'enseignement secondaire". Il nous faut évidemment saluer la nouvelle politique du Ministère. Les engagements pris par M. Jack Lang dès son arrivée ont été tenus, ils sont désormais dans les textes réglementaires, et c'est là un point essentiel. En particulier, la possibilité de deux options facultatives dans toutes les sections du baccalauréat général, qui est, sans aucun doute, une condition sine qua non de la sauvegarde du latin et du grec dans l'enseignement du second degré, est rétablie, de façon, espérons-le, définitive. De plus, dans l'enseignement du français, les menaces les plus graves paraissent s'éloigner. Le rôle de la littérature, qui est l'un des plus puissants antidotes au prêt-à-penser et à la dictature de la communication de masse, l'une des plus sûres sources de la formation humaine, ce rôle semble confirmé, même par ceux qui envisageaient il y a peu de l'éliminer.

Pouvons-nous donc désormais retrouver la sérénité ? Je dirais plutôt que la situation réclame toujours notre vigilance, et cela pour trois raisons principales.

Cela tient d'abord au calendrier des mesures que je viens d'évoquer. Elles n'ont été connues dans les établissements, dans le meilleur des cas, qu'au mois de septembre, donc beaucoup trop tard pour produire leur effet. Il n'est malheureusement pas étonnant que, selon les premiers chiffres connus, les effectifs des latinistes cette année semblent en baisse. La perte subie risque d'être, comme en 1992-1993, difficilement rattrapable. Les nouvelles mesures ne sont d'ailleurs pas encore suffisamment connues, même des services officiels, puisqu'il arrive, je crois, que les relevés de notes du Brevet des collèges n'ont pas été modifiés par rapport à l'an dernier. Cette question de l'information est très importante. Nous demandons qu'en cette période où les élèves et les parents vont préparer leur prochaine année, ils soient clairement et officiellement mis au courant des possibilités qui s'offrent à eux: la valeur formatrice du choix du latin en cinquième doit être indiquée nettement, dès maintenant, aux parents et aux élèves de toutes les classes de sixième, ainsi que la certitude qu'ils auront de valider cet enseignement, s'ils le choisissent, par une note au brevet d'abord, et ensuite au baccalauréat; la possibilité de choisir le grec en option en troisième, dans les mêmes conditions, doit être signalée tout aussi officiellement aux collégiens de quatrième. A leur entrée au lycée, enfin, moment où s'effectue la plus grande déperdition, les collégiens doivent être à nouveau informés des deux options facultatives désormais sanctionnées au baccalauréat général, quelle que soit leur série, et donc de la possibilité qui leur est offerte de choisir au moins une option de langue ancienne. Les professeurs de lycée ont ici un rôle important à jouer eux aussi.

Mais l'information ne suffit pas s'il n'y a pas de possibilité effective de suivre un enseignement de latin ou de grec à proximité de son domicile. C'est là le second aspect qui réclame non seulement notre vigilance, mais notre action. Avec d'autres associations amies, nous avons récemment été reçus par M. André Hussenet, directeur adjoint du cabinet de M. Jack Lang, qui, comme M. de Gaudemar, nous a manifesté avec chaleur sa sympathie pour les études littéraires. En même temps, néanmoins, il s'est nettement refusé à envisager tout critère national pour l'ouverture des options. Les seuils d'ouverture resteront de la responsabilité des recteurs et des inspecteurs d'académie, et l'on sait que certains en ont fixés de scandaleux. Pas tous, d'ailleurs, et certains autres ont même affirmé leur volonté d'avoir au moins un professeur de Lettres classiques par établissement, ce qui montre que c'est un objectif possible. La seule chose que nous ayons obtenue de notre entrevue est l'assurance que des consignes de souplesse seraient données pour la prochaine rentrée. Mais la règle est, semble-t-il, que la répartition des options se fasse au niveau des "bassins de formation", étant entendu que la création d'établissements avec internat doit permettre à tous de suivre l'option de leur choix. Dans ce système idéal, certains départements n'auront plus qu'un seul collège où l'on puisse faire du grec... Et ce n'est pas une menace lointaine, c'est malheureusement déjà le cas. Vous voulez faire du latin ou du grec ? Préparez vos valises ! Nous comprenons et partageons l'émotion d'un grand nombre de professeurs et de parents. J'ai apporté ici une pétition que certains d'entre eux ont rédigée, dans l'académie de Strasbourg, et que notre Bureau a signée en votre nom. J'y mets aujourd'hui le mien, aux côtés de beaucoup d'autres noms bien plus prestigieux, et je vous invite à faire de même. Comme l'a écrit l'un de ces signataires, qui est l'un des membres éminents de notre conseil, dans son billet du Monde: "comment ne pas signer avec eux des deux mains ?" Il faut rétablir une situation que les deux dernières années ont souvent rendue désespérée, et éviter le pire pour l'avenir. Ce latin et ce grec qui nous sont chers, disons-le en passant, sont maintenant enseignés d'une façon très différente de l'apprentissage que beaucoup d'entre nous ont connu. Cette évolution est absolument nécessaire et nous l'encourageons. Néanmoins, il faut être attentif aux remarques imagées, qui correspondent de temps à autre à la réalité, de l'une de nos adhérentes: en langues anciennes c'est parfois, dit-elle, comme si en chirurgie on lançait un étudiant dans un triple pontage avant de lui avoir fait faire une appendicite: "Que diraient les élèves d'allemand si leur première leçon consistait en un extrait de La Montagne magique ?" La réflexion sur l'apprentissage du latin et du grec se poursuit, et elle doit se poursuivre. Un livre intéressant et passionné est paru tout récemment chez Hachette sur la façon d'enseigner les langues anciennes. Des améliorations sont sans aucun doute possibles encore, et nous les appelons de nos vœux.

Cela dit, outre la question de l'information et celle de la réouverture des options, je vois pour nous un troisième sujet de préoccupation, plus grave encore: c'est la défaveur qui commence à frapper la filière littéraire des lycées. Rappelons que l'an dernier, sur les 262000 bacheliers de la série générale, seuls 57000 appartenaient à la série L (ils étaient 132000 en série scientifique et 73000 en série ES), soit environ seulement un cinquième. L'annonce de la disparition de la possibilité de choisir les mathématiques en option de spécialité a eu un effet déplorable, et le rétablissement, en septembre dernier, de cette possibilité est intervenu trop tardivement et trop partiellement pour remédier à la véritable crise qui atteint cette série: elle est désormais, malheureusement, loin d'être une série d'excellence. Cette situation préoccupe le Ministère, à juste titre. Il faut, étant donné l'orientation utilitariste qui caractérise, et c'est bien compréhensible, les choix des jeunes, montrer des témoignages probants de l'efficacité d'une formation littéraire dans le monde d'aujourd'hui. Nous lançons ici un appel à nos membres qui sont en dehors de l'enseignement: leurs suggestions seront précieuses. On me signale par exemple que la prestigieuse Sciences-Po aurait créé récemment un enseignement de langues anciennes: voilà, comme on dit, un signal majeur. Des projets, semble-t-il, sont ébauchés ici ou là pour modifier l'organisation de cette série et lui rendre cet attrait qu'elle est en passe de perdre. Au cours de l'audience qu'il nous a accordée, M. Hussenet évoquait ainsi, à titre de simple hypothèse, trois pôles, lettres-maths, lettres-langues et lettres-philo. Il nous faut suivre de près, bien sûr, ces réflexions indispensables. L'enseignement littéraire ne commence cependant pas avec la série littéraire. Il est essentiel qu'il conserve ou regagne une large place dans l'ensemble de la scolarité depuis l'école primaire. Nous suivons avec beaucoup d'intérêt les réflexions du collectif "Sauver les lettres" qui regroupe un grand nombre de professeurs dans cette perspective. Ils ont notamment observé avec consternation les inégalités considérables dans l'apprentissage du français qui est proposé aux élèves, selon les écoles et selon les méthodes utilisées. Il y a là aussi des mesures d'intérêt public à prendre rapidement.

Voilà donc, à mon sens, le tableau d'ensemble de l'année écoulée et les perspectives qui se dégagent pour l'avenir. Les deux colonnes du bilan sont bien remplies. Le solde est-il positif ? Nous revenons de si loin que je répondrais volontiers qu'il l'est. Mais la partie est loin d'être gagnée. Elle réclame plus que jamais notre engagement.

J'ajouterai deux choses. Tout d'abord, nous avons, vous le savez, un site Internet. La mise en route d'un tel projet se fait progressivement. Il me semble souhaitable de travailler au développement de ce site au cours de l'année prochaine, car nous pouvons, par ce moyen aussi, jouer un rôle utile. Le second point concerne. Le lien entre l'Europe et ses racines gréco-latines est congénital. Nos soucis sont partagés par d'autres dans les différents pays d'Europe. Une association, qui s'appelle du nom évocateur d'Eurosophia et est présidée par l'un de nos amis, le Professeur Jean-Pierre Levet, s'est constituée au niveau européen pour intervenir, à ce niveau, notamment auprès du Conseil de l'Europe. Le Bureau a décidé de vous proposer notre adhésion à cette association et je vous demande donc maintenant votre accord. Un autre projet européen, tout à fait officiel, auquel nous sommes associés, prévoit la création, en Grèce, d'un Centre européen des études classiques. Nous suivons là aussi, grâce à Jacqueline de Romilly, de très près ce projet.

Je ne saurais terminer mon intervention sans remercier très chaleureusement tous les membres du Conseil de notre Association qui ont mis leur prestige et leur influence au service des idées que nous défendons. De nouveaux conseillers, eux aussi prestigieux et influents, vont les rejoindre, si vous les avez élus du moins. Le Professeur Michel Zink vous les présentera dans un instant. Je me réjouis notamment que plusieurs latinistes nous rejoignent, et que nous nous ouvrions, d'une façon particulièrement remarquable, à la philosophie. Michel Zink vous dira aussi quelles impressions il a retirées d'une rencontre récente avec les responsables de l'élaboration des programmes de français. Le professeur Michel Jarrety, dont chacun sait le rôle déterminant qu'il a joué sur cette question du français, et dont je salue amicalement l'entrée dans notre Conseil, nous donnera lui aussi son point de vue. Mes remerciements vont tout particulièrement aux deux chevilles ouvrières de notre Association, Mme Sabine Jarrety, notre Trésorière, et bien sûr Mme Christiane Picard, notre Secrétaire générale: sans elles, sans leur dévouement inlassable, nous n'existerions pas, et je vous demande de les applaudir. Enfin, permettez-moi, en votre nom, de témoigner encore une fois ma reconnaissance aux deux Présidents d'honneur de notre Association. Henri-Irénée Marrou plaçait à l'entrée de sa fameuse Histoire de l'éducation dans l'Antiquité les deux colonnes du temple, Isocrate et Platon. Notre temple a deux colonnes: Marc Fumaroli et Jacqueline de Romilly. C'est peu de dire que leur soutien ne nous a jamais fait défaut. Jacqueline de Romilly a même eu la très grande gentillesse de céder à nos amicales pressions encore une fois, et, malgré toutes ses charges, elle a accepté de nous faire tout à l'heure la conférence que nous attendons tous. Merci, Madame, de tout cœur, pour cette conférence, et pour votre action sans relâche.